Dans le sillage du mouvement de contestation, le paysage médiatique connaît lui aussi de profondes mutations. Alors que certains piliers des médias traditionnels tirent leur révérence, de jeunes acteurs indépendants investissent le terrain de l’information. Mais pour s’inscrire durablement, ces nouveaux venus cherchent des moyens de monétiser leurs contenus.

Les chiffres ont de quoi faire des envieux. La semaine du 17 octobre, le média en ligne Megaphone a enregistré un million de vues sur les réseaux sociaux. Depuis le début du mouvement de contestation, ce média lancé en 2018, et qui compte actuellement une trentaine de contributeurs, voit son audience exploser. Sa page Facebook est passée de 20 000 à 40 000 abonnés entre le 17 octobre et la mi-février, tandis que ses followers sur Instagram sont passés de 8000 à 27 000 sur la même période. « Contrairement à de nombreux pays, le Liban n’a pas connu de transition digitale à proprement parler, affirme le jeune rédacteur en chef de 26 ans, Jean Kassir. Les médias traditionnels se contentent de transposer leurs contenus sur internet sans faire le moindre effort d’adaptation, là où nos contenus sont conçus et optimisés pour les réseaux sociaux. »

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D’après le Media Ownership Monitor (MOM), un site réalisé par la Fondation Samir Kassir et Reporter sans frontières, le Liban comptait 3,4 millions d’usagers Facebook en 2017 dont 87% ont moins de 45 ans, et 1,3 milliond’utilisateurs d’Instagram. Selon cette étude, 79% de la population se connecte quotidiennement sur internet pour s’informer ou prendre connaissance des gros titres. « L’arrivée de nouveaux médias indépendants au Liban est une conséquence naturelle et bienvenue de plusieurs facteurs : la démocratisation des moyens techniques pour lancer un média sur internet ; la crise économique et morale des médias traditionnels, otages du financement politique ; la déconnexion entre une jeunesse urbaine, cosmopolite et mondialisée d’une part et les médias traditionnels d’autre part ; et enfin la disponibilité de financement, même s’ils restent limités, d’organisations internationales qui ont investi dans le développement des médias, la formation et le soutien des plates-formes alternatives », explique Ayman Mhanna, directeur du centre SKeyes pour la liberté de la presse, de la Fondation Samir Kassir.

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C’est grâce à des bourses du Mena Investigating Fund, de l’organisation allemande Rosa Luxemburg Stiftung (RLS) et de l’European Endowment for Democracy que The Public Source, par exemple, a pu se lancer début février. Ce média d’investigation en ligne en anglais et en arabe, qui revendique sa non-affiliation politique et son engagement citoyen, était en gestation depuis plus d’un an. Le site, qui ne souhaite pas dévoiler le montant de son budget mais dont le contributeur le plus généreux est l’organisation European Endowment for Democracy avec une bourse de 50 000 dollars, emploie cinq journalistes à mi-temps, auxquels s’ajoutent quelques pigistes et des bénévoles qui donnent un coup de main au besoin.

«Les demandes de bourses demandent beaucoup de temps et de persévérance. Il s’écoule parfois un an entre le dépôt d’une candidature et la réception des fonds. Idéalement, il faudrait avoir une personne dédiée à cette mission, mais c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre », témoigne Lara Bitar, la fondatrice de The Public Source, qui finalise actuellement un partenariat avec The Arab Reporters for Investigative Journalism Network (ARIJ).


Megaphone

La plupart des nouveaux médias sont dépendants de ces bourses, sans lesquelles les débuts peuvent être très difficiles. Pour lancer la plate-forme de vidéos sur les réseaux sociaux, Fawra, Jean-Claude Boulos et Bachir Asmar, tous deux issus du milieu audiovisuel, ont compté sur des apports personnels et la collaboration d’une cinquantaine de volontaires. Mais leur ambition est d’ouvrir un bureau à Beyrouth, développer un site internet et former de jeunes journalistes dans les différentes régions du Liban afin de tisser un réseau de correspondants délocalisé. Pour financer ces projets, ils ont lancé récemment une campagne de financement participatif avec l’objectif de récolter 20 000 dollars. Mais pour l’heure moins de 2000 dollars ont été réunis. « Étant donné la situation économique, je doute que l’on parvienne à atteindre notre objectif, nous explorons donc d’autres pistes », explique Jean-Claude Boulos, qui commence à plancher sur des dossiers de candidature lui permettant d’espérer des aides internationales.

Le prix de l’indépendance

Car les médias indépendants lancés ces derniers mois, comme Fawra et The Public Source ou encore Thawra TV, ont en commun de proposer des contenus en accès libre et sans publicité. Dans ces conditions, le modèle financier reste à inventer. « Le principal défi pour les médias alternatifs, c’est de construire et maintenir une ligne éditoriale indépendante, ce que les médias traditionnels ont échoué à faire, commente Sara Mourad, spécialiste des médias à l’Université américaine de Beyrouth. Ils devront conserver la confiance de leur audience en produisant des contenus qualitatifs sur la durée tout en expérimentant des modes de financement alternatifs. Compter sur des bourses d’organisations internationales n’est pas un business model valable sur le long terme. »


Fawra

Le constat est partagé par les différents acteurs, qui réfléchissent aux moyens de monétiser leur contenu. « Les sources de financement auxquelles nous pouvons prétendre sont finalement assez restreintes si nous voulons maintenir l’intégrité de notre projet et notre indépendance éditoriale. Compter sur les bourses n’est pas une stratégie à long terme en effet. D’ailleurs, la plupart de celles que nous avons reçues ne sont pas renouvelables », reconnaît la fondatrice de The Public Source. « Et pour ne rien arranger, nous nous sommes lancés au milieu d’une crise économique potentiellement catastrophique, et des contraintes très fortes », ajoute Lara Bitar, qui dit avoir abandonné l’idée d’organiser une campagne de crowdfunding auprès des lecteurs, dans le contexte actuel.

Pour faire vivre et développer The Public Source, elle explore différentes pistes comme la mise en place d’un accès payant partiel sur le site, une collecte de dons annuelle, l’organisation d’événements publics ainsi que la possibilité de publier une version papier à intervalle régulier pendant l’année. Elle compte aussi développer son lectorat au sein de la diaspora, à travers une campagne ciblée. La moitié du trafic généré par The Public Source provient déjà de l’étranger, en particulier des États-Unis, d’Égypte et des Émirats arabes unis.


The Public Source


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À Mégaphone, qui cumule environ 100 000 dollars de bourse depuis son lancement, ce sont les mêmes interrogations qui mobilisent la rédaction. « Mégaphone coûte très cher. Il ne faut pas se leurrer, nous tenons parce que nous avons la chance de pouvoir compter sur des gens passionnés qui travaillent bénévolement depuis plus de deux ans. Même les journalistes que nous payons le sont bien en deçà des tarifs pratiqués par la profession », reconnaît Jean Kassir, qui divise son temps entre une activité professionnelle le jour et la rédaction en chef de Megaphone la nuit. Inspiré par les modèles de Brut, un média vidéo français et par le pure player américain VOX, il travaille à la mise en place des partenariats stratégiques et de coproduction avec des ONG comme Anti Racist Movement, des think tanks ou des médias dont les valeurs et l’éthique rejoindraient celles de Megaphone, et qui seraient intéressés par les compétences audiovisuelles développées par les médias depuis sa création.

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Pour imaginer le paysage médiatique libanais de demain, les rédactions peuvent s’inspirer de l’émergence des médias alternatifs en Égypte, en Tunisie ou en Syrie, dans le sillage du printemps arabe en 2011. À l’époque déjà, des capitaux étrangers avaient rendu possible l’émergence d’une nouvelle scène médiatique. « Leur expérience et leurs tentatives pour trouver un modèle économique viable sont des points de repère pour nous. Nous ne partons pas d’une page blanche », affirme Jean Kassir. « La révolution libanaise a prouvé en tout cas qu’il y a besoin d’un mode d’information alternatif. Ça nous rend confiant quant à l’avenir de Megaphone », conclut-il.

Magazine, Radio One et The Daily Star dans l’impasse


Couverture du mensuel Magazine


« Nous essayons de sauver ce que l’on peut, mais pour le moment nous puisons dans notre propre poche », se désole Naji Chrabieh, le directeur de Virgin Radio Lebanon, une radio quihébergeait sa concurrente Radio One depuis deux ans en échange d’une partie de ses revenus. Mais depuis octobre,«Radio One n’a pas gagné un seul dollar », affirme Naji Chrabieh. L’effondrement du marché publicitaire a imposé une baisse des salaires d’environ 35% chez Virgin Radio Lebanon, et l’arrêt de la diffusion de Radio One, après plus de quinze ans sur les ondes, laissant sur le carreau six employés.

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En décembre, le mensuel Magazine avait, lui aussi, annoncé la fin de sa publication. «La presse a perdu 50% de ses recettes publicitaires entre 2015 et 2018», explique Léa Bachour, responsable publicité du groupe Magazine.

Le 4 février, le quotidien anglophone The Daily Star annonçait à son tour la fin de sa parution papier en invoquant dans un communiqué « les défis d’ordre financier auxquels la presse libanaise doit faire face et qui ont été exacerbés par la détérioration de la situation économique du pays ». Contacté par Le Commerce du Levant, le rédacteur en chef, Nadim Ladki, n’a pas souhaité commenter. Le journal est en partie détenu par le Premier ministre démissionnaire, Saad Hariri, dont la chaîne de télévision, Future TV, et le quotidien al-Moustaqbal ont déjà tiré leurs révérences. Magazine et Daily Star affirment toutefois conserver leur version en ligne.