Si le Covid-19 a imposé un temps mort à la plupart des organisations sportives dans le monde, au Liban l’épidémie n’a pas changé grand-chose. Gangrené par la politique et miné par la crise économique, le monde du sport était déjà à l’agonie.
L’Euro 2020, les mondiaux d’athlétisme, la NBA, le tournoi de Roland-Garros… la plupart des événements sportifs internationaux et nationaux ont été reportés en raison de la pandémie de coronavirus qui sévit dans le monde. Le Liban ne fait pas exception. La ministre de la Jeunesse et des Sports, Varti Ohanian, a décrété le 6 mars l’arrêt de toutes les activités sportives, au moins jusqu’à la fin du mois.
Mais le monde du sport libanais n’a pas attendu le Covid-19 pour se mettre en arrêt maladie, l’urgence sanitaire ne concernant en réalité que les compétitions scolaires et universitaires. Les championnats nationaux, eux, étaient déjà suspendus depuis plusieurs mois.
Les championnats de football et de basket-ball – les deux sports les plus populaires au Liban – avaient été reportés sine die à l’automne dernier, quelques semaines après le début des manifestations. Aucune autre rencontre sportive n’avait eu lieu depuis, privant de revenus des milliers de personnes. Selon le responsable de la communication du ministère de la Jeunesse et des Sports, Hassan Sharara, le monde du sport fait vivre directement et indirectement plus de 15.000 personnes : joueurs, arbitres, entraîneurs, équipes médicales, administration des clubs, employés de fédérations… dont plus de la moitié travaillent dans les milieux du football, du basket-ball et du volley-ball.
Officiellement les différents championnats ont été suspendus au départ à cause du mouvement de contestation. Première raison évoquée : le blocage des routes. Lorsque celles-ci sont redevenues praticables, c’est l’impossibilité de faire appel aux forces de l’ordre pour sécuriser les stades qui a été avancée. Puis est arrivé le coronavirus.
Mais «ne nous faisons pas d'illusion, la principale cause de la paralysie du sport libanais est d'ordre économique», souligne le président du club de foot al-Nejmeh, Assaad Saccal.
En cause : la disparition des quelques sponsors et contributeurs qui en assuraient la survie. La Fédération libanaise de basket, par exemple, a perdu ses deux principaux sponsors cette année : une banque libanaise et l’opérateur de téléphonie mobile Alfa, qui ont tous deux mis fin à leurs contrats. La situation est aussi dramatique au niveau des clubs.
«Les clubs sportifs en général ont trois sources de revenus potentielles : les ventes de billets au stade, les droits de rediffusion télévisée et les sponsors», explique Danyel Reiche, professeur associé à l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Dans les principaux clubs européens, par exemple, la part du sponsoring varie entre 25 et 50 % du budget total. Dans certains pays, notamment dans le Golfe, «les clubs sont financés aussi par l'État qui, en contrepartie, surveille de près la manière dont ils sont gérés et comment l'argent est dépensé», ajoute Hassan Sharara.
Au Liban, les clubs sont des associations à but non lucratif dépendantes de quelques généreux contributeurs, devenus rares. Dans le football, où les compétitions se jouent souvent à huit clos en raison des rixes fréquentes entre supporters, les ventes de tickets et la retransmission des matchs représentent moins de 2% des budgets du club. Les sponsors et les apports personnels de leurs dirigeants couvrent les 98 % restants.
Quant aux aides publiques, elles sont dérisoires. Alors que le ministère de la Jeunesse et des Sports a vu son budget réduit de 37,2 % cette année, sur fond d’austérité, «nous avons dû batailler pour maintenir une enveloppe de 4,25 milliards de livres libanaises (environ 2,8 millions de dollars) pour les fédérations et les associations sportives», témoigne le président de la commission parlementaire de la Jeunesse et des Sports, Simon Abi Ramia. L’allocation de cette enveloppe n’échappe pas aux considérations confessionnelles et politiques, qui gangrènent le sport libanais.
Quand la politique gangrène le sport
Les postes dans les différentes fédérations sont en effet répartis par communauté et les membres sont élus la plupart du temps en fonction de leurs alliances politiques. L’interférence politique dans les décisions des instances sportives a d’ailleurs valu au Liban d’être écarté à plusieurs reprises des compétitions internationales, notamment du championnat d'Asie de basket en 2013 et le championnat du monde de 2014.
Le phénomène est tout aussi développé au niveau des clubs. Si beaucoup d’entre eux ont été fondés au départ en tant que groupements à caractère communautaire, leur récupération par les partis politiques a accentué et généralisé la tendance. Une récupération d’autant plus facile que l’image confessionnelle des clubs décourage les grandes marques. «Il y a quelques années, Coca-Cola a voulu financer un seul club de foot libanais ; elle a fini par sponsoriser trois équipes (une sunnite, une chiite et une chrétienne) pour ne pas être perçue comme favorisant une communauté au profit d’une autre», se rappelle Danyel Reiche.
Faute de sponsors classiques, la plupart des clubs se jettent dans les bras des politiques, qui y voient «un moyen d’améliorer et renforcer leur image, que ce soit au niveau intra ou intercommunautaire», explique Axel Maugendre, doctorant et auteur d’une note de recherche sur l’ethnographie des clubs de football libanais. Selon lui, les «signes d’appartenance sectaires ou politiques sont visibles dans tous les stades ou dans leurs alentours, sans aucune exception». C’est le cas dans le football masculin, mais aussi dans le basket-ball.
Dans ces milieux, l’argent politique ne s’affiche pas en tant que tel. Le financement se fait en général à travers des politiciens, qui investissent à titre individuel, ou des entreprises privées qui leur sont proches. «Dans beaucoup de cas, les sponsors ne sont pas des partenaires qui croient en un projet sportif, mais des entreprises qui soutiennent un club brandissant les couleurs d’un certain parti», reconnaît le président de la Fédération de basket-ball, Akram Halabi.
«Parfois il s’agit d’individus qui ont des aspirations politiques et qui investissent dans le sport pour acquérir une certaine renommée et se constituer une base populaire en vue des prochaines élections législatives», confirme Tamim Sleiman, le président du club de football al-Ahed.
Soumis au calendrier politique, ces “investisseurs” adoptent en général une approche à court terme. Pour obtenir des résultats immédiats, ils sont prêts à payer le prix fort pour s’offrir les meilleurs joueurs. «Cela tend à provoquer une inflation des salaires des joueurs, qui n’est pas justifiée par rapport à leurs compétences, et qui exerce ensuite une pression considérable sur les finances des clubs», explique Assaad Saccal.
Or ces financements sont, par nature, volatils. «Souvent, au bout de quelques mois, ces contributeurs se retirent et abandonnent le club dans une situation de crise», ajoute-t-il.
Une opportunité pour bâtir une industrie saine
Si à son apogée, entre 1995 et 2005, l’argent politique a contribué à créer un certain engouement pour le sport national, le président de la Fédération de basket-ball, Akram Halabi, regrette que le secteur n’en ait pas profité à l’époque «pour mettre en place une stratégie de développement pérenne». Aujourd’hui, il veut voir dans la crise actuelle «une opportunité pour bâtir une industrie du sport saine sur des bases solides».
Pour le chercheur Axel Maugendre, les clubs devraient commencer par «travailler leur image de marque, et faire plus d'efforts en terme de marketing» pour élargir leur base de supporters, dans l’espoir d’attirer de nouveaux sponsors et augmenter la valeur des droits de rediffusion télévisée.
Autre piste envisagée un temps par les pouvoirs publics : l’exemption fiscale des revenus investis dans le sport, comme l’avait proposé l’ancien ministre de la Jeunesse et des Sports, Mohammad Fneich. Une telle mesure « pourrait, en théorie, être une bonne idée pour attirer des fonds et assurer une stabilité financière aux clubs. Le risque est que cela soit utilisé comme un moyen d’évasion fiscale, sans que cela ne profite vraiment au secteur », prévient Danyel Reiche.
Dans un pays comme le Liban, l’enjeu est loin d’être marginal, le sport pouvant être, comme ailleurs, un facteur de cohésion nationale et sociale. « Alors qu’il pourrait contribuer à réduire les clivages entre les différentes communautés, le sport libanais ne fait que diviser la population », déplore le chercheur.
Le contre-exemple de Hoops « Hoops est le seul parmi les dix clubs de basket de la première division à ne pas avoir d’affiliation politique ou confessionnelle », affirme le président de la Fédération de basket-ball, Akram Halabi. Sans surprise, c’est aussi le club le moins riche du championnat. « Notre budget représente 10 à 15 % de celui d’un grand club », assure son fondateur, l’ancien joueur Jassem Kanso. Cela ne l’empêche pas de réaliser des résultats intéressants : il a fini la saison de 2018-2019 en sixième position et occupait la cinquième place avant la suspension cette année. Sa recette ? Un travail de longue haleine, à travers la création d’académies qui permettent au club de dénicher des joueurs prometteurs avant de les hisser en première division. Depuis la création du club en 2001, « notre principal objectif a été de former et de promouvoir les jeunes talents. Petit à petit, cela nous a permis d’attirer des sponsors qui ont cru en notre projet et qui veulent soutenir le développement du sport au Liban, en restant loin du confessionnalisme et de la politique ». Pour diversifier ses sources de revenus, Hoops a également investi dans des terrains de basket-ball et des salles de sport dont la location lui assure des rentrées stables. |