Pour le Dr Ibrahim Bou Orm et la professeure Michèle Kosremelli Asmar, tous deux membres de l’Institut supérieur de santé publique de l’Université Saint-Joseph (USJ), l’épidémie révèle les forces, mais aussi les limites du modèle de santé libanais.
Le gouvernement a tardé à prendre certaines mesures : maintenir des vols directs en provenance de zones très touchées, comme l’Iran ou l’Italie, était une décision éminemment politique. Si ces vols avaient été stoppés, nous aurions pu gagner deux à trois semaines supplémentaires pour préparer l’inévitable survenue de la pandémie au Liban.
Cela dit, le ministère de la Santé a débuté ses efforts de surveillance rapidement, qu’il s’agisse de détection des cas ou d’enquêtes épidémiologiques, ce qui a contribué à prolonger la première phase de l’épidémie.Aujourd’hui, le Liban est dans la deuxième phase, la phase de la “transmission communautaire”, dans laquelle les nouveaux cas ne sont pas liés à un contact avec des cas avérés de Covid-19, ou une contamination à l’étranger. Le confinement de la population devient alors essentiel pour endiguer l’épidémie, réduire son pic – c’est-à-dire “aplatir la courbe” (“flattening the curve”).
Pourquoi le Liban doit-il absolument “aplatir la courbe” ?
Prenons le scénario suivant : la première vague de l’épidémie touche 100 000 personnes – détectées ou pas –, 20 000 cas (soit 20 % d’entre elles) auront besoin d’un placement hospitalier et 5 000 (5 %) de soins intensifs, avec éventuellement un recours à la ventilation mécanique (respirateur). Soigner ces 5 000 cas sur une courte période va s’avérer difficile, sinon impossible. Il faut donc impérativement “aplatir la courbe” de la première vague, voire des vagues secondaires dans les mois à suivre. La situation est critique, car on sait, d’une part, qu’il n’y aura pas de vaccin à court terme – on parle d’un an pour fabriquer le premier – et que, d’autre part, la saison chaude n’aura pas des effets autant qu’espérés sur le ralentissement de la transmission du virus. À cela s’ajoutent des contraintes économiques très sévères au Liban, qui touchent les ménages les plus pauvres.
Et si dans les prochaines semaines, la courbe suit une tendance plus rassurante ?
Il faudra alors revoir la stratégie de confinement quitte à relâcher ou modifier certaines mesures nationalement ou géographiquement tout en suivant les effets à court et moyen terme. Le gouvernement et le ministère doivent mettre en place très rapidement un plan pour les six ou douze prochains mois, voire entamer une réflexion pour les étapes suivantes.
Les mesures prises à ce stade vous semblent-elles suffisantes ?
L’arrêt de toutes les activités de production non essentielles et la décision de placer le pays en état d’urgence sanitaire renforcé montrent que le gouvernement a pris conscience de la gravité de la situation. La décision du ministère de réserver les lits hospitaliers aux cas sévères et critiques et de confiner les cas bénins à leur propre domicile va aussi dans ce sens.
Mais réaliser plus xde “testing” du Covid-19 est nécessaire, parce que le nombre de cas recensés chaque jour dépend de la manière dont on organise ces campagnes de diagnostic. Nous pensons qu’il faut augmenter le nombre des tests accessibles gratuitement aux personnes symptomatiques sur l’ensemble du territoire pour avoir une détection plus précoce des cas positifs et, surtout, pour générer des données fiables permettant de mieux guider les décisions de santé publique.
Le Liban a-t-il suffisamment de tests ?
Au rythme actuel, le nombre de tests est suffisant pour les prochaines semaines et le gouvernement a assuré en avoir commandé plus de 20.000 supplémentaires. Mais il faut régler la question de “Qui paye ?” : pour l’heure, seul l’hôpital gouvernemental Rafic Hariri réalise ces tests gratuitement. Dans les quatre laboratoires privés agréés par le ministère, ils sont payants (100 dollars au taux officiel, NDLR). La Caisse nationale de Sécurité sociale couvre les frais du test de diagnostic et il y a des pourparlers avec le ministère de l’Économie pour un remboursement par les assurances privées.
Plusieurs dizaines de molécules, qui seraient susceptibles d’être utilisées pour traiter ou soigner le Covid-19, ont été identifiées, dont la chloroquine. Ces premières pistes pourraient-elles changer le cours de l’épidémie ?
C’est encore très précoce pour le dire. La chloroquine et ses dérivés sont en effet présentés par certains comme un “remède potentiel” contre la pneumonie provoquée par le Covid-19, car elle en diminuerait la charge virale.
À ce stade cependant, une extrême prudence s’impose : si de premières études cliniques sont en train d’être réalisées sur cette molécule (ainsi d’ailleurs que sur d’autres), de nombreuses phases d’expérimentation sont encore nécessaires avant d’obtenir la confirmation – ou la réfutation – de son intérêt dans la lutte contre le Covid-19. L’essai marseillais, dont les résultats ont beaucoup circulé, a par exemple été mené avec un trop petit nombre de patients (36 dont 20 seulement traités à la chloroquine) et ce n’est que la première étape d’une recherche clinique à suivre. Il faut également rappeler que la chloroquine – si elle s’avérait ici efficace – n’agit pas en tant que traitement préventif. Le virus continuera donc à se propager.
Pour les hôpitaux, cela ne change rien a priori : ce sont seulement aux personnes dans un état grave ou sévère, c’est-à-dire ceux qui exigent de toutes les façons un traitement hospitalier et une surveillance médicale constante, à qui cet éventuel traitement pourrait s’adresser. Il faut enfin rappeler qu’il peut avoir des effets secondaires importants. Une automédication est donc dangereuse.
Le système de santé est-il apte à absorber le choc ?
Comme partout, l’épidémie met à nu les forces et les faiblesses du système de santé. Nous avons de la chance : le Liban figure régulièrement dans le premier tiers de nombreuses études mondiales. Pour n’en citer qu’une : le pays se classait en 31e position sur 195 pays, de l’analyse Access and Quality Index (HCAQ) publiée par The Lancet, le journal britannique de médecine, en 2018. Soit au même niveau que le Portugal ou l’Estonie. Ce “satisfecit” ne vient pas sans raison : outre la qualité des infrastructures, le pays dispose de professionnels de santé compétents et qualifiés.
Mais l’épidémie exacerbe aussi les défaillances du système. Parmi les plus évidentes : le renforcement des inégalités. Les populations les plus pauvres sont en effet davantage exposées à l’épidémie de Covid-19 – pensez aux livreurs –, alors que leur accès aux soins est plus limité.
Si le Liban consacre 8 % de son PIB à la santé, au même titre que certains pays européens, le gouvernement n’y contribue qu’à hauteur de 30%. Les assurances et les différentes caisses couvrent 34% des dépenses, et 32% sont payés par les patients eux-mêmes. Cette part ne devrait pas dépasser 15 à 20% pour réduire le biais inégalitaire.
Il faut rappeler que la moitié de la population libanaise ne bénéficie pas d’une assurance-maladie, publique ou privée. Pour elle, seuls les soins hospitaliers sont pris en charge par le ministère. Dans ces conditions, tout le monde pourra-t-il se soigner ? Ce n’est pas certain.
Le plan, mis en place avec l’aide de la Banque mondiale pour équiper les hôpitaux gouvernementaux, vous semble-t-il judicieux ?
La mise en place d’un tel plan était nécessaire, mais son succès dépend d’une bonne allocation des moyens financiers. Or, les hôpitaux publics, qui sont au cœur du dispositif de lutte contre l’épidémie, font l’objet depuis des dizaines d’années d’interférences politiques qui entravent leur fonctionnement, malgré leur autonomie officielle. Il y a ici une vraie opportunité: changer, une fois pour toutes, la stratégie du ministère de la Santé en contractant et régulant tous les hôpitaux. Leur mode de financement doit reposer sur la performance, ce qui permettrait une compétition positive entre tous les hôpitaux privés ou publics.
Peut-on se reposer seulement sur les hôpitaux publics ?
Devant la gravité de la situation, tous les hôpitaux, et surtout les hôpitaux privés, qui représentent plus de 80 % des lits disponibles, doivent rejoindre le combat national contre l’épidémie. Certains ont d’ailleurs répondu : ils ne reçoivent plus que les patients ayant besoin de soins urgents afin de libérer un plus grand nombre de lits et de ressources humaines. Ils préparent, ou ont déjà préparé des centres spécifiques pour cette “bataille”. Tous les autres – surtout dans les zones défavorisées – doivent adopter la même stratégie, car l’épidémie n’épargnera aucune région.
Quelles sont les décisions à prendre d’urgence pour le gouvernement ?
En pratique, le gouvernement doit s’investir pour assurer la continuité de l’approvisionnement en tests du Covid-19 et en équipements de protection dans tous les hôpitaux et dans toutes les régions. Il doit ensuite débloquer les fonds pour rembourser leur dû aux hôpitaux privés pour qu’eux, aussi, assurent un circuit de diagnostic rapide des cas suspects et réservent un bâtiment (ou un service) pour les patients atteints, avec des capacités accrues en soins intensifs. Le gouvernement doit enfin décider qui paye les soins liés au Covid-19 : seront-ils pris en charge par le ministère et pour tout le monde ? Sinon il doit décider de les inclure dans les services couverts par les différentes caisses d’assurance-maladie.
Cela paraît difficile alors que le budget 2020 table sur une réduction de 7 % du budget de la santé…
L’austérité ne peut évidemment plus toucher le secteur de la santé. Au contraire, il faut revoir l’allocation du budget de l’État pour redistribuer les budgets de secteurs non efficients comme l’EDL vers celui de la santé. Il nous semble incohérent de payer 2 milliards de dollars pour subventionner l’électricité et seulement 700 millions de dollars pour le ministère de la Santé et les autres caisses publiques d’assurance-maladie. Pour l’heure, tout l’effort doit porter sur la santé. C’est une urgence absolue.