Avec l’hôpital gouvernemental Rafic Hariri, dont les moyens arrivent bientôt à saturation, les hôpitaux privés sont la première ligne de défense mise en place contre le COVID-19. Le directeur exécutif du Lebanese American University Medical Center – Rizk Hospital (LAUMC-RH), Sami Rizk rappelle l’importance de ce partenariat entre établissement gouvernementaux et hôpitaux privés.
Le gouvernement a récemment payé près de 450 milliards de livres libanaises d’arriérés aux hôpitaux privés. Cela règle-t-il le contentieux?
En février, les hôpitaux privés ont en effet reçu un premier virement du ministère des Finances pour un montant global de 450 milliards de dollars (300 millions de dollars au taux officiel). Le ministère a assuré que ce paiement couvre l’intégralité des factures qui lui sont parvenues jusqu'à cette date. Mais cela ne règle pas la totalité des impayés, qui recouvrent les frais hospitaliers du ministère de la Santé, des différentes forces militaires - dont l’armée - ainsi que de la mutuelle des fonctionnaires de l’Etat, exception faite de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS).
En tout, l’Etat doit encore 2.000 milliards de livres libanaises (1,3 milliard de dollars aux taux officiel) aux hôpitaux privés : les différentes autorités, chargées de la comptabilité publique, ont simplement pris beaucoup de retard dans l’établissement des comptes et peu ont effectivement été envoyés au ministère des Finances. Etre payé n’est pas seulement une exigence comptable « normale ». C’est une nécessité face à l’épidémie : en 1996, lors des bombardements de Cana, le gouvernement avait débloqué en urgence un acompte sur les sommes dues accumulées. C’est ce que nous demandons aujourd’hui. Si nous voulons lutter contre le coronavirus, nous avons urgemment besoin d’être remboursés – au moins en partie - pour faire face à de nouvelles dépenses.
Quelles sont ces nouvelles dépenses ?
La principale dépense tient à tout ce qui concerne l’équipement de protection du personnel hospitalier (EPI) : gants, lunettes de protection, masques chirurgicaux et autres jetables... Les restrictions bancaires nous avaient déjà largement obligées à réduire nos stocks. Lorsque l’épidémie s’est déclarée, le gouvernement a certes essayé de faciliter l’importation de nouveaux EPI. Mais cela s’est révélé sans effet : les principaux fournisseurs de matériel de protection limitent leurs exportations et réservent leur équipement aux besoins de leur pays.
Du coup, nous en sommes réduits à nous achalander au marché noir à des prix délirants : un masque de type N95, qui filtre 95% des particules présentes dans l’air et qui est utilisé lors de contacts rapprochés avec les malades du Covid-19, coûtait 1,2 dollar avant l’épidémie. Désormais, je le paie 15 dollars. Or, nous avons 10 à 12 visites par jour et par malade avec des équipes de deux à trois soignants. A chaque fois, il faut du matériel neuf. Imaginez-vous le coût que cela représente?
N’est-il pas possible d’envisager une production locale ?
Certains groupes industriels libanais sont en train d’essayer de nous aider en cherchant à produire localement des masques chirurgicaux ainsi que des ventilateurs. Ce sont de très belles initiatives mais, quoi qu’il arrive, certains équipements, comme le masque N95, sont très difficilement duplicables au Liban, surtout dans le laps de temps très court dont nous disposons.
Justement pouvez-vous estimer le moment où l’épidémie sera à son épicentre ?
Selon des études épidémiologiques locales et l’opinion d’experts, on estime que le pic de l’épidémie devrait intervenir vers la mi-avril au Liban.
Dans ce cas, la prise en charge des malades du Covid-19 fonctionne-t-elle parfaitement?
L’hôpital gouvernemental Rafic Hariri, qui compte une centaine de lits pour les malades du Covid-19, arrive bientôt à saturation. C’est au tour des hôpitaux privés de le relayer en attendant que les autres centres gouvernementaux, qui manquaient d’équipements et de personnels formés, soient prêts eux aussi.
Une quinzaine d’hôpitaux privés se sont ainsi engagés, les principaux notablement. Parmi eux, les quatre hôpitaux universitaires qui représentent environ 200 à 250 lits dédiés aux patients du Covid-19. Nous en sommes d’autant plus fiers que ce partenariat entre public et privé va plus loin : les quatre centres académiques se sont associés à quatre hôpitaux gouvernementaux pour les aider dans leur prise en charge des malades. L’American University of Beirut medical center (AUBMC) est ainsi en partenariat avec l’hôpital gouvernemental de Nabatiyé ; Hôtel-Dieu de France avec celui de Zahlé dans la Békaa... Quant à nous, nous travaillons main dans la main avec l’hôpital public de Bouar à Byblos, une région fortement touchée par la pandémie où la faculté de médecine de la LAU est installée.
Ce partenariat s’est traduit d’abord par la prise en charge des formations de leurs personnels. Par la suite, nos équipes médicales devraient également les aider dans le suivi des patients. Bouar commence d’ailleurs à recevoir ses premiers malades.
Pensez-vous que nous puissions éviter un scénario similaire à l’Italie ou la France avec des services hospitaliers totalement débordés ?
Je l’espère vraiment. Pour réussir, il nous faut à tout prix miser sur la prévention : il est primordial que les Libanais respectent au maximum le confinement pour que nous puissions ralentir le nombre de cas et évitions un pic qui ferait déborder les services hospitaliers du pays.
Le recours à la chloroquine ou à l'hydroxychloroquine donne lieu en France notamment à beaucoup de discussions et de polémiques. Avez-vous une opinion?
Cette molécule a des propriétés virales reconnues. Si on considère la létalité de la maladie du Covid-19 et en absence de vaccins, je pense qu’on peut s’interroger sur son recours dans le cadre du traitement du Covid-19. En tous les cas, à la LAUMC-RH, notre pharmacie centrale a fait d’importants stocks de chloroquine et de hydroxychloroquine. Nos infectiologues estiment en effet qu’en l’état c’est vraisemblablement le traitement le plus apte à répondre au besoin de malades lorsque ceux-ci développent des formes sévères ou graves du Covid-19.
LAUMC-RH a-t-il été réorganisé ?
Comme tous les autres hôpitaux, LAUMC-RH a constitué un comité de crise ; l’ensemble de notre personnel a été formé aux enjeux des maladies infectieuses. Nous avons aménagé trois étages de l’hôpital et nous disposons désormais d’une vingtaine de lits équipés et fonctionnels. Au cours du mois d’avril, nous atteindrons une quarantaine de places disponibles, entre les lits d’isolement et les lits de soins intensifs.
Dans ces étages, les chambres sont toutes à pression négative : l'air y est filtré et la pression y est inférieure par rapport à l’extérieur. Ainsi, l'air ne peut pas sortir et le virus s'y trouve bloqué. C’est pour nous un lourd investissement : nous avons dû débourser près de 500.000 dollars pour mettre ces étages à niveau.
Nous avons dû également réduire drastiquement notre charge de travail : aujourd’hui, nous fonctionnons à 20 ou 25% de notre capacité habituelle. Toutes les cliniques extérieures ont été fermées de même que les espaces publics comme le parking et la cafétéria. In fine, nous n’acceptions plus que les urgences, les patients souffrant de malades chroniques et ceux ayant besoin de soins oncologiques. Il s’agit de limiter au maximum les risques de contaminations croisées.
Dans les hôpitaux gouvernementaux, la prise en charge du patient est assurée par le ministère de la Santé. Qu’en est-il dans les hôpitaux privés?
Le ministère de la Santé a décidé d’un tarif unique pour ce qui concerne le dépistage, fixé à 150.000 livres libanaises, dans les hôpitaux privés. Aider à dépister est un devoir pour nous et nous ne faisons strictement aucune marge dessus.
En revanche, le forfait journalier hospitalier n’a pas encore été établi et des discussions sont en cours. Celui-ci devrait cependant aller de 1,250 millions de livres libanaises (833 dollars au taux officiel) par 24 heure à 2,660 millions de livres libanaises (1.775 dollars au taux officiel) dépendamment de la gravité du cas, qu’il soit en isolement ou en soins intensifs ventilés.
Mais la question de qui rembourse les malades pris en charge par les compagnies d’assurance privées reste encore très floue. C’est une pandémie et, dans ce genre de circonstances, les assurances privées ne remboursent pas. Des négociations ont eu lieu entre le ministère de l’Economie, celui de la Santé et les assurances privées pour voir quelle pourrait être leur contribution. A titre personnel, j’estime que les assurances sont les grandes absentes du mouvement de solidarité national. J’espère qu’elles reviendront sur leur position afin de permettre à tout malade d’être couvert d’une façon ou d’une autre. Tout citoyen a en effet le droit d’être assuré.
Certains de vos confrères appellent à mener davantage de diagnostics. Qu’en pensez-vous?
Il faut en effet augmenter le nombre de tests pour nous permettre de mieux contenir la maladie : beaucoup de cas sont en effet asymptomatiques – c’est-à-dire sans symptômes visibles - ou présentent des symptômes légers, qui passent quasi inaperçus. Pourtant, ces patients restent extrêmement contagieux. Ce sont d’ailleurs sans doute ces malades qui accélèrent la propagation du virus. A la LAUMC-RH, nous avons commencé à réaliser des tests à partir du 16 mars. Notre laboratoire, l’un des quatre agréés par le ministère de la Santé, assure le diagnostic de 50 personnes par jour. Nous espérons passer vite à 100.
Si le laboratoire de l’hôpital gouvernemental de Rafic Hariri, les laboratoires agréés par l’Etat ainsi que les autres laboratoires privés, qu’il s’agisse de ceux d’hôpitaux privés ou d’indépendants, augmentent tous leur capacité, nous devrions pouvoir effectuer et analyser suffisamment de tests pour mieux comprendre mieux la pandémie et y réagir.
Mais on manque encore de thermocycleurs, une machine PCR (pour polymerase chain reaction, NDLR) qui copie le virus pour l’analyser. On manque aussi d’écouvillons, cet objet qui ressemble à un coton-tige, mais en beaucoup plus long et beaucoup plus fin, dont on se sert pour récolter l’échantillon de mucus dans lequel on peut identifier le virus. Et l’on pourrait manquer rapidement de kits de test qui sont aussi très demandés dans le monde entier.
On parle beaucoup des appareils respiratoires sans qu’on sache réellement combien exactement le Liban en détient. Qu’en savez-vous?
Les chiffres sont en effet assez flous. D’après ce que j’ai cru comprendre, le Liban disposerait de 900 respirateurs sur l’ensemble de son territoire. Cependant, environ 10% exigent des réparations avant de pouvoir à nouveau être utilisés tandis que 500 autres sont déjà employés. Nous aurions donc besoin de 350 à 400 appareils de plus. Nous-mêmes, nous venons d’acheter quelques nouveaux respirateurs pour augmenter les capacités de notre établissement.