Le bâtonnier de l’Ordre des avocats, élu dans le sillage du mouvement de contestation du 17 octobre, mobilise les professions libérales en vue d’une négociation avec l’Etat sur les réformes à venir. Interview.
L’Ordre des avocats a réuni la semaine dernière des représentants des autres professions libérales, des enseignants, et de la CNSS pour discuter du plan de réforme du gouvernement. Quel est l’objectif de votre démarche ?
L’Ordre des avocats est la conscience du droit et le bastion de la défense des libertés fondamentales. Entre les professions libérales, les enseignants et les affiliés à la CNSS, nous sommes une force sociétale qui représente environ 550.000 familles, soit presque la moitié de la population. Il est de notre responsabilité de nous engager dans un débat déterminant pour notre avenir. Le plan de réforme, que personne pour le moment ne semble vouloir endosser, prévoit de toucher aux provisions sociales. Il s’agit des fonds collectés par les différentes caisses de retraites et d’indemnités, et qui avec la CNSS, s’élèvent à près de 13 milliards de dollars.
Ce plan dresse un état des lieux catastrophique de la situation financière du pays…
Une fois qu’on a fait l’état des lieux, c’est la séquence des réformes qui est importante. Avant d’envisager de mettre la main sur l’épargne des Libanais, la première chose à faire est d’améliorer la gouvernance au niveau de l'Etat, en fermant la porte à toute éventualité ou possibilité de corruption.
Ensuite, il faut déterminer les responsabilités. Qui est responsable des 100 milliards de dollars de pertes qu’on veut combler avec les économies des citoyens ? Il ne s’agit pas de se renvoyer la balle. L’Etat doit assumer ses responsabilités et mettre en œuvre toutes les mesures de transparence nécessaires pour rétablir la confiance des citoyens.
Ce sont deux préalables à l’ouverture de toute discussion sur le fond.
Sur le fond, quelles sont vos attentes ?
Il ne s’agit pas de faire des calculs comptables, et d’avancer des chiffres et des propositions économiques. On parle des droits et de l’avenir des Libanais. L’objectif ne doit pas être de répondre à la crise actuelle, mais de jeter les bases du Liban de demain. Il faut que l’Etat nous présente sa vision et détaille sa stratégie, ses priorités et ses choix pour les années à venir. Nous voulons soulever les vraies questions : comment renforcer la protection sociale ? Préserver la CNSS ? Passer des indemnités de fin service à un régime de retraite ? Comment protéger les plus vulnérables ? Comment accompagner les familles face au chômage et les mutations imposées par la crise ? C’est à ce niveau que doivent se focaliser les discussions.
N’est-ce pas le rôle du Conseil économique et social ?
Vous connaissez l’état des structures existantes. L’Ordre des avocats peut être un levier pour mobiliser les différents acteurs et faire preuve de solidarité pour affronter les défis à venir. Nous avons rencontré mercredi les recteurs des grandes universités, et nous allons nous réunir une première fois ce jeudi avec des membres du gouvernement.
Quel est le premier geste que vous attendez du pouvoir politique ?
L’indépendance du système judiciaire est la pierre angulaire de toute démocratie. C’est le juge qui donne confiance à la société. Un juge serein, impartial et efficace, qui n’est pas soumis aux politiciens et qui dispose des moyens nécessaires pour accomplir sa mission.
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Au-delà des nominations judiciaires, nous voulons une réforme législative qui rassure les juges face aux interventions politiques sans faire du corporatisme. Deux propositions de lois sont actuellement devant les commissions parlementaires.
En attendant, que fait l’Ordre des avocats concernant la crise du coronavirus ?
Nous avons mis en place une cellule de crise composée d’avocats bénévoles qui travaille avec les magistrats et les auxiliaires de justice pour accélérer les demandes de mises en liberté et les démarches relatives aux prisonniers et aux personnes vulnérables, à travers les outils numériques. Ce jeudi, une audience de la chambre criminelle se tiendra pour la première fois par visioconférence.
L’épidémie pose des risques considérables pour la population carcérale, qui représente trois fois la capacité d’accueil des prisons. Sans parler des 2.000 individus, sur les 9.000 prisonniers au total, détenus dans quelques 260 postes de police et de gendarmerie.
Faut-il adopter la loi d’amnistie générale pour désengorger les prisons ?
L’amnistie est une décision politique, qui revient au Parlement ou au Président de la république qui peut octroyer des grâces individuelles. Au niveau judiciaire, notre responsabilité est d’accélérer les procédures, car une justice lente n’est pas une justice. Nous avons aussi proposé un projet de sanctions alternatives, inspiré des bracelets électroniques, qui permettrait de libérer 400 à 500 prisonniers. Avec une équipe de jeunes ingénieurs nous avons développé un logiciel qui permettrait de surveiller les condamnés à distance à travers un smartphone. C’est un autre exemple des opportunités que peut créer la technologie, et surtout du potentiel de la jeunesse libanaise.