À Tripoli et à Beyrouth des appels à manifester ont circulé toute la journée afin de rendre hommage à Fawaz al-Samman, un jeune homme décédé hier alors qu’il manifestait contre la cherté de la vie dans la ville du nord.
À Tripoli, un impressionnant cortège accompagnait les obsèques du jeune manifestant tandis qu’à Beyrouth, une centaine de manifestants s’étaient regroupés place des Martyrs, puis sur le Ring, bloqué quelques heures, en signe de solidarité. «On est là pour contester la répression d’hier. J’espère que c’est la dernière fois qu’un jeune meurt en martyr parce qu’il a faim», explique Roy, jeune manifestant de 26 ans.
«L’inflation est telle qu’on ne peut plus rien acheter. On ne peut même plus nourrir nos enfants : on va mourir de faim si ça continue !», témoigne Bassel, qui faisait partie des manifestants de Tripoli.
Pour ce père de famille de 27 ans, qui a perdu son emploi aux premiers jours du mouvement de contestation du 17 Octobre, la dépréciation record de la livre face au dollar, qui s’échange désormais à 4200 livres libanaises le dollar au marché noir, a rendu sa vie impossible. «Coronavirus ou pas, je n’ai plus rien à perdre», dit-il.
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Tripoli, fidèle à son surnom de « mariée de la révolution », semble porter le flambeau de cette version 2.0 de la « thaoura », qui s'annonce sans concessions. «Il n’est pas étonnant que ce soit dans cette ville que la flamme se rallume, estime d’ailleurs Joey Ayoub, chercheur et auteur du blog Hummus For Thought. Les liens de patronage, qui auparavant régissaient la vie de beaucoup, ne fonctionnent plus. Faute d’argent, les élites se révèlent incapables d’assurer un revenu à leurs clientèles. Tripoli réalise avant le reste du Liban que l’illusion dans lequel vivait le pays n’est plus tenable».
Hier soir, dans la ville du nord, ce sont des scènes de guérilla urbaine auxquelles on a assisté, faisant une quarantaine de blessés parmi les forces de l’ordre et les manifestants. «C’était un véritable champ de bataille», décrit Bassel. La soirée a en effet été émaillée de violents affrontements entre l’armée et les contestataires, venus de toute la région nord du pays, réinvestir la place Al-Nour. «On était descendus pacifiquement», précise Bassel, «on était nombreux, il y avait des personnes de tout âge, des enfants et des femmes». Dans leur colère, les manifestants ont en particulier ciblé les institutions bancaires, qu’ils estiment responsables de leurs difficultés. Sur Twitter, les publications faisant référence aux événements de la veille sont d’ailleurs accompagnées du hastag «la nuit où les banques sont tombées». «Ce sont elles les responsables», dénonce le jeune père de famille.
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Les très nombreuses photos et vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux montrent ainsi des protestataires lançant des cocktails Molotov sur les banques, visant les vitrines de ces dernières à coup de jets de pierres et défonçant les distributeurs. Un véhicule militaire aurait aussi été atteint par un cocktail Molotov ainsi que par une grenade à main, selon un communiqué de presse de l’armée, blessant légèrement quelques militaires. La vidéo de l’engin enflammé, en plein milieu de la place al-Nour, a d’ailleurs largement été partagé.
Pour Bassel, ces actions ne sont pas l’œuvre de potentiels infiltrés, comme a pu le dénoncer le Premier ministre Hassane Diab. «Les gens sont désespérés. Il n’y a pas besoin d’être un «infiltré» pour en être réduit à cette colère».
De son côté, l’armée n’a pas été en reste : gaz lacrymogènes, balles caoutchoutées, mais aussi selon plusieurs témoignages et vidéos, des tirs à balles réelles ; « c’est l’une d’entre elles qui a été fatale à Fawaz », selon le jeune manifestant, relayant le témoignage de la sœur du défunt sur Facebook.
Pour beaucoup, la montée des violences semble inévitable. «J’ai peur qu’on en soit arrivé au stade de "la révolution de la faim". La violence augmentera au fur et à mesure que la situation économique se détériorera», s’inquiète Farah, 33 ans, croisée sur le pont du Ring, qui travaille dans le secteur médical.
Si toutes les personnes interrogées ne cautionnement pas la violence, elles comprennent le désespoir qui a conduit aux scènes d’émeutes de la veille et accusent l’incurie des pouvoirs publics. Pour Christine, une jeune étudiante, descendue manifester à Beyrouth place des martyrs la veille, «cette explosion de colère est le résultat de l’absence de réponse politique à des conditions sociales qui se détériorent». Même son de cloche pour Wissam, un consultant de 30 ans : «Les quartiers les plus défavorisés vont forcément avoir recours à des modes d’actions violents». Les préoccupations sanitaires arrivent loin derrière. «J’ai peur du coronavirus, mais j’ai encore bien plus peur de mon avenir», conclut Assad, un jeune ingénieur informatique.