Économiste et responsable de la stratégie et de la planification au secrétariat du G20 en Arabie saoudite, Rami Kiwan donne, à titre personnel, sa lecture de la situation de l’économie mondiale face au Covid-19, et celle du Liban. Entretien.
Quel a été l’impact de l’épidémie du coronavirus sur l’économie mondiale ?
Le Covid-19 a déclenché une urgence sanitaire majeure et une grave crise économique. La pandémie arrive dans un contexte d’économies fortement mondialisées, des chaînes d’approvisionnement intégrées, une part importante du secteur des services, un niveau d’endettement public et privé très élevé, et surtout une interconnectivité humaine inédite. C’est une crise sanitaire à laquelle les pouvoirs publics ont répondu en plaçant l’économie dans un coma artificiel, provoquant un choc sur l’offre. Les entreprises ne peuvent pas produire, cela a entraîné un arrêt brutal et sans précédent de l’activité économique et un resserrement considérable des conditions financières. Les gens se sont retrouvés sans travail. En privant des millions de personnes de travail et de revenus, l’arrêt soudain de l’activité a entraîné une chute de la demande et s’est traduit par une récession économique.
Quelle pourrait être la durée de cette récession ?
La plupart des analystes s’attendent à une reprise forte l’année prochaine, car le choc a été violent. Mais nous ne pouvons pas prévoir avant de connaître l’ampleur de la contraction, la part de la production détruite et surtout le temps qu’il faudra pour maîtriser la pandémie.
Dans les pays développés, les gouvernements ont pris des mesures d’envergure, en tirant les leçons de la crise financière de 2008. Cette crise nous a appris que le coût pour sauvegarder le système est inférieur à celui de le reconstruire. Aux États-Unis, par exemple, le taux d’activité reste aujourd’hui encore inférieur à celui de 2008.
Pour empêcher l’économie de s’effondrer et lui permettre de redémarrer, il faut soutenir les entreprises et préserver l’emploi. C’est la politique adoptée par les pays européens, qui subventionnent massivement les entreprises pour éviter des licenciements.
Aux États-Unis, où le marché du travail est plus flexible, les autorités ont une approche différente. Le gouvernement a intensifié le soutien d’urgence aux entreprises et le transfert d’argent aux ménages. Il a aussi largement augmenté les prestations de chômage face à l’augmentation rapide du nombre de chômeurs.
Comment s’en sortent les pays en développement ?
Les pays en voie de développement n’ont pas les moyens de faire face à la crise. Au niveau sanitaire, on a l’impression qu’ils s’en sortent mieux, car ils ont mis à profit l’expérience des autres et imposé des mesures de confinement très rapidement. Les chiffres annoncés par ces pays doivent toutefois être relativisés par leurs capacités institutionnelles.
L’impact économique de l’épidémie, en revanche, sera très difficile à gérer dans des pays où les régimes de protection sociale sont en général défaillants ou inexistants, et les niveaux d’endettement élevés. Les pays à faibles revenus doivent faire face cette année à un service de la dette qui s’élève à 140 milliards de dollars, dont 10 milliards en devises.
Les marchés émergents font aussi face à une crise de liquidité. On estime que plus de 95 milliards de dollars ont quitté les marchés émergents depuis janvier, soit la fuite de capitaux la plus importante jamais enregistrée en termes nominaux. Les sorties de capitaux sont plus prononcées que lors de la crise financière mondiale mesurées en pourcentage du PIB. À ce jour, une centaine de pays ont demandé une aide d’urgence au Fonds monétaire international (FMI), c’est deux fois plus que durant la crise financière.
Au total, entre les droits de tirage spéciaux, les nouveaux accords d’emprunts et l’aide d’urgence, le FMI a mobilisé 1 000 milliards de dollars pour les pays en difficultés, et la Banque mondiale a annoncé une enveloppe de 200 milliards de dollars. Pour sa part, le G20 a soutenu un plan de suspension de la dette d’ici à fin 2020. Mais tout cela risque de ne pas être suffisant et il faudrait peut-être envisager un allègement de la dette des pays les plus pauvres.
Quelle est la situation des pays arabes en particulier ?
Il y a d’une part les pays producteurs de pétrole, qui ont globalement de meilleures infrastructures sanitaires et davantage de liquidités, mais qui font face à l’effondrement des prix du pétrole. La plupart des pays du Golfe disposent de réserves suffisantes pour soutenir la demande domestique, mais la crise pourrait ralentir leurs plans de diversification.
Pour les pays importateurs, la chute des cours réduit la facture pétrolière, mais devrait impacter aussi les remises de fonds et le tourisme. Or la plupart de ces pays souffrent déjà d’un taux de pauvreté élevé, d’une faible croissance et d’un niveau d’endettement qui limite fortement la capacité de l’État à soutenir les parties les plus vulnérables de la population.
Le Maroc et la Jordanie ont réclamé un ajustement dans leurs programmes existants avec le FMI, la Tunisie et la Mauritanie ont déjà obtenu une aide d’urgence du Fonds, tandis que l’Algérie, l’Irak et le Liban en préparent une demande.
La pandémie va-t-elle provoquer des changements structurels au niveau mondial ?
Les changements dans le comportement des agents économiques pourraient bouleverser l’ordre économique et financier mondial. Avec la chute du commerce mondial, il y a eu une prise de conscience de la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement. Certaines productions essentielles pourraient être relocalisées, mais aucun pays ne peut produire tous les biens et services dont il a besoin. Il y aura donc probablement davantage d’intégration régionale, avec la mise en place de chaînes d’approvisionnement plus robustes. Nous pourrions voir un monde tripolaire entre l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie de l’Est.
Mais la crise va aussi profondément changer le comportement des puissances publiques, qui seront sollicitées pour assurer une couverture maladie universelle et davantage de protection sociale. La pression sur les dépenses publiques pourrait contraindre les États à taxer davantage les richesses et les hauts revenus, ce qui contribuerait à réduire les inégalités. On peut aussi s’attendre à des investissements massifs dans le secteur de la santé après la crise, notamment dans la recherche et développement, aggravant sans doute l’écart entre les économies riches et le reste du monde.
Qu’en est-il du Liban ? La crise au niveau mondial aggrave-t-elle sa situation ?
L’épidémie a eu finalement peu d’impact sur le Liban, car l’activité était déjà à l’arrêt depuis plusieurs mois et le système bancaire isolé du reste du monde.
La pandémie a même donné un peu d’oxygène au système : la chute de la consommation et la baisse des prix du pétrole ont ralenti la fuite de devises, le contexte mondial a permis au Liban d’accéder à des aides internationales d’urgence et les mesures de confinement ont freiné le mouvement de contestation. La dégradation des conditions sociales a permis aussi à la classe politique traditionnelle de réactiver ses réseaux clientélistes. Mais cela ne peut pas durer. Avec la crise mondiale, les partenaires du Liban vont se recentrer sur leurs problèmes domestiques, les débouchés en termes d’emploi pour les Libanais à l’étranger vont se restreindre et les gens redescendront dans la rue. Plus la crise se prolonge, plus elle devient difficile à dépasser. Le pays ne pourra pas sortir de sa crise sans un programme du FMI, et une aide internationale.
Le plan de réforme du gouvernement peut-il sauver le pays ?
Le débat actuel n’est pas sain. Tout le monde est focalisé sur le “haircut” sur les dépôts, alors que 55 % des adultes libanais ne sont pas bancarisés. C’est surtout de la baisse des revenus et du pouvoir d’achat qu’il faut s’inquiéter. Le Liban, qui n’a plus les moyens de défendre la livre, va devoir sortir du régime le taux de change fixe, ce qu’il aurait dû faire en 2009-2010, lorsqu’il a connu des entrées de capitaux massives. Aujourd’hui, le coût sera beaucoup plus élevé, d’où la nécessité de repenser la protection sociale et mettre en place des filets sociaux.
Bien sûr, il faut recapitaliser les banques et la Banque du Liban, sinon le pays ne pourra pas avoir de relations économiques et financières saines. Et pour cela, il faut commencer par les actionnaires des banques, dont la direction n’a pas respecté les principes de base de diversification des risques en plaçant 70 % de leurs actifs dans le secteur public. En revanche, il ne faut pas brader les actifs de l’État en plein contexte de crise et encore moins les confier à un secteur bancaire, qui n’a pas su gérer une richesse équivalente à 400 % du PIB.
Le plus important est de s’attaquer à la source du problème, qui est la gouvernance tant dans le secteur financier que dans le secteur public, pour retrouver la confiance des Libanais et de la communauté internationale. Les réformes doivent en priorité porter sur la lutte contre la corruption, le clientélisme, le favoritisme et les monopoles.
Les solutions techniques sont là, mais le remède à la crise libanaise est avant tout politique. Il faut regagner notre souveraineté militaire et monétaire. Comme le développent Daron Acemoglu et James Robinson dans leur ouvrage “Why Nations Fail”, l’un des principaux facteurs qui détermine le développement économique d’un pays est la qualité de ses institutions, qui doivent être pluralistes et stables.
Il ne s’agit pas de changer l’identité économique du Liban, comme le disent certains, il s’agit de passer du capitalisme de copinage (crony capitalism) profitant aux zaïms politiques, qui a succédé à l’économie de guerre, à une véritable économie de marché, avec un nouveau contrat social.
À court terme, un appauvrissement général de la population libanaise est inévitable, il faut payer le prix des années d’incurie, mais à moyen terme s’il y a un changement politique, je suis optimiste pour l’avenir du pays.