«Plutôt mourir du coronavirus que de faim», scandent les Tripolitains, qui ont repris le chemin de la rue, sur fond de crise sociale et économique sans précédent. Pourquoi la ville du Nord est-elle particulièrement remontée contre le pouvoir ? Réponse du sociologue Mohammed Allouche.
Comment expliquez-vous le regain de contestation à Tripoli ?
La crise économique impacte Tripoli comme le reste du pays : la dépréciation de la livre, l’inflation galopante… rendent la vie de tous les Libanais extrêmement difficile. Mais à Tripoli, 57 % de la population vivait déjà sous le seuil de pauvreté avant la crise, selon une étude de l’ONU de 2015. L’extrême majorité de la population survivait grâce à des emplois dans le secteur informel, dans des commerces de proximité ou des ateliers d’artisanat. En fermant ces commerces dans le cadre du confinement, le gouvernement a mis la ville à genoux. Mais il y a aussi des facteurs spécifiques à Tripoli, liés à la marginalisation historique de la ville.
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Qu’est-ce qui vous faire dire que la ville a été marginalisée ?
Tripoli, qui a longtemps été un centre économique régional important, a vu ses industries disparaître progressivement sans qu’un plan d’aide ne soit mis en œuvre. Ce choix est politique, il n’a pas de justifications économiques. La marginalisation de Tripoli s’est renforcée à la fin de la guerre avec l’arrivée de Rafic Hariri au poste de Premier ministre, qui a opté pour une administration centralisée. Contrairement à Beyrouth, la ville côtière n’a pas bénéficié de l’effort de reconstruction.
Le port de Tripoli, à proximité de la Syrie et de la Turquie, est mieux situé géographiquement que celui de Beyrouth. Pourtant, il n’a jamais été exploité correctement et tourne à 20% de ses capacités. Il a certes été récemment modernisé dans la perspective – très lointaine - d’en faire « le port » de la reconstruction de la Syrie. Mais même cet horizon n’est pas garanti. Autre exemple, la Foire internationale Rachid Karamé. Stratégiquement placé à quelques mètres du port, le site est à l’abandon et l’idée d’en transformer une partie en zone franche pour les entreprises de services est au point mort. C’est la même histoire avec l’aéroport de Kleiat, dans le Akkar, qui n’est plus en service et n’a jamais été réhabilité.
Enfin, d’un point de vue de l’économie des services, la ville côtière est encore une fois sous-exploitée. Si les violences récurrentes entre Bab el-Tabbané et Jabal Mohsen ont un impact sur sa fréquentation touristique, il n’y a eu, par ailleurs, aucune initiative officielle de mise en valeur du patrimoine archéologique et historique, pourtant un des plus riches du pays. De ce point de vue, il est évident que les inégalités économiques entre Tripoli et Beyrouth constituent un motif décisif et légitime dans la colère tripolitaine.
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Pourquoi les Tripolitains sont-ils particulièrement remontés contre la classe politique ?
La classe d’affaires de Tripoli a quitté le pays dans les années 70 pour faire fortune à l’étranger, essentiellement dans le Golfe. A son retour après la guerre civile, cette nouvelle élite a choisi de mettre ses capitaux au profit de ses ambitions politiques, en construisant un dense réseau clientéliste plutôt que d’investir dans les secteurs productifs. En échange de leur allégeance politique, les soutiens des barons locaux, que ce soit les familles Hariri, Safadi ou encore Mikati, ont bénéficié d’aides financières et d’emplois dans la fonction publique, ou dans les entreprises de ces hommes d’affaires.
Une frange importante de Tripolitains est alors devenue extrêmement dépendante de l’argent de leurs patrons, distribuée régulièrement et avec largesse au moment des élections. Lorsque, ces dernières années, les rentes ont diminué, avant de se tarir presque complètement, la rancœur contre cette élite a explosé. Le rejet de la classe dirigeante dans son ensemble a par ailleurs été plus facile dans le Nord qu’ailleurs du fait de l’absence d’influence du Hezbollah. Il n’y a donc pas de contre-mouvement en soutien au pouvoir.
La colère contre les banques est-elle plus forte à Tripoli qu’ailleurs ?
Les attaques contre les banques s’inscrivent dans le mouvement de contestation, qui dans son ensemble considère les banques comme les complices de l’effondrement du pays. Ces formes de violence ont d’ailleurs commencé à Beyrouth et sont présentes dans d’autres villes. Cependant à Tripoli, la colère contre les banques est exacerbée par le fait qu’une partie importante de la population – notamment les retraités - dépend des intérêts que leur apportaient leurs économies placées en banques pour survivre.
Doit-on craindre davantage de violences ?
Les tensions ne risquent pas de diminuer : cela fait des mois que la situation politique piétine et que la situation économique se détériore. A mon avis, la crise est si grave qu’aucun gouvernement, quelle que soit sa forme ou les personnalités qui le composent, ne pourra y mettre un terme rapidement.
Existe-t-il un risque de basculement des certains manifestants vers les mouvements islamistes ?
Si les mouvements religieux extrémistes sont bien présents à Tripoli, leur influence a considérablement été exagérée à des fins politiques. Tripoli est certes une ville conservatrice, mais l’extrémisme religieux n’y est pas prégnant. Aujourd’hui, des mouvements religieux essaient bien de surfer sur la colère populaire, mais les manifestants en sont conscients et ne se laissent pas berner. Le mouvement du 17 Octobre s’est érigé contre le réflexe communautaire, et pour la plupart des manifestants, c’est un petit jeu qui ne prend plus.
D’autres tentatives de récupération, cette fois de personnes affiliées au 14 mars, n’ont pas été plus heureuses. Pour l’heure, ces tentatives, qui cherchent à jouer sur l’antagonisme entre le 8 mars et le 14 mars, restent minoritaires, mais l’utilisation des revendications confessionnelles risquent de gagner en importance au fur et à mesure que les rapports entre ces deux pôles se tendent.