Maurice Sehnaoui fait sans doute partie de ceux qui ont vu la crise venir. Aux commandes de la SGBL durant de longues années, puis de la BLC Bank, le banquier et ancien ministre de l’Énergie s’est désengagé du Liban en 2018 au profit de Chypre, où il a fondé Astrobank. Entretien.
Les banques sont-elles responsables de la crise actuelle?
Il m’est très difficile d’admettre que les banques et la Banque centrale sont responsables de la crise actuelle. On peut bien sûr trouver des arguments pour les incriminer, mais le vrai responsable c’est l’État.
La Banque centrale ne fait-elle pas partie de l’État ?
La Banque du Liban a une double fonction : contrôler la monnaie et les banques, elle n’est pas responsable de l’économie, ni du déficit public. Si le gouverneur a endossé à un moment donné un rôle dans l’économie, c’est parce que le gouvernement était incapable de mettre en œuvre des politiques cohérentes. L’État libanais est clairement dysfonctionnel, incapable de prendre les décisions qui s’imposent, mais ce n’est certainement pas la faute de la Banque centrale.
Face à la dégradation de la situation financière de l’État, ses créanciers n’auraient-ils pas dû mettre le holà ?
Si les banques avaient objectivement mesuré leurs risques, elles auraient arrêté de financer l’État il y a bien longtemps, au moins depuis 2002-2003. À l’époque de la conférence de Paris 2, le plan de la BDL, auquel j’avais contribué, prévoyait d’augmenter les réserves en devises avec l’idée de baisser par la suite les taux d’intérêt et relancer l’économie. Mais les réformes économiques qui devaient accompagner ce plan n’ont jamais été mises en œuvre pour des raisons politiques.
Avant cela, la décision de financer l’État en dollars à partir de la fin des années 1990 n’était-elle pas déjà une erreur ?
La dollarisation de la dette était peut-être une erreur. Mais, historiquement, les dépôts en dollars dans le système bancaire libanais ont toujours été importants et, à l’époque, les dollars étaient déjà là. Le problème est qu’avec les politiques menées, on s’est mis à en vouloir toujours plus. Nous sommes l’une des rares, peut-être la seule, économies au monde à fonctionner avec deux monnaies et un taux de change fixe. Ce système a ses avantages et ses inconvénients, et le fait d’en sortir aussi.
Les banques ont-elles péché par cupidité en continuant à financer l’État ?
Si les banques avaient arrêté de le financer, elles auraient provoqué une crise majeure, avec des conséquences sur le secteur, mais aussi des retentissements politiques importants. À l’image de ce qui se passe maintenant, avec une dimension moindre sans doute. Mais le choix de la fuite en avant l’a emporté, d’autant qu’il leur permettait de dégager des profits substantiels.
L’ingénierie de 2016 a-t-elle constitué un nouveau palier?
Une fois qu’on a emprunté cette route, on n’avait plus le choix que de continuer à acheter du temps, en attendant que l’État prenne ses responsabilités. C’était l’objectif de ces ingénieries. C’est d’ailleurs aussi le message de la CEDRE. En 2018, les bailleurs de fonds n’ont pas dit au gouvernement libanais d’arrêter les ingénieries financières, ils lui ont dit de faire des réformes pour obtenir des financements qui lui permettront d’investir et de relancer la croissance pour baisser le ratio de la dette sur le PIB. Mais politiquement, le Liban n’était toujours pas en mesure de les mettre en œuvre.
Ce qui n’était pas une surprise, puisque l’État était aussi dysfonctionnel en 2018 qu’en 2002…
Les banquiers, comme tous les Libanais, ne veulent pas admettre qu’il y a un problème politique fondamental. C’est une question existentielle. Le Liban est né avec un défaut génétique : il fallait dès le départ être deux pour gouverner, puis ils sont devenus trois. Pour que ça fonctionne, il faut trouver la bonne formule. Les Suisses ont mis 500 ans pour y parvenir. Au Liban, nous pourrions le faire si nous n’étions pas dans une région en ébullition, avec des enjeux qui nous dépassent. Comment régler un problème déjà très compliqué quand on est au milieu d’un volcan ? Dans la configuration régionale et internationale actuelle, cela me paraît impossible, d’où l’intérêt de continuer à gagner du temps en attendant un règlement politique régional. Personnellement, c’est le choix que j’aurai fait.
Mais pas le gouvernement Diab, qui a dit vouloir arrêter cette fuite en avant en faisant défaut sur la dette en dollars…
Cette décision était éminemment politique. Certes, elle s’est appuyée sur les recommandations du cabinet Lazard, mais il ne faut pas oublier que c’est le client qui fixe les paramètres au consultant. Ce dernier avait été informé que la décision de ne pas payer était déjà prise, sa mission était donc uniquement de préparer le gouvernement à affronter les créanciers. Le choix de ne pas payer les eurobonds arrivés à échéance en mars n’était pas le fruit d’une réflexion objective, il est la résultante de la pression de la rue. Le Premier ministre a considéré qu’il ne pouvait pas dire aux Libanais qu’il allait utiliser leur argent pour payer ses créanciers. Mais il ne leur a pas dit que le dollar allait s’envoler, ni comment il comptait les leur rendre. Il aurait peut-être mieux valu payer, en puisant 1,3 milliard de dollars dans les réserves de la BDL, tant qu’on n’avait pas de plan crédible capable de générer de la confiance.
Que pensez-vous du plan qui a été annoncé deux mois plus tard ?
Ce plan, qui s’apparente à un faire-part de décès, a été élaboré encore une fois avec un préalable : exonérer l’État de ses responsabilités. Il adopte une approche purement comptable et les chiffres sont présentés dans un seul objectif : faire subir l’intégralité des pertes à la BDL et au secteur bancaire, désignés comme boucs émissaires.
Je douterais des pertes annoncées au niveau de la Banque centrale tant qu’on ne m’aura pas expliqué d’où elles viennent. On nous dit qu’il manque 40 milliards ou plus dans ces comptes : où sont-ils partis ? Sur quoi ont-ils été dépensés ? Les gouvernements successifs n’en ont-ils pas bénéficié ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas restructurer la dette publique, ou qu’un bail-in des banques ne sera pas nécessaire, je dis que c’est à l’État d’abord de commencer par assumer sa part de responsabilité dans l’effondrement qu’il a provoqué. Si cela s’avère insuffisant, on va vers un bail-in, pas l’inverse.
Il faut souligner aussi que l’objectif du plan est de relancer l’économie du pays et à ce niveau-là on ne peut pas se contenter de dire l’évidence ; qu’il faut passer d’une économie de rente à une économie productive. Ce n’est qu’un slogan.
Ce qu’il aurait fallu détailler, c’est le modèle économique que nous voulons, les moteurs potentiels qu’il faut privilégier, et les incitations que doit donner l’État pour faire redémarrer le moteur : des mesures fiscales et douanières, un encouragement palpable des investissements en “fresh money”, voire des taux négatifs s’il le faut…
Comment l’État peut-il contribuer s’il est insolvable ?
L’État n’est pas insolvable, il a des actifs dont on ne connaît toujours pas la valeur. C’est sans doute par là qu’il fallait commencer, estimer la valeur actuelle de tous les actifs publics.
Dans son plan “alternatif”, l’Association des banques les estime à 40 milliards de dollars et appelle à les placer dans un fonds de défaisance. Que pensez-vous de ce plan ?
Je ne sais pas d’où vient ce chiffre et le mécanisme proposé ne me paraît pas très clair. Mais l’idée est là. Il faudrait pouvoir utiliser les avoirs de l’État sans les vendre, car ce serait une hérésie dans le contexte actuel, que ce soit au niveau du Liban ou dans la région. Quelle que soit la valeur des actifs aujourd’hui, ils vaudront quatre fois plus quand les crises se résorberont, d’après moi dans un horizon de cinq ans.
Par les utiliser, j’entends de les affecter en sécurité pour les créances de l’État, donc pas de ventes, pas de swap et pas de fonds souverain ou de défaisance : l’État reste le seul propriétaire. Le montage n’est pas simple, c’est de “l’engineering” financier complexe, mais tout à fait faisable. Il est inimaginable de laisser les avoirs de l’État de côté. On ne peut plus se permettre de faire du populisme.
J’espère que le Fonds monétaire international trouvera un bon équilibre, qui permettrait de restaurer la confiance dans les banques.
Certains disent justement que pour restaurer la confiance, il faut écarter les dirigeants actuels des banques, qui ont été incapables de préserver l’argent de leurs déposants ?
Les banquiers ont fait des erreurs et ils en payent aujourd’hui le prix, avec la perte de la valeur de leur banque. Mais il ne faut pas détruire la réputation de tout un secteur juste pour les punir. Sans les banques, il n’y a pas d’économie. De toute façon, rien qu’avec la crise économique, les banques devront se recapitaliser. Si les chiffres du plan Lazard sont corrects, inspirés du faire-part de décès que l’État a élaboré, les banques devront probablement faire des provisions de 12,5 milliards de dollars, en plus des 5 milliards de dollars nécessaires pour couvrir les pertes sur les eurobonds, c’est-à-dire que les capitaux des banques de 22 milliards seront quasiment épuisés. La BDL a déjà demandé aux actionnaires d’injecter des capitaux, ceux qui y parviendront resteront, les autres seront naturellement écartés.
Même si on veut créer de nouvelles banques en octroyant de nouvelles licences, qui va investir si l’État ne montre pas qu’il est capable de prendre ses responsabilités et que le FMI ne nous présente pas les bonnes solutions ?