La crise force de nombreux Libanais à vendre leurs bijoux et leur or contre de “vrais” dollars.
Dans la bijouterie d’Abou Tarek, aux portes du “souk des orfèvres”, dans le quartier de Barbir, des femmes se bousculent pour vendre leurs bijoux en échange de ce qui leur semble beaucoup plus rare et précieux que l’or : de vrais dollars. La distanciation sociale, que devrait imposer la crainte d’un nouveau pic du coronavirus, semble très loin des préoccupations de ces clientes. «Je vends mon bracelet pour payer mon crédit auprès de Qard el-Hassan», se lamente Racha (les prénoms de toutes les personnes interrogées ont été changés à leur demande), une femme au foyer, qui a emprunté de l’argent afin de faire vivre sa famille en attendant que son mari retrouve un emploi, et qui doit aujourd’hui payer ses échéances auprès de l’association islamique.
L’histoire de Racha n’a rien d’exceptionnelle. Elle est le lot de presque tous ceux et celles qui depuis quelques mois passent la porte de la bijouterie d’Abou Tarek. «À chaque fois que quelqu’un entre chez moi, j’entends la même et terrible histoire : une famille qui vit dans la précarité… Un proche malade qui nécessite des soins onéreux… Ensuite, les créances s’accumulent et l’épouse, la fille ou la sœur en est réduit à vendre ses bijoux pour que sa famille survive…», raconte le propriétaire des lieux.
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Même si la vente des bijoux est traditionnellement une affaire de femmes, quelques hommes commencent eux aussi à braver leur gêne de vendre les bijoux des femmes de leur famille. C’est le cas du jeune Malik, la vingtaine, qui s’apprête à céder l’un des colliers de sa mère pour pouvoir réparer sa voiture. «Le prix de la pièce détachée dont j’ai besoin est en dollars ; je n’ai pas d’autres moyens d’en trouver», soupire-t-il timidement.
«Dans les sociétés de la région, surtout celles où les marchés financiers sont peu développés, les bijoux fonctionnent comme une forme d’épargne, une valeur refuge dont on se sert par temps difficiles», rappelle Wassim Shahin, président de l’Association économique moyen-orientale (MEEA) et doyen de la faculté des affaires à l’Université libano-américaine (LAU).
Hausse des ventes
Les bijoutiers de ce souk populaire du quartier de Barbir ont ainsi l’habitude d’acheter et de vendre. Mais le nombre de transactions, «en forte hausse depuis la fin de l’année», est, pour eux, le signe de l’appauvrissement aussi rapide que violent de la population. «J’ai vu des femmes venir vendre leur alliance pour payer le troisième trimestre de scolarité de leurs enfants. Pour moi, c’est du jamais-vu !» témoigne l’un d’entre eux. «Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures pour comprendre ce qui motive les vendeurs : contrairement à l’or, les dollars permettent de nourrir les enfants. Et tant pis pour la valeur sentimentale !» ajoute encore un autre. Toutes ces échoppes proposent en effet un paiement immédiat en “vrais” dollars, au taux de change du marché noir, actuellement autour de 9.200 livres libanaises le dollar selon Lebaneselira.org. Certaines boutiques offrent même de venir expertiser les pièces à domicile. C’est le cas de Saleh Jewelry, basée à Rabié, qui n’a pas hésité à acheter des espaces publicitaires sur Facebook pour promouvoir son service de “delivery”.
«Auparavant, on collectait environ 20 grammes d’or par jour. Depuis le début de la crise, ce sont quelque 300 grammes par jour que nous achetons à 37-38 dollars le gramme», explique le responsable de la boutique. Il les revend ensuite, autour de 40 dollars le gramme, aux négociants de métaux précieux, qui se chargent de le vendre à l’étranger. D’autant que le cours du métal jaune est en forte hausse, galvanisé par l’épidémie mondial du Covid-19.
Cours de l’or en hausse
L’once d’or a ainsi atteint un nouveau record à la mi-avril, à 1.775 dollars, avant de légèrement redescendre. Le 2 juillet, elle s’échangeait à 1.772 dollars, soit une progression de 16,7% depuis le 1er janvier et de 26,2% sur un an. Cumulés, la crise locale et la hausse des cours mondiaux expliquent pourquoi les exportations d’or ont connu une hausse de 11% cette année : selon les chiffres des douanes, l’or représentait 32% (442 milliards de livres libanaises) du total des exportations au premier trimestre 2020, alors que le métal jaune totalisait seulement 21% (270 milliards de livres libanaises) des produits exportés à la même période en 2019.