L’association Human Rights Watch (HRW) et la coalition de la gestion des déchets (WMC) ont publié un rapport soulignant l’imminence d’une nouvelle crise des déchets. Entretien avec Samar Khalil, spécialiste de la gestion environnementale et membre de WMC.
La situation s’est-elle améliorée depuis la crise des déchets de 2015 ?
Rien n’a changé. Les raisons de cet échec sont connues : les lois, notamment celles qui ont été votées dans la foulée de la crise de 2015, n’ont jamais été appliquées. On attend ainsi toujours la mise en place d’une stratégie intégrée de gestion des déchets ménagers ainsi que les études d’impact environnemental qui auraient dû être diligentées pour s’assurer que les infrastructures de traitement répondaient bien aux normes environnementales en vigueur.
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Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’aucun progrès n’ait été fait quant à la revalorisation des quelque 6.655 tonnes de déchets solides produits chaque jour au Liban. Notre étude montre que seuls 15% sont recyclés ou compostés contre 23% en 2013, d’après une étude du ministère de l’Environnement. Environ 85% finissent donc dans des décharges, qui ne répondent pas pour la plupart aux normes sanitaires. Seuls un tiers des déchets finissent dans des décharges contrôlées. Pourtant, la facture payée est exorbitante ! D’après nos calculs, la tonne de déchets coûte en moyenne 154,5 dollars au contribuable libanais. C’est 22 fois plus qu’en Algérie, où la tonne revient à seulement 7,22 dollars et sept fois plus qu’en Syrie (22 dollars). Le prix payé par les Libanais s’explique par la situation de monopole du secteur. La fin du contrat du groupe Averda (ex-Sukleen) en 2015 n’a rien changé. On l’a simplement remplacé par un oligopole, qui n'a jamais permis le jeu libre de la concurrence.
La décharge de Bourj Hammoud étant arrivée à saturation, le gouvernement a décidé d’y entreposer les déchets verticalement. Que pensez-vous de cette solution ?
Le secteur nécessite une vision et un engagement sur le long terme. Or, encore une fois, la solution retenue est une solution d’urgence. Les déchets vont monter verticalement pour gagner de l’espace, sachant que le gouvernement espère signer un contrat avec l’usine de traitement de Ghosta, dans le Kesrouan, afin de réduire les matières à entreposer à Bourj Hammoud.
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Mais, d’une part, la capacité de cette usine, détenue par l’industriel Neemat Frem, est limitée à environ 200 tonnes par jour, alors que Bourj Hammoud accueille quelque 350 tonnes quotidiennement. D’autre part, l’usine utilise la technique du RDF (Refuse Derived Fuel), qui permettrait de transformer les déchets en fuel, utilisable par exemple dans les cimenteries. Le problème avec la RDF dans ce cas, c’est que nos déchets n’étant pas triés, le fuel obtenu pourrait être inutilisable.
Le gouvernement a-t-il changé d’optique concernant l’incinération, la technique qu’il avait retenue en 2015 ?
L’incinération est toujours la “solution miracle” que proposent tous les gouvernements depuis plusieurs années. Les partisans de ce choix évoquent des exemples d’incinérateurs “propres”, comme ceux de Vienne et de Paris, pour convaincre l’opinion publique qu’il s’agit d’une solution efficace, non polluante qui permettrait même de générer du courant. Mais c’est une comparaison très approximative, car la composition des ordures libanaises est très différente de celles des pays industrialisés d’Europe. En effet, si seulement 30% des déchets européens peuvent être recyclés ou compostés, cette part s’élève à 65% au Liban. De fait, nous n’avons pas besoin de brûler la majorité de nos détritus ; nous pouvons parfaitement les recycler. Sans compter sur le fait que nos déchets, riches en eau, ont une valeur calorifique faible. Ils se révèlent donc difficiles à brûler et produisent peu d’énergie. Il faut enfin rappeler que les incinérateurs émettent des cendres volantes, un résidu tellement toxique qu’il serait hasardeux de le stocker dans une décharge. Au Liban, nous ne disposons pas des infrastructures pour les traiter, mais il serait possible de les exporter à un coût très élevé, près de 9.000 dollars la tonne.
Quelle serait, selon vous, la solution pour améliorer la prise en charge des déchets ?
Si on ne règle pas la crise de gouvernance dont pâtit le secteur depuis des décennies, cela ne sert à rien de s’interroger sur les techniques à privilégier. Nous savons tous qu’il faut minimiser la mise en décharge, qui a des répercussions catastrophiques sur l’environnement et la santé des riverains, et qu’il faut appliquer les principes des fameux quatre “R” : réduire, réutiliser, recycler et revaloriser énergétiquement.
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Les ordures ne sont pas un fardeau dont nous devons nous débarrasser, mais une ressource à réinvestir dans l’économie nationale. Il est important de recycler, par exemple, les matériaux, comme le plastique et le verre, qui pourraient être réutilisés par des entreprises locales. Cela pourrait réduire les externalités négatives liées à la pollution, notamment les problèmes de santé.
Dans ce schéma d’économie circulaire, quel pourrait être le rôle des municipalités ?
Il faut se décider enfin à décentraliser la gestion de la filière, dans le cadre d’une stratégie nationale claire et contrôlée. Cela ne signifie pas que les 1 300 municipalités du pays doivent forcément se retrouver responsables des déchets solides : certaines sont trop petites pour que cela fasse sens, mais elles peuvent se regrouper à des niveaux intermédiaires pour bénéficier d’économies d’échelle. Parmi les quelques initiatives décentralisées qui ont réussi à s’imposer après la crise de 2015, certaines montrent qu’on peut faire mieux et moins cher qu’avec le système centralisé actuel. À Beit-Méry, par exemple, la tonne ne dépasse pas 65 dollars. Le coût est largement réduit par l’absence de transport et la revente des déchets compostés.