Crise oblige, le Souk el-Ahad de Tripoli connaît un afflux inédit de clients et de commerçants.

Il devient de plus en plus difficile de trouver de la place à Souk El-Ahad
Il devient de plus en plus difficile de trouver de la place à Souk El-Ahad S.H

Le fleuve Abou Ali, ou ce qu’il en reste, coule paisiblement en ce samedi après-midi très chaud dans la capitale du Nord. C’est au bord de ce cours d’eau, passablement pollué, que se trouve le plus grand marché aux puces de la région, Souk el-Ahad. Installé d’abord près de la citadelle de Tripoli, il a déménagé aux portes de la ville il y a une dizaine d’années.

Chaque week-end, il accueille des centaines de marchands d’outillages, d’électroménagers d’occasion, d'articles de bazar ou de fripes. « La pratique des marchés aux puces est très ancienne dans la région, favorisée par un contexte culturel et religieux qui accorde une valeur importante à la solidarité. Mais à chaque fois que le contexte économique et social se détériore, le phénomène prend de l’ampleur. Pendant la guerre, par exemple, cet espace a permis aux couches sociales les plus modestes de survivre », souligne le sociologue Mohammad Allouche, qui vit et travaille à Tripoli.

Depuis sa réouverture en juin, après trois mois de fermeture imposée par l’épidémie du Covid-19, Souk el-Ahad ne désemplit pas. « Nous n’avons jamais eu autant de clients », se félicite Naji, visiblement excité à l’idée d’être interviewé. Le jeune homme tient avec son père l’un des plus grands stands du marché. Comme beaucoup des marchands réguliers de cette foire populaire, ils partent chaque semaine glaner des babioles à revendre dans les décharges de la région, ou achètent à très bas prix auprès de particuliers. « Depuis le début de la crise, nos ventes montent en flèche. Avant, nous vendions l’équivalent de 300 000 livres libanaises chaque week-end, maintenant, on atteint près de 1,2 million de livres ! » s’exclame-t-il, assis sur un seau en plastique devant ces marchandises impeccablement étalées.

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Mais tout n’est pas rose pour cette dynastie de chiffonniers, dont l’informalité du travail fragilise le quotidien. « On gagne plus, mais la vie devient aussi plus chère, sans compter que nous n’avons aucune protection sociale : mon frère a été agressé par des voyous, et l’hôpital nous réclame dix millions de livres libanaises… » s’indigne-t-il.

Dans une ville où certains quartiers, notamment dans la vieille ville, affichaient déjà en 2019 un taux de chômage de 60 %, la crise économique se fait durement ressentir. Le regain d’intérêt pour le marché aux puces n’a donc rien d’une surprise. « Ces marchés populaires se nourrissent de la détresse économique. Beaucoup d’employés ont perdu leur emploi ; quant à ceux qui travaillent encore, ils souffrent de la cherté de la vie et essaient d’économiser le plus possible », explique le sociologue Mohammad Allouche.

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Parmi ces “nouveaux pauvres” qui arpentent désormais le souk, il y a Nouhad. « Avant, j’achetais du neuf et j’allais dans les magasins de la ville. Il m’arrivait même de faire mes courses au centre commercial », se rappelle cette institutrice de maternelle, récemment licenciée. Acculée financièrement, elle se rend à Souk el-Ahad à la recherche d’une étagère pour sa cuisine. Elle finit par en repérer une sur le stand d’Abou Ta’iyé au milieu d’un fouillis de vieux matériels électriques, de croquenots fatigués et de bouquins aux pages jaunies. « Je vous la laisse à 15 000 livres. Ailleurs, la même coûterait 45 000 LL », jure le sexagénaire au chapeau de paille. « Peut-être, mais la vôtre a un pied cassé ! » s’insurge Nouhad. Elle l’emporte malgré tout pour 10 000 livres. « Vous voyez, dit le vieil homme, ici, les prix sont négociables. Nous sommes tous pauvres et nous comprenons la souffrance des gens comme nous. »


Depuis le début de la crise, les ventes au Souk El-Ahad montent en flèche


De nouveaux marchands 

À ces déchus de la classe moyenne répondent désormais de nouveaux marchands. Ils sont en effet de plus en plus nombreux à solliciter une place auprès du comité d’organisation de Souk el-Ahad, qui gère leur réservation. Parmi eux, d’anciens commerçants que la crise a obligés à fermer boutique. Ghassan est de ceux-là. Ancien marchand du quartier d’Abou Samra à Tripoli, il vendait des articles de beauté et de petits accessoires. « Je n’arrivais plus à payer le loyer de mon local. Je viens maintenant écouler mon stock à Souk el-Ahad », dit-il en montrant son bric-à-brac coloré disposé à même le sol. Pour lui, ce marché aux puces est une solution de repli qui permet de « limiter la casse », selon ses propres termes, en attendant peut-être de trouver un nouvel emploi. « Au souk, le loyer à payer est presque négligeable, autour de 5 000 livres libanaises la place le week-end », ajoute-t-il.

Mais les demandes sont telles ces derniers mois, qu’il est de plus en plus difficile de trouver un emplacement libre. Au point de relancer les vieux réflexes discriminatoires vis-à-vis des Syriens, que les marchands libanais regardent comme d’indésirables rivaux. « Le marché a longtemps accueilli des vendeurs syriens, souvent réfugiés. Certains dormaient même sur les emplacements réservés, faute de logements. Le comité essaye de les forcer à déguerpir en leur facturant beaucoup plus cher l’emplacement », témoigne Naji. Une circonstance pourrait cependant resserrer les rangs : le Conseil du développement et de la reconstruction envisage la création d’une nouvelle route le long du fleuve en lieu et place du vieux souk. La municipalité de Tripoli a promis qu’elle trouverait un nouveau lieu, mais les commerçants ne sont pas rassurés.