Le Liban brûle. Son économie s’effondre, sa société se disloque, son avenir part en fumée. Et ses dirigeants regardent ailleurs, un œil sur leurs donneurs d’ordre à l’étranger, un autre sur leur compte en banque. Alors que le chômage et l’inflation déciment ce qu’il reste de la classe moyenne et affament une part croissante de la population, les hommes politiques n’ont qu’un mot à la bouche : le haircut, présenté comme le pire des maux. Que les banques se posent en défenseurs des droits des déposants, après avoir failli à leurs obligations les plus basiques à leur égard, est grotesque. Mais que des élus de la nation se présentent comme tel est carrément scandaleux.
Quid des 50 % de Libanais qui ne sont pas bancarisés ? Ne sont-ils pas dignes d’être représentés ? Qu’en est-il de ceux qui perdent leurs revenus et leur pouvoir d’achat face à une hausse de l’indice des prix, passée de 56 % en mai à 90 % en juin pendant qu’ils débattaient du sexe des anges ? Même parmi les déposants, qui défend ceux qui n’arrivent plus à payer les études de leurs enfants à l’étranger, ceux qui subissent déjà un haircut de 50 % en retirant leurs dollars au taux de 3 950 livres, et de plus de 80 % au taux “officiel” ?
Que l’on dise les choses clairement : les déposants qu’on cherche aujourd’hui à protéger ne sont pas la majorité des “trois millions” de clients que les banques disent représenter. Selon des chiffres du Fonds monétaire international, le système bancaire comptait un peu plus de 1,6 million de comptes fin 2015, dont 16 000, soit 1 %, totalisaient 50 % de la valeur des dépôts. Moins de 0,01 % des déposants, soit 1 600 comptes, détenaient à eux seuls 20 % de la masse des dépôts, avec une concentration encore plus importante pour les dépôts en dollars.
C’est au nom de ces grands déposants, dont elle fait partie, que la classe politique refuse le principe d’un bail-in. Cette bataille réunit d’ailleurs des députés de tous bords. De Ibrahim Kanaan, membre du CPL, à Saad Hariri, leader du courant du Futur et actionnaire de Bankmed, au vice-président de la Chambre, Élie Ferzli, actionnaire de IBL, jusqu’à son président, Nabih Berry. Tous veulent nous faire croire qu’une autre voie est possible. Quelle est-elle ?
D’abord on commence par nier la réalité, un jeu d’enfant pour une classe politique qui a fait du déni un art de vivre. Démentir qu’une grande partie des dépôts en dollars ont été dépensés pour soutenir la livre et financer l’État, entretenir l’illusion d’un “dollar libanais” – dont la conversion en “dollars réels” est “momentanément” suspendue dans les banques, mais possible sur le marché noir avec une décote de plus de 65 % – et minimiser les pertes. Cela implique de décrédibiliser les experts mondialement reconnus, au profit de députés au génie incontestable, qui se sont illustrés ces dernières années par leurs compétences en finance et en économie. D’autant qu’ils ont bénéficié d’une formation accélérée en acrobatie comptable, gracieusement offerte par la BDL et les banques.
Tant pis si leurs estimations sont jugées irrecevables par le FMI, seul créancier potentiel du pays, rien ne presse. La classe politique en profite pour scruter les signes régionaux et internationaux, en espérant un alignement des astres.
Entre-temps, l’économie est à l’arrêt, les entreprises licencient et les Libanais émigrent ? Qu’ils envoient des dollars à leur famille. EDL ne fournit plus de courant faute de fuel ? Qu’ils se rabattent sur les générateurs. Ah eux aussi rationnent l’électricité ? On n’aurait pas eu ce problème si “on” les avait laissés réformer le secteur, mais aujourd’hui ce n’est pas la priorité. L’important est que le gouvernement revoie sa copie.
On réinvite ensuite le cabinet Lazard à la table des négociations, avec une idée phare : utiliser les actifs de l’État pour combler les pertes, alors qu’elles n’ont pas encore été évaluées. À défaut d’une estimation crédible, on fait le chemin inverse. De combien les banques ont-elles besoin pour remettre la machine en marche ? 40 milliards de dollars ? Soit. Comment les monétiser en pleine crise financière ? Les privatisations étant pour le moment exclues, l’utilisation de terrains et d’immeubles appartenant à l’État fait son chemin. Reste à savoir comment les exploiter. Dépouiller les contribuables pour consoler les grands déposants ? Chercher des investisseurs étrangers ?
L’autre proposition est de créer un fonds souverain, pour mieux gérer les actifs de l’État, et dont les revenus augmenteraient au point d’alimenter à la fois le budget du Trésor et de renflouer la BDL. L’idée est louable, mais la mise en œuvre pourrait prendre des années et ne permettrait pas en tout cas de combler l’énorme trou dans le bilan de la Banque centrale, d’autant que les sources de revenus pour l’État en “vrais dollars” sont limitées.
Que fait-on donc ? On maintient le contrôle des capitaux, mais de manière officieuse pour se laisser les mains libres, on “lirifie” les dépôts, on laisse la livre se dévaluer, on maquille les comptes pour “préserver la confiance” dans le secteur financier et on prie pour que les capitaux reviennent.
Riad Salamé peut le faire. Il l’a toujours fait. Depuis des années, il masque les pertes encourues pour soutenir la livre, les banques et l’État en comptabilisant à l’actif de son bilan des revenus de seigneuriage futurs, c’est-à-dire les revenus qu’il compte générer à l’avenir en créant de la monnaie.
Cette pratique, utilisée ponctuellement par les banques centrales en période de crise aiguë, est devenue au fil du temps un mode opératoire. À partir de quand le système s’est-il brisé ? Difficile à dire. Mais les gros déposants, plus avertis, ont commencé à douter dès 2015. Selon le FMI, la croissance des dépôts de plus d’un million de dollars avait alors ralenti à 5,8 %, contre une croissance de 12 à 14 % les années précédentes. Quelques mois plus tard, la BDL a lancé une ingénierie financière inédite par son ampleur et son coût, pour convaincre les banques de rapatrier leurs devises de l’étranger, et leur permettre d’offrir des produits alléchants à leurs gros clients. Pour un nouveau dépôt de 20 millions de dollars ou plus, certains clients se voyaient offrir 25 % de rémunération immédiate (“upfront”) en livres libanaises et des intérêts annuels de 5-6 %. Les banques ont été, elles aussi, généreusement remerciées : cinq milliards de dollars ont été injectés dans le secteur. Ces ingénieries se sont poursuivies les années suivantes, et le rendement moyen offert sur les nouveaux dépôts a atteint 17 % sur dix ans en 2018. Pour cacher les pertes, la BDL a adopté un nouveau concept, celui de “seigneuriage sur la stabilité financière” qui lui a permis de comptabiliser 10 000 milliards de livres d’actifs, un montant « déterminé par le gouverneur » lit-on dans le bilan audité, qui a fuité pour la première fois dans la presse. Riad Salamé a justifié ces pratiques en invoquant « les circonstances exceptionnelles que le Liban a traversées sur la majorité de ces quinze dernières années ».
Mais quel était son pari ? Continuer à payer les dépôts arrivant à échéance avec les nouveaux dépôts en attendant des découvertes gazières ou une solution régionale qui se traduirait par un chèque en blanc ? Ses prophéties ne s’étant pas autoréalisées, l’argent des ingénieries est sorti aussi vite qu’il est entré, avec les intérêts, les capitaux ont fui et une bonne partie des dollars restés dans le système ne sont à ce stade que des écritures comptables.
D’où l’intérêt d’un audit juricomptable, qui permettrait notamment d’identifier les personnes qui ont profité de ces opérations financières et de récupérer une partie de leurs gains pour combler les pertes. Mais cela ne suffira pas. Pour assainir le système financier et repartir sur des bases saines, une recapitalisation des banques par les actionnaires, puis les grands déposants est jugée nécessaire. L’idée est que ceux qui ont le plus profité de la générosité de l’État, qui ont pris des risques en toute connaissance de cause, contribuent davantage, et que les plus faibles soient protégés. Exactement l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui.
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