Ancien directeur à la Banque Mondiale, économiste et professeur à la Chaire socio-économie du Monde Arabe à Paris Sciences et Lettres, Ishac Diwan dénonce l’inertie politique face à l’ampleur de la crise et appelle à la mise en place d’un gouvernement transitoire. Entretien.
Le Liban peut-il compter sur les aides internationales pour se relever ?
Les aides annoncées jusque-là visent à répondre aux besoins immédiats. Il s’agit d’une aide humanitaire d’urgence, alimentaire et médicale surtout. Une autre réunion des bailleurs de fonds est prévue en septembre pour prendre en compte les besoins de reconstruction des infrastructures et des bâtiments, sur la base d’un état des lieux effectué actuellement par des organisations internationales. Les besoins sont multiformes. Il ne faut pas se précipiter en donnant des chiffres avant de s’être au moins entendu sur certains principes comme, par exemple, s’il faut compenser ou pas les victimes, la propriété privée, etc.
Il y a ensuite la question essentielle du cadre institutionnel. Les bailleurs veulent que l’aide aille directement à la population, mais comment contourner l’État, notamment dans des chantiers comme la reconstruction du port de Beyrouth ? Comment représenter la voix de la société civile dans les décisions, l’exécution de certains projets et le contrôle fiduciaire des dépenses ? Une autre question est celle du taux de change. Comment les aides internationales seront-elles déboursées, au taux de 1 500 livres le dollar – ce qui au passage permettrait de renflouer la Banque du Liban –, au taux de 3 900 ou du marché noir ? C’est d’ailleurs l’un des points qui retardent la finalisation du projet de renforcement des filets sociaux financé par la Banque mondiale.
Les aides qui affluent en dollars peuvent-elles freiner la dévaluation de la livre ?
À très court terme, elles peuvent donner un peu de répit à la livre libanaise, et même relancer l’économie, mais une grande partie de ces aides serviront in fine à financer les importations, notamment de matériaux de construction.
Cette catastrophe aggrave en fait la crise, en creusant le déficit public, la dette, les pertes des secteurs financier et privé. Dans les bilans des banques, les dégâts subis par le secteur privé et leurs biens immobiliers, qui servent de collatéraux pour les crédits, devraient se traduire par une perte de valeur encore plus importante.
Le pays est en crise depuis déjà plus de neuf mois et aucune décision de redressement n’a été prise, alors qu’en Argentine par exemple, il a fallu trois mois pour qu’un plan soit mis en œuvre après le moratoire sur leur dette externe. Aujourd’hui, le vide politique risque de faire perdre encore plus de temps au Liban alors que l’émigration s’accélère, les faillites d’entreprises se multiplient et la valeur des actifs humains, institutionnels et physiques continue de fondre. Cela rend la reprise d’autant plus difficile. Il faut de toute urgence remettre le pays en marche, pour espérer renouer avec la croissance dans un horizon de trois à cinq ans.
Pourquoi selon vous le gouvernement de Hassane Diab a-t-il échoué dans cette entreprise ?
Le gouvernement a buté sur la distribution des pertes. Ce n’est pas facile de distribuer des pertes équivalentes à trois fois le PIB, mais il faudra bien le faire d’une façon ou d’une autre ! Pour le faire rapidement et équitablement, il faut avoir des muscles politiques et la légitimité nécessaire pour arbitrer entre les intérêts des différents acteurs. Il faut aussi beaucoup d’intégrité pour contrer les tentatives de corruption, sachant que quelqu’un qui a des centaines de millions de dollars en banque serait prêt à payer une fortune en pots-de-vin pour éviter un haircut.
À long terme, tout le monde a intérêt à régler le problème pour agrandir le « gâteau » plutôt que de se battre pour avoir une plus grand part d’un gâteau qui rétrécit. Le capital et les banques ont intérêt à ce que l’économie redémarre, et les travailleurs n’ont pas intérêt à tuer le secteur bancaire. Mais politiquement, il faut pouvoir réunir tout le monde autour d’une table et trouver un compromis. Ce que le gouvernement de « technocrates » n’a pas réussi à faire. Les banques ont mis en échec son plan car ils ont vu qu’il y avait une opportunité d’utiliser les actifs de l’État pour éponger leurs pertes et que leurs intérêts rejoignent ceux de certains politiciens qui ont réussi à bloquer le projet plus équitable élaboré avec l’appui du cabinet Lazard.
Le Liban a-t-il toujours autant besoin du FMI ?
Malheureusement, l’ajustement est en train de se faire de la pire manière qui soit. Le déficit de la balance des paiements se réduit car les importations ont baissé de plus de moitié. Ne pouvant plus importer, les entreprises ferment, la production et les revenus s’écroulent et l’inflation explose. Dans le secteur financier, on ajuste les bilans des banques à travers la « lirafication » des dépôts, ce qui revient à faire porter les pertes aux moins riches, et on détruit au fur et à mesure l’économie et la classe moyenne, qui fait la spécificité et la force du Liban. C’est une vue myope car il faudrait de longues années à ce train pour effacer suffisamment de pertes et sauver le secteur bancaire. Entre-temps, le Liban deviendrait un pays comme la Somalie, vivant de la charité internationale et des expatriés qui envoient de l’argent à leurs familles.
Donc oui, le Liban a besoin du FMI, pas tant pour obtenir des prêts – dont la contrepartie est davantage de restructuration de dettes – que pour bénéficier de son expertise au niveau des reformes bancaire, fiscale et monétaire, et avoir un calendrier de réformes ambitieux. Un programme avec le FMI permettrait aussi de limiter la corruption et de retrouver la confiance de la communauté internationale pour bénéficier des investissements promis à la conférence de Paris (CEDRE).
Un gouvernement d’union nationale, comme préconisé par la classe politique, pourrait-il mettre en œuvre de telles réformes ?
Cela fait depuis 2011 que la classe politique voit le château de cartes s’écrouler sans être en mesure d’agir pour empêcher la crise. Quand je parle des politiques, je parle de tout un système basé sur une logique de partage du gâteau, dans lequel tout est sujet à négociation, où des questions aussi bien essentielles que futiles doivent faire partie d’un « package deal » sinon elles sont bloquées, et où même les partis qui ne sont pas au pouvoir ont leur droit de veto.
Le système confessionnel a offert une certaine stabilité politique dans une région très chaotique, mais il a coûté très cher économiquement, il n’est plus viable. Si tous les gouvernements qui se sont succédé ces dix dernières années ont été incapables de prendre des décisions, ou qu’on ne les « a pas laissés faire », comment peut-on penser que le prochain parviendra à accomplir la tâche encore plus difficile de se partager ces pertes vertigineuses ?
Plus que la corruption, c’est le manque de prise de décision, l’inertie politique qui a coulé le pays. Il faut tirer les conséquences de la crise économique et de la récente catastrophe.
Le système confessionnel ne va pas disparaître du jour au lendemain, il faudra trouver le moyen de faire participer les groupes communautaires de façon acceptable, mais aujourd’hui les hommes politiques doivent reconnaître qu’ils sont incapables de faire face à la crise et laisser la place à un gouvernement indépendant avec les pleins pouvoirs pour gérer cette période transitoire et remettre le pays en route.
Comment serait formé un tel gouvernement et d’où tirerait-il sa légitimité ?
Il n’y a pas beaucoup d’exemples dans le monde pour s’en s’inspirer. Il y a le cas du Soudan où un gouvernement de transition a été mis en place pour relever le pays, après une négociation âpre avec l’armée, menant à des élections. C’est un modèle qui s’applique bien au Liban. Son succès dépendra d’un soutien continu de la « rue », qui donnerait à ce gouvernement sa légitimité et s’assurerait qu’il ne fléchit pas face aux pressions politiciennes.
Un gouvernement de sauvetage national doit être formé par des personnalités crédibles aux yeux de l’opinion publique et du mouvement de contestation. Il doit être approuvé par les factions politiques qui contrôlent le Parlement, pour obtenir les pleins pouvoirs dans certains domaines, dont l’économie. Il devra faire preuve de beaucoup de diplomatie et de fermeté pour reconstruire Beyrouth, imposer un contrôle des capitaux, restructurer la dette, assainir les banques, renégocier les salaires, augmenter les taxes… La tâche est difficile, historique. Il devra nécessairement être doté de pouvoirs législatifs très élargis car chaque décision ne peut pas être négociée séparément au Parlement.
Craignez-vous, comme le dénoncent les opposants au plan du précédent gouvernement, une remise en cause du régime libéral libanais ?
Au fil des ans, la classe politique libanaise s’est ajustée à un modèle économique de rente et mis en place un système clientéliste qui coûte très cher à la fois au secteur public et au secteur privé. Pour exister, le « zaïm » doit offrir des services financés à travers les caisses de l’État ou à travers des entreprises privées qui lui sont proches. En échange, celles-ci sont récompensées par des marchés publics ou des positions dominantes. Une étude récente montre comment certaines entreprises sont devenues des instruments de clientélisme, en recrutant massivement avant les élections par exemple.
Globalement, il y a beaucoup de monopoles au Liban et le climat des affaires ne cesse de s’y dégrader, comme le souligne la détérioration continue ces dix dernières années du pays dans le classement « Doing Business » de la Banque mondiale. Dans les faits, il est difficile de faire des affaires dans le pays sans connexions politiques. Le Liban n’est plus libéral, malgré sa réputation, depuis un moment déjà.