L’ancien directeur général du ministère des Finances, qui a participé à l’élaboration du plan de sauvetage et aux négociations avec le FMI avant de jeter l’éponge en juin dernier, appelle à la formation rapide d’un gouvernement capable de répartir équitablement les pertes et critique au passage la dernière circulaire de la Banque du Liban. Entretien.
Vous avez démissionné le 30 juin dernier en dénonçant l’incapacité du gouvernement à défendre son plan de sauvetage et mener des réformes courageuses. Pensez-vous qu’un cabinet dirigé par Moustapha Adib pourrait réussir là où le gouvernement Diab a échoué ?
Le problème n’était pas le gouvernement en tant que tel, mais son incapacité à aller à l’encontre des intérêts des caciques du système et de ceux des principaux acteurs du rouage, qui se sont imposés de facto. Pour le prochain gouvernement, tout dépend de la qualité des personnes qui le composeront, de la cohérence de son action et de son efficacité, qui dépendent aussi du soutien dont il bénéficiera de l’intérieur et de l’extérieur. Pour avoir de l’aide internationale, il doit parvenir à des résultats tangibles permettant de stabiliser le système. Au niveau intérieur, il doit pouvoir arracher des concessions aux divers groupes, en ayant le courage de défendre un projet clair et vertueux.
Ce gouvernement doit être doté de certains pouvoirs législatifs, qui lui permettront d’aller vite, car le temps a un coût exorbitant pour les Libanais. Il faut prendre les bonnes mesures et les prendre très vite.
Quelles sont les priorités à court terme ?
Il faut commencer par gouverner autrement. Pour asseoir la légitimité et la crédibilité, il faut améliorer la gouvernance, en donnant à la justice les moyens d’étendre son action aux plus hauts sommets de l’État et aux gros bonnets du secteur privé, et en réformant les marchés publics.
Ensuite il faut amorcer une sortie de crise en se basant sur une version actualisée du plan de redressement, afin de renforcer les filets sociaux, réformer en profondeur les services publics, investir dans les infrastructures, réformer le marché du travail pour réduire le travail informel et protéger les droits des employés, et mettre en place des politiques de redistribution justes et cohérentes. Cela passe notamment par l’adoption d’un budget actualisé et d’une série de lois fiscales, prêtes depuis des années, pour rééquilibrer les charges. Malgré les changements introduits, la rente reste aujourd’hui très favorisée par rapport à l’investissement et au travail.
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Le Liban a besoin d’un nouveau projet économique, axé sur la production et l’exportation de biens et services à forte valeur ajoutée, qui s’appuie sur les compétences acquises pour développer des pôles de compétences.
Mais à très court terme, il faut permettre au pays de se refinancer et cela suppose un assainissement très rapide du secteur financier. La BDL et le secteur bancaire doivent être restructurés, en faisant en sorte que les pertes soient principalement épongées par ceux qui ont le plus profité du système.
Justement, la BDL a publié jeudi dernier une circulaire demandant aux banques d’« inciter » les déposants ayant transféré plus de 500 000 dollars depuis 2017 à rapatrier au moins 15 % de ces fonds. N’est-ce pas un moyen de répartir équitablement les pertes ?
Cette circulaire pêche à plusieurs égards et risque d’être complètement contreproductive. Premièrement, elle met sur un pied d’égalité les citoyens normaux, qui ont agi en toute légalité, et les citoyens qui ont détourné des fonds publics ou profité de leur position avantageuse pour sortir leur argent après le 17 octobre 2019. Plus de 5,5 milliards de dollars ont été transférés hors du Liban après l’imposition d’un contrôle des capitaux officieux. En l’absence d’une loi de contrôle des capitaux, ces sorties de fonds ne sont pas illégales, mais ces déposants ont bénéficié d’un traitement de faveur au détriment de tous les autres, en augmentant les pertes qui devront être supportées par les autres déposants.
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Deuxièmement, le fait d’inciter les clients des banques n’a aucun sens lorsqu’on a complètement perdu confiance dans le système. Un déposant qui a vu le système se comporter comme il l’a fait ne peut pas lui-même rendre l’argent. Il faut d’abord prendre les mesures pour restaurer la crédibilité du système, ce qui est très loin d’être fait.
Troisièmement, le flou artistique sur les mesures de rétorsion possibles montre que la BDL n’a pas de ligne directrice et cherche plutôt à se défausser de ses responsabilités. Pour récupérer l’argent, il faut d’abord cibler les déposants sur lesquels pèse une forte présomption d’illégalité quant à la source des fonds, puis ceux qui ont été traités de manière inéquitable par rapport aux autres. Les autorités monétaires, qui ont clairement les moyens de savoir qui sont ces cibles, ont préféré élargir le spectre au maximum, en incluant des milliers de personnes et en rendant le processus impossible.
La circulaire prévoit une forme de bail-in, c’est-à-dire un renflouement à travers une conversion des dépôts en actions ou obligations convertibles, ce qui était prévu dans le plan du gouvernement…
Un bail-in ne peut pas être envisagé de manière séparée, il doit s’inscrire dans un plan de redressement global, porté par le gouvernement, qui englobe les différents aspects du problème. Aujourd’hui, la banque centrale exécute un plan à elle seule, ce qui est très dangereux. Il faudrait que le gouvernement réalise que la BDL est une partie de l’appareil étatique et pas un acteur isolé du système.
Le Premier ministre désigné, Moustapha Adib, a été le directeur de cabinet de l’ancien Premier ministre Nagib Mikati, dont un autre proche, le ministre Nicolas Nahas, était l’un des fers de lance de l’opposition au plan du gouvernement. Pensez-vous qu’il a un avis radicalement opposé ?
Nous ne pouvons pas préjuger de ses positions sur la base de ses amitiés. Beaucoup de choses ont changé depuis, et je ne suis même pas sûr que les blocs ont toujours les mêmes positions.
Comment peut-on croire que ceux qui ont mis en échec les réformes pourraient les accepter aujourd’hui ?
C’est cela la politique. Tout dépend de comment on s’y prend et des attentes instantanées de chacun des joueurs. On ne peut pas mettre toute la classe politique sur un même pied d’égalité. Il y a encore des acteurs désireux de voir les réformes aboutir et c’est le moment de mettre les différentes parties à l’épreuve, de manière transparente.
Vous n’êtes donc pas d’accord avec le « kelloun yaané kelloun » ?
Le ras-le-bol des Libanais est largement justifié, mais cela n’empêche que dans chacun des groupes puisse émerger des gens de bonne volonté. Que ce soit lié à la conjoncture locale, ou la pression internationale, il est temps pour eux de montrer qu’ils sont prêts à s’engager dans un processus de réforme inéluctable.
La pression exercée par le président français, Emmanuel Macron, avec potentiellement la menace de sanctions contre certaines personnalités, pourrait-elle changer la donne ?
Les sanctions visent normalement à agir contre des gens qui ont commis des actes criminels, pas à forcer la main des hommes politiques dans leurs choix. Mais les pressions montrent que la communauté internationale est échaudée et partage le diagnostic que nous avons fait. Deux exemples à cela.
D’une part, la directrice du Fonds monétaire international qui a déclaré récemment que ceux qui avaient le plus bénéficié devaient davantage contribuer. D’autre part, le président Emmanuel Macron qui a prévenu que sans redressement économique le pays risquait d’aller vers la guerre civile. C’est ce que j’avais dit, à mon échelle, au moment de ma démission en mettant en garde contre une dislocation de la société libanaise.
La visite du président français nous aura valu un Premier ministre et potentiellement un gouvernement, mais l’action internationale ne sera vraiment efficace que si nous prenons notre destin en main.