Face à l’explosion de la pauvreté, l’État libanais va s’endetter à hauteur de 246 millions de dollars pour financer un programme d’aides aux plus démunis. Mais seulement 70% du montant octroyé leur parviendra directement.
«Nous allons pouvoir augmenter le nombre de bénéficiaires du programme d'aide aux familles les plus démunies à environ 200.000 familles», se félicitait la semaine dernière le ministre sortant des Affaires sociales, Ramzi Moucharafié, au lendemain de l’annonce par la Banque mondiale de l’octroi d’un prêt de 246 millions de dollars au Liban. Ce prêt octroyé à un taux préférentiel (Libor + 0,25%), remboursable sur 13,5 années, doit encore être approuvé par le Parlement. «Une séance d’urgence, à l’instar de celle convenue pour adopter la loi pour l’importation de vaccins anti-Covid-19, pourrait se tenir dans les prochains jours», indique une source proche du dossier.
Pour les 156.000 ménages libanais qui ont basculé dans l’extrême pauvreté ces derniers mois, c’est une très bonne nouvelle, sachant qu’ils ne sont que 50.000 actuellement à être soutenus par le ministère des Affaires sociales. Dans le cadre du Programme national de ciblage de la pauvreté (National Poverty Targeting Program-NPTP) lancé en 2011 avec un financement de la Banque mondiale de 25 millions de dollars, ces familles bénéficient de soins médicaux et services éducatifs gratuits, mais seules 10.000 d’entre elles, reçoivent aussi une aide alimentaire.
«Élargir et améliorer le NPTP»
Ce nouveau financement, octroyé dans le cadre du "projet de protection sociale en réponse à une crise d’urgence et la Covid-19" (ESSN) vise donc à «élargir et améliorer le NPTP», selon la Banque mondiale.
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Outre le renforcement des capacités du ministère, et la mise en place d’un registre national (voir encadré), la principale composante du projet consiste à fournir une aide, en espèce, à 147.000 ménages, soit 786.000 individus jugés extrêmement vulnérables ou 21,8% de la population, selon des estimations de la Banque mondiale datant de mi-2020. Il y a à peine un plus d’un an, les personnes vivant sous le seuil de l’extrême pauvreté ne représentaient que 8% de la population, et l’objectif désormais est de revenir à un seuil de 9,5%.
Pour cela, les personnes identifiées recevront durant un an un montant leur permettant de couvrir le minimum nécessaire pour s’alimenter, estimé à 100.000 livres libanaises par personne par mois, auquel s’ajoutent 200.000 livres par ménage pour d’autres types de dépenses. Le nombre de bénéficiaires par famille étant limité à six, les ménages pourront prétendre à un montant maximum de 800.000 livres libanaises par mois, déboursées à travers des cartes électroniques utilisables directement auprès de certains supermarchés et épiceries ou dans des distributeurs automatiques de billets (ATM).
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En parallèle, une partie du financement sera allouée pour faire face au décrochage scolaire. Environ 87.000 jeunes (âgés de 13 à 18 ans), inscrits auprès d’écoles publiques et faisant partie des 147.000 familles identifiées, en bénéficieront. Les montants, compris entre 1 235 000 et 1 921 920 livres libanaises par an selon le niveau d'enseignement, serviront à couvrir les frais d’inscription, de manuels scolaires, de transport, d’uniformes scolaires, ainsi que le matériel informatique et/ou la connexion internet requis pour l’enseignement à distance. Les frais de scolarité, eux, seront directement versés aux écoles concernées. Si le prêt est rapidement approuvé au Parlement, «les aides pourraient commencer à être décaissées à partir de début mars», affirme Haneen Sayed, responsable au sein de la Banque mondiale.
Un nouveau taux de change
Ces deux volets absorberont l’essentiel du prêt, avec une enveloppe de 204 millions de dollars pour le premier et 23 millions de dollars pour le deuxième. Mais dans un pays qui vit avec trois taux de change différents (le taux officiel de 1500 livres le dollar, le taux de la plateforme Sayrafa, équivalent à 3900 livres pour le dollar, et le taux du marché noir, légèrement en-dessous de 9000 LL/dollar) se pose inévitablement la question du taux de conversion. Or plutôt que s’aligner sur le taux du marché noir, les autorités ont introduit encore un taux intermédiaire.
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La Banque mondiale transférera ainsi 227 millions de dollars à la Banque du Liban, mais celle-ci les déboursera à un taux représentant 1,6 fois celui de Sayrafa, soit 6240 livres le dollar. Les ménages ne recevront ainsi que 70% de ce qu’ils auraient obtenu s’ils avaient été payés directement en dollars et échangé leurs billets au marché noir. «Au départ, le projet avait été conçu de façon à ce que les bénéficiaires reçoivent l’argent en espèce en dollars pour leur permettre d’en bénéficier pleinement. Toutefois, la décision du gouvernement libanais était d’allouer les aides en livres libanaises, pour s’aligner avec les autres programmes gouvernementaux et humanitaires déjà en place», explique la Banque Mondiale, en promettant toutefois que «le taux de change sera réévalué tous les trois mois, voire plus fréquemment si nécessaire, de façon à préserver le pouvoir d’achat du ménage d’un mois sur l’autre».
Côté libanais, aucune source officielle n’a accepté de commenter la position défendue par le Liban dans ses négociations avec l’organisation, mais on peut penser qu’au lieu de diriger les dollars vers le marché noir, la Banque du Liban a préféré les garder pour renflouer ses réserves en devises. Cela lui permettrait peut-être de prolonger de quelques semaines les subventions aux importations, même si de l’avis de la Banque mondiale, elles ne bénéficient pas forcément aux plus démunis.
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Ce qui soulève des questions sur «les objectifs du gouvernement» et l’efficacité de l’aide internationale, d’autant qu’il s’agit d’un «prêt que l’État devra rembourser, avec les intérêts», rappelle Adib Nehmé, ancien conseiller régional auprès de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale (Cesao).
Mais au-delà des modalités de déboursement, l’ancien député de Tripoli et membre du Bloc National, Robert Fadel qui avait présenté en 2014 une proposition de loi pour lutter contre l’extrême pauvreté, s’interroge sur le montant alloué, jugé insuffisant. À l’époque, il avait estimé à 110 millions de dollars les besoins de financement d’un programme de soutien à près de 235.000 personnes vivant sous le seuil d’extrême pauvreté. Aujourd’hui ce chiffre ayant explosé, l’enveloppe devrait être, selon lui, multipliée par quatre. «Au vu de la situation actuelle, le gouvernement devrait consacrer près de 450 millions de dollars par an pour offrir une assistance financière d’environ 800.000 livres libanaises par mois à près de 1,7 million de Libanais (pauvres et extrêmement pauvres), et lutter contre le décrochage scolaire, en soutenant environ 500.000 étudiants, du public et du privé», estime-t-il.
Un registre social national Sur les 246 millions de dollars octroyés par la Banque mondiale au Liban, 10 millions seront déboursés sur trois ans pour renforcer les capacités du ministère des Affaires sociales et ses 114 centres de développement social. Quelque 9 millions de dollars seront également alloués à «la création et le renforcement de filets sociaux, à travers notamment la création d’un registre social national» indique la Banque mondiale. Ce système «permettra l’identification rapide et efficace des ménages concernés [par n’importe quelle politique sociale] en fonction de leurs besoins et de leurs conditions de vie», explique Haneen Sayed. Pour le moment, les autorités se basent sur les données collectées dans le cadre du NPTP, ainsi que la plateforme IMPACT lancée courant 2020, qui ont identifié respectivement 150.000 et 105.000 foyers vulnérables, selon Assem Abi Ali, le superviseur général du Plan de réponse à la crise du Liban au ministère des Affaires sociales. L’objectif est de consolider et vérifier cette base de données, grâce « à un processus impliquant une visite à domicile au cours de laquelle des informations (…) seront collectées pour permettre le calcul du “score de pauvreté” des ménages. Ceux dont le score est inférieur au seuil de pauvreté extrême seront considérés comme éligibles», indique la Banque mondiale. Selon Assem Abi Ali, «480 travailleurs sociaux assurent déjà ce travail, auxquels devraient en plus s’ajouter les effectifs de deux autres sociétés internationales». L’objectif à terme ? Donner à l’État les outils de ses prochaines politiques sociales, qu’il devra financer lui-même. «Cela exigera une redéfinition des priorités et une réaffectation des ressources budgétaires (…), loin des programmes inefficaces et inéquitables», indique la Banque mondiale. Mais compte tenu de la situation budgétaire extrêmement difficile du pays, ces financements mettront sans doute «plusieurs années avant de se concrétiser». |