Le gouverneur de la BDL a récemment évoqué la possibilité d’unifier les différents taux de change et de laisser la livre flotter. Mais dans ce scénario quel serait le taux d’équilibre ? Serait-il plus proche du taux de 3900 livres libanaises/dollar appliqué pour les retraits des comptes en dollars, de celui du marché noir qui frôle les 9000 livres, ou s’envolerait-il au-delà ? Éléments de réponse.

On observe depuis 2019 une fuite accélérée des capitaux hors du secteur bancaire, d’une part vers l’étranger et d’autre part par la thésaurisation au Liban.
On observe depuis 2019 une fuite accélérée des capitaux hors du secteur bancaire, d’une part vers l’étranger et d’autre part par la thésaurisation au Liban. Joseph Eid/AFP

Il existe plusieurs méthodes pour déterminer les parités, parmi lesquelles deux sont très connues : celle de l’équilibre de la balance des paiements, qui mesure les flux monétaires, et celle, similaire au principe du «currency board», qui compare les «stocks» de livres et de devises.

La première méthode implique que la parité dollar/livre libanaise soit celle qui équilibre les entrées et sorties de fonds au Liban. Sachant que la balance des paiements se compose, d’une part, de la balance courante, qui inclut les échanges commerciaux et de services et les envois de fonds de personnes émigrées («remittances»), et d’autre part, de la balance des capitaux.

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Depuis le déclenchement de la crise économique fin 2019, le compte courant a connu une amélioration sensible. Les importations ont chuté de moitié (de 19 à près de 10 milliards de dollars) tandis les exportations se sont maintenues autour de 3,5 milliards de dollars. Quant aux envois de fonds nets (rentrées provenant de la diaspora libanaise moins les sorties de fonds de travailleurs immigrés au Liban), on peut penser qu’ils sont restés relativement stables en terme annualisé.  Il resterait donc un déficit d’environ 3,5 milliards de dollars, qui serait réduit par les envois de fonds «non officiels», ne transitant plus par le secteur bancaire mais par d’autres moyens comme l’envoi de cash avec des voyageurs se rendant au Liban. Ces envois ayant fortement augmenté, le solde de la balance courante se rapprocherait ainsi progressivement de l’équilibre, même si la contrepartie en est malheureusement la chute drastique du niveau de vie.

Quelle parité ?

On pourrait donc penser, à ce stade, que la parité de 9000 livres libanaises pour un dollar corresponde plus ou moins à la réalité économique actuelle. Mais ce propos doit être fortement nuancé. D’abord parce que le marché noir est relativement étroit, et peut donc faire l’objet de manipulations à la baisse comme à la hausse – sans compter la présence au Liban de capitaux en billets suspectés de correspondre à du blanchiment – mais aussi parce que cette parité est faussée par les subventions de la BDL, qui concernent près de 60% des importations.

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Si la BDL cessait de fournir des dollars aux importateurs à la parité subventionnée (1500 voire 3900 pour les produits alimentaires), ces derniers devraient s’orienter massivement vers le marché «libre», avec pour conséquence une flambée du dollar et de l’inflation, entraînant en retour un effondrement des importations. La parité dollar/livre libanaise d’équilibre, égalisant les entrées et les sorties courantes, se situerait alors à un niveau nettement plus élevé, avec un commerce extérieur bien plus réduit. En d’autres termes, la parité de 9000 livres libanaises le dollar dollar demeure une parité «subventionnée», dans le contexte actuel d’effondrement économique et en l’absence de règlement de cette crise.

L’autre problème, celui-là plus grave, est dans la perte de confiance dans le système financier et bancaire, qui se traduit au niveau de la balance des capitaux. Celle-ci mesure les entrées et sorties de fonds dans le secteur financier «officiel» qui ont pour but l’investissement, soit dans des biens et projets locaux, soit dans le secteur bancaire et financier (comme des dépôts ou des produits financiers).

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Or l’on observe depuis 2019 une fuite accélérée des capitaux hors du secteur bancaire, d’une part vers l’étranger et d’autre part par la thésaurisation au Liban, chez les entreprises et les particuliers, de sommes en dollars «cash» estimées selon les sources entre 5 et 10 milliards de dollars. Ces sommes, qui ont «échappé» au système financier, sont donc comptabilisées comme des sorties de capitaux, aggravant d’autant le déficit des paiements. Comment alors estimer la parité d’équilibre livre/dollar, si personne ne veut garder des livres et tout le monde amasse des dollars «frais» ?

Le modèle du «currency board»

Une deuxième méthode pour estimer la parité d’équilibre dollar/livre libanaise apparentée au «currency board», serait de comparer les «stocks» respectifs de livres et de devises, en l’occurrence de dollars. Plus conforme aux périodes de crises et de panique financière, elle consiste à voir quel serait le prix d’équilibre si tous les détenteurs de livres voulaient acquérir, d’un coup, tous les dollars disponibles dans le «système» libanais.  

La première difficulté est cependant dans la détermination exacte de la masse monétaire. Selon les derniers chiffres de la BDL, le total des dépôts bancaires résidents et non-résidents s’élevaient fin novembre 2020 à environ 40.000 milliards de livres et 168.000 milliards de livres de dépôts en devises (essentiellement des dollars) soit l’équivalent de 112 milliards de dollars à la parité officielle de 1500 Livres Libanaises/dollar.

Il faut en outre rajouter à la masse monétaire en livres les billets en circulation, dont le montant a fortement augmenté en 2020, à environ 30.000 milliards de livres, ce qui porte le total en livres à près de 70.000 milliards, et le total en dollars à 112 milliards. La détermination de la masse monétaire « libanaise » dépend alors de ce que veut faire le gouvernement : va-t-il utiliser dans le calcul seulement les livres en circulation ? Mais alors, que faire des dollars ? Est-il envisageable de léser les clients et de ne pas les rembourser, même en partie ?

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D’un autre côté, qu’intègre-t-on dans les réserves en devises ? Faut-il prendre en compte la totalité des 17 milliards de dollars de réserves revendiqués actuellement par la BDL, sachant que ce montant est en train de fondre du fait du financement des subventions ? Peut-on rajouter les réserves en or, estimées à près de 17 milliards également, sachant qu’il faudrait pour cela que le Parlement vote une loi autorisant la BDL à en disposer, sujet fort polémique dans les circonstances actuelles? Comment comptabiliser les 5 à 10 milliards de dollars thésaurisés en billets au Liban? Et enfin peut-on espérer une aide de la communauté internationale ou des pays arabes, qui viendrait renforcer les réserves officielles en devises?

Deux scénarios

Pour faciliter le calcul, retenons deux scénarios concrets. Dans le premier, le Liban continuerait de s’enfoncer dans la crise, le blocage gouvernemental persisterait et la confiance demeurerait quasiment nulle. L’on ne pourrait donc pas inclure dans les réserves en devises une quelconque aide extérieure, ni les sommes en cash détenues par la population, ni même l’or.

En face, la masse monétaire «libanaise» se composerait, elle, des livres, incluant les 30.000 milliards de billets en circulation, ainsi qu’environ les deux tiers des 40.000 milliards en dépôt (le restant étant soit bloqué à long terme, soit relevant d’entités publiques), soit un total de 57.000 milliards de livres. Quant aux 112 milliards de dollars, l’on prendrait pour hypothèse que deux tiers environ seraient disponibles, le reste étant bloqué à plus long terme, ce qui donnerait 75 milliards.

Avec l’hypothèse que la politique de «lirification» actuelle soit entérinée pour toute la masse monétaire en dollars, et que la BDL convertisse ces 75 milliards disponibles au taux de 3900, cela donnerait 292.500 milliards de livres, et un total général d’environ 350.000 milliards. La parité d’équilibre serait alors d’un peu plus de 20.000 livres par dollar (350.000 milliards divisés par 17 milliards de réserves), une parité qui serait susceptible de se détériorer rapidement avec la baisse prévisible des réserves en dollars du fait de la poursuite des subventions.

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Si le taux de 9000 livres le dollar ne chute donc pas davantage aujourd’hui, c’est notamment parce que les retraits des comptes en dollars, payés en livres, sont fortement limités et distribués au compte-gouttes. Cela réduit fortement l’offre de livres sur le marché noir, et permet à la BDL de disposer plus librement de ses réserves en devises pour continuer de subventionner, pour l’instant, certains biens.

Le deuxième scénario est celui dans lequel le Liban réussit à trouver un compromis politique et à mettre en place un plan de redressement avec le soutien de la communauté internationale. Cela permettrait de sortir de la logique de «liquidation totale et immédiate» du bilan de la BDL et des banques, pour mettre en place des solutions intermédiaires. Dans ce cas, le pays pourrait espérer disposer de ses réserves d’or, voire de certains fonds supplémentaires provenant d’aides extérieures, ainsi que d’une petite partie des fonds en cash détenus par les particuliers qui seraient réinvestis en livres ou redéposés dans le système bancaire et captés – partiellement – par une BDL «assainie» (le reste demeurant en interbancaire, à l’international). L’on mettrait également en place un plan de subventions beaucoup plus efficace, permettant d’en réduire fortement le coût tout en s’appuyant sur l’aide extérieure. Le total des réserves disponibles en devises pourrait ainsi monter à près de 40 milliards de dollars.

La question serait alors de savoir comment traiter la masse monétaire «libanaise» : celle en livres, et, en face, celle en dollars. La simple rigueur monétaire impliquerait d’abord de stopper au plus tôt la politique de «lirification» des dépôts en dollars, les injections massives de livres libanaises pouvant entraîner le pays dans une spirale d’hyperinflation qui détruirait ce qui reste de son économie. D’un autre côté, et malgré le regain de confiance apporté par le soutien international, il serait difficile de rétablir immédiatement la libre circulation des capitaux, par peur d’une fuite massive, ce qui impliquerait le maintien du contrôle des capitaux pour un temps et son officialisation par une loi claire. Enfin, une dernière question serait de savoir comment répartir les pertes nées de la crise bancaire.

La répartition des pertes

Si beaucoup de scénarios existent pour cela, une chose est certaine : pour régler définitivement la crise bancaire, il faut en finir avec le «lollar», et faire en sorte que les dollars en compte dans les banques libanaises aient une valeur pleine et réelle. Dans les circonstances actuelles, cela implique donc de répartir les pertes, soit via un «haircut» partiel (les banques elles-mêmes, voire la Banque centrale, portant une part des pertes, notamment sur la cessation de paiement de l’État sur les eurobonds), soit via un rééchelonnement des dépôts à très long terme.

Quelle serait la proportion exacte des fonds «neutralisés» de cette manière, et celle qui deviendrait disponible ? Il est bien entendu difficile de répondre à cela de manière tranchée, vu les enjeux.  Si l’on considère en règle générale qu’environ 50% des dépôts ne seraient récupérables qu’à très long terme (soit la proportion du «haircut» appliqué actuellement aux déposants, à savoir la différence entre le taux de 3900 LL/dollar appliqué sur les retraits des dépôts bancaires en dollars, payés en livres, et le taux du marché noir), avec éventuellement une légère décote supplémentaire pour les très grands comptes ; et que les 50% restants seraient disponibles, mais avec un contrôle des capitaux strict pour une certaine période (ils seraient utilisables pour financer le commerce extérieur, pas pour faire fuir des capitaux), il devrait être possible d’allouer 30 milliards de dollars – sur les 40 disponibles – comme contrepartie «réelle» des fonds en dépôt en dollars au Liban (les fonds «frais» entrant au Liban étant, eux, comptabilisés à part).

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Il resterait alors 10 milliards de dollars pour défendre la livre. Avec une masse monétaire actuellement à 70.000 milliards, dont 57.000 milliards de livres immédiatement utilisables, le taux d’équilibre devrait se situer autour de 6000 livres libanaises le dollar (contre 9000 actuellement sur le marché noir), à condition de ne pas imprimer davantage de monnaie.

Car pour stabiliser ce taux, voire l’améliorer, tout en remboursant progressivement les détenteurs de dépôts en dollars, le Liban devra adopter une stricte politique budgétaire et monétaire. Il devra s’interdire tout déficit, rationaliser les subventions (et non les interrompre), contingenter strictement l’émission de nouvelle monnaie nationale, et enfin maintenir en parallèle l’équilibre de la balance des paiements (sans recourir à une quelconque «ingénierie» financière), à travers une politique d’encouragement aux exportations et au tourisme par des incitations fiscales, financières et règlementaires, tout en rétablissant la confiance pour encourager l’entrée de capitaux. En ce sens, la solution idéale serait un mix des deux méthodes, celle du «currency board» accompagnée d’un équilibre de la balance des paiements. Il s’agirait donc d’adopter une véritable discipline accompagnée d’une politique volontariste, en rupture avec ce qui s’est produit depuis trois décennies.


* Fouad Khoury Hélou est économiste, auteur de «Mondialisation : la mort d’une utopie», paru en 2017 aux éditions Calmann-Lévy