Architecte, Jana Haidar est membre du collectif Public Works Studio, et travaille notamment sur la plateforme Housing Monitor, qui défend le droit au logement pour les populations les plus vulnérables.
La plateforme Housing Monitor a recensé de nombreux cas d’expulsions, en particulier de réfugiés et de travailleurs migrants sous l’effet de la crise économique. Pourquoi ces populations sont-elles particulièrement vulnérables en matière de logement?
D’une manière générale, les populations vulnérables sont celles qui paient le plus lourd tribut du fait de la crise économique. Dans les discriminations dont elles sont victimes, l’accès au logement est central. Ce problème, déjà très délicat d’ordinaire, s’est exacerbé avec l’explosion du port de Beyrouth et l’épidémie de Covid-19. Les travailleurs étrangers et les réfugiés sont souvent parmi les premiers à perdre leur emploi et se retrouvent dans une situation d’insolvabilité. Ils sont incapables de payer les loyers exigés même quand il s’agit d’appartements partagés, un type d’arrangement qui concerne presque 50% d’entre eux, selon nos études. Inévitablement, on assiste à une hausse du nombre d’expulsions, sans que l’extrême précarité de ces populations ne soit prise en compte par le gouvernement d’une façon ou d’une autre. Je précise que le phénomène n’est pas propre à Beyrouth: il concerne le pays dans son ensemble.
Que faites-vous pour tenter d’éviter l’éviction de populations fragiles?
En partenariat avec d’autres associations, notre plateforme essaie de négocier d’un point de vue juridique avec les propriétaires afin de donner aux locataires un peu plus de temps, ou éviter leur expulsion. Il arrive par exemple que les propriétaires conservent les passeports ou les titres de séjour de leurs locataires comme une «garantie». On cherche aussi à documenter les cas d’expulsions, non pas pour accabler les propriétaires – dont certains sont aussi dans une situation difficile et ont absolument besoin des loyers pour survivre – mais pour en comprendre les dynamiques. Le phénomène est extrêmement préoccupant, car la gentrification de certains quartiers ne prive pas seulement les populations d’origine d’un logement, mais aussi du réseau de soutien qui leur permettait de survivre à la crise.
Les expulsions sont-elles aussi liées à la reconstruction de Beyrouth après le 4 août?
La réhabilitation des logements entraîne dans certains quartiers populaires l’éviction de son ancienne population. Même quand les réparations se font a minima, elles favorisent une montée en gamme du logement et donc une augmentation des loyers. C’est typiquement le cas à la Quarantaine où les logements abordables sont désormais très difficiles à trouver. Dans l’une de nos enquêtes de terrain, l’un des résidents interrogés estimait que sur les 150 familles qui vivaient dans son quartier avant l’explosion, seule une centaine y habitait toujours quelques semaines après. Certaines ont été évacuées au moment de l’explosion et n’ont jamais pu retrouver leur logement. Ces populations vulnérables ont peu de moyens de se défendre. Souvent elles n’ont pas de papiers en règle et évitent police et justice. De fait, elles se plient à un système d’éviction illégale.
La zone la plus impactée par l’explosion a été placée «sous étude». Ce qui était censé geler les transactions. Cela n’a-t-il pas permis d’arrêter les expulsions?
La décision de placer la zone sinistrée «sous étude» n’avait pas pour but de protéger les locataires ni même les résidents. Selon moi, cette mesure répondait d’abord à une préoccupation d’ordre communautaire: il s’agissait d’empêcher les ventes de terrains ou d’immeubles d’une communauté à une autre. Le gel des transactions dans la zone implique en théorie la prolongation des contrats de location, qu’ils soient formels ou informels. Mais cela ne règle en rien le problème central: l’absence d’application des lois. La mise sous étude ne modifie pas le rapport de force: les plus vulnérables le sont tout autant et des évictions ont bien lieu dans cette région, malgré ce que disent les autorités.