Le Liban n'échappe pas à l'engouement pour les crypto-actifs. En pleine crise financière, les Libanais utilisent le plus célèbre d’entre eux, le Bitcoin, pour contourner les restrictions bancaires, mais surtout pour essayer de préserver la valeur de leurs économies. Un pari qui n’est pas sans risques.
Début février, le patron de Tesla Elon Musk annonçait que son entreprise avait investi 1,5 milliard de dollars dans le Bitcoin. Dans la foulée, le plus célèbre des crypto-actifs était pris d'une frénésie mondiale, son cours passant de 39.000 dollars à 57.000 dollars en quelques jours, un record depuis sa création, avant de retomber autour de 47.000 dollars quelques jours après. «Le Bitcoin a atteint un niveau 10 fois supérieur à celui de l'année dernière, cette tendance s'inscrit dans un boom global sur le marché des actifs, lié à l'augmentation très rapide de la masse monétaire et à la baisse drastique des taux d'intérêt, dans le cadre des politiques pro-activité», explique Jacques Sapir, économiste et directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).
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Le Liban n’échappe pas à cet engouement: «Sur notre groupe, le volume des transactions représente désormais entre 2 et 3 millions de dollars par mois, contre un million avant la crise», raconte Marcel Younes, le créateur de «Bitcoin du Liban», la plus grande communauté libanaise de crypto-actifs sur le réseau Télégram. Les cartes de paiement libanaises n’étant pas acceptées sur les plateformes de trading spécialisées dans les crypto-monnaies, les échanges se font en effet de gré à gré, (ou «over the counter» en anglais) à travers des groupes sur les réseaux sociaux mettant en relation acheteurs et vendeurs.
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«On voit passer environ 20 transactions par jour, dont le montant se situe en moyenne entre 50 et 2000 dollars. Il y a eu une vente à presque 500.000 dollars, mais cela reste marginal», ajoute-t-il. Si le marché reste globalement restreint, la tendance est clairement à la hausse. «La communauté est en plein essor, on est passé de 200 à 1700 membres en moins d'un an, avec une nette accélération ces trois derniers mois», continue Marcel Younes.
Un intérêt croissant
Le phénomène remonte toutefois à plus loin. «L’envolée du cours du bitcoin fin 2020 a convaincu de nombreux particuliers, motivé par le FOMO («fear of missing out», en anglais, ou l'angoisse de l'occasion manquée), de se lancer dans la crypto-monnaie, et les petites transactions ont explosé. Mais il y avait déjà eu une première vague, il y a un an et demi, le Bitcoin ayant constitué pour certains une valeur refuge en réponse à la crise bancaire», explique Mahmood Dgheim, bitcoiner de 29 ans qui travaille dans la blockchain.
Né d'un projet libertarien initié en réaction au rôle joué par les banques centrales après la crise des subprimes de 2008, le Bitcoin a pour ambition d'être un moyen de paiement décentralisé et dérégulé. Au Liban, cette défiance a trouvé un écho particulier avec la crise. «Contrairement aux montages financiers et le système de Ponzi à travers lesquels la BDL a dilapidé notre argent, le Bitcoin offre un moyen pour les individus de reprendre le contrôle sur la manière dont leur argent est investi», estime Jad, musicien et producteur de 33 ans, qui vient d'acquérir ses premiers actifs numériques.
Contourner les restrictions bancaires
Dans ce contexte, les aficionados du Bitcoin lui trouvent deux principaux avantages. Le premier est de pouvoir contourner les restrictions informelles mises sur la circulation des capitaux depuis plus d'un an et demi. «Il est possible de recevoir et de transférer des sommes importantes de Bitcoin, presque instantanément et sans aucune restriction», explique Mahmood Dgheim.
Une simplicité qui a séduit notamment les membres de la diaspora. «Au début de la crise, beaucoup de Libanais de l’étranger ont rejoint les groupes d'échange de Bitcoin pour savoir comment ils pouvaient transférer de l’argent à leur famille au Liban sans passer par les banques», raconte Thomas Semaan, 25 ans, bitcoiner depuis 2016, qui anime Al3a, un podcast consacré à la thématique. Elle a aussi convaincu certains freelancers libanais recevant des paiements de l'étranger. C'est le cas de Georgio, 26 ans, qui se fait désormais payer en Bitcoin par un client situé aux États-Unis pour son travail d'illustrateur.
«Les difficultés pour récupérer mon salaire en fresh s'accumulaient: au début de la crise, les agences spécialisées dans les transferts restituaient les sommes virées en livres libanaises, à un taux inférieur à celui du marché parallèle». Si cette mesure a été révoquée depuis, le manque de confiance dans les banques et les frais imposés sur les transferts et les comptes « en dollars frais» ne lui ont pas fait changer d’avis. «Je n'ai pas l'intention de remettre un dollar dans le système, qui sait quelle circulaire va encore nous attendre?», affirme-t-il. Le jeune homme reçoit ainsi son salaire en Bitcoin, sur son portefeuille électronique, dont il revend une partie en dollars au Liban, pour couvrir ses dépenses quotidiennes. S’il est aussi possible de payer directement en crypto-actifs – de plus en plus d’entreprises internationales, comme le site de réservation d’hôtels Expedia, ainsi que certaines entreprises libanaises, acceptent désormais le Bitcoin comme moyen de paiement – cet usage reste encore peu répandu.
Les transferts de Bitcoin ont toutefois, eux aussi, un coût, qui peut varier de moins d'un dollar à plus de 10 dollars, en fonction de l'engorgement du réseau et du délai de réception, mais contrairement aux virements bancaires, ces frais ne sont pas proportionnels au montant envoyé.
Autre avantage quand on vit dans un pays comme le Liban «personne ne te demande de justifier le virement», explique Oussama (le nom a été changé), un autre aficionado libanais du crypto-actif. Un laxisme au niveau des procédures de lutte contre le blanchiment d’argent qui s’est avéré salutaire pour le jeune homme. «Je recevais régulièrement par Western Union des rémunérations venant de l'étranger pour mon travail mais du jour au lendemain j'ai été mis sur liste noire par l'agence», déplore-t-il, suspectant que son nom et sa résidence au Moyen-Orient aient joué un rôle dans cette mise au ban subite.
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Une réserve de valeur
Deuxième et principale fonction du crypto-actif, offrir «une réserve de valeur» face à la crise. «C'est désormais cette fonction d'investissement qui prédomine, elle a d'ailleurs permis à certains bitcoiners libanais, qui ont investi au bon moment, de compenser une partie de la décote infligée sur les dépôts avec la crise», explique un autre membre actif de la communauté, Mohamed Noureddine, 26 ans.
Au niveau mondial, la star des crypto-actifs est de plus en plus utilisé comme un moyen de se prémunir contre l'inflation causée par les politiques accommodantes des banques centrales, l'émission du crypto-actif se faisant par la technologie du minage, à un rythme décroissant et non modifiable, dont le plafond est prévu dans le code initial à 21 millions d'unités. «Le Bitcoin est limité dans l'offre alors que la demande ne cesse de croître, ce qui fait de lui une monnaie à tendance déflationniste, dont le cours a tendance à s'apprécier, comme un équivalent numérique de l’or», explique Mahmood Dgheim. Sa valeur est certes très volatile à court terme, mais l'évolution du prix moyen du Bitcoin, depuis sa création, est en effet la hausse.
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L'argument séduit en tout cas dans des pays comme le Venezuela ou l'Argentine, qui font face à une inflation galopante et un dévaluation de leur monnaie locale. Le site Chainalysis faisait ainsi figurer le Venezuela à la troisième place pour ce qui est de l'adoption du crypto-actif, tandis que la capitale argentine était désignée par Forbes comme la deuxième ville au monde pour son utilisation du Bitcoin. «On est encore loin d'une telle adhésion au Liban», nuance Thomas Semaan. Mais certains, comme Sara, une jeune bitcoineuse de 24 ans, ont déjà fait le pari. « J'ai retiré la totalité de mes dépôts dans les banques libanaises et placé 70% de mon argent dans les crypto-monnaies», dit la jeune femme. «Au lieu de dormir sous un matelas, mes actifs sont stockés dans mon portefeuille électronique, et personne ne peut me les voler», ajoute-t-elle.
Un actif spéculatif ?
L'extrême volatilité du Bitcoin incite toutefois de nombreux experts à la prudence. En 2017, par exemple, son cours est passé rapidement d'environ 1000 dollars à 20.000 dollars, avant de s'effondrer à nouveau à quelques milliers de dollars. Un cours erratique qui en fait «un actif spéculatif», dont la valeur ne dépend que de la demande sur le marché. Or, «il est très probable que du jour au lendemain les banques centrales décident d’interdire toute opération de Bitcoin, ce qui provoquerait l'explosion de la bulle», dit Jacques Sapir.
Pour l'économiste, les restrictions pourraient s’intensifier dans les années à venir, d’autant que l’absence d’encadrement légal et l’anonymat que confèrent les crypto-actifs à leurs détenteurs entravent les efforts de lutte contre le blanchiment. La taxation des plus values sur les actifs numériques imposée par certains États, comme c’est le cas en France depuis 2019, est selon lui un premier pas dans cette tentative de contrôle des autorités. «Ce ne serait pas la première fois que les banques centrales cherchent à empêcher l’usage de certains actifs de placement, il faut se rappeler qu'en pleine récession, les États-unis n'ont pas hésité à interdire aux particuliers de posséder de l'or (l’interdiction a été maintenue jusqu'en 1975, NDLR), de telles mesures pourraient très bien être prises à l’encontre du Bitcoin», poursuit l'économiste.
Des banques centrales méfiantes
Au Liban, la Banque centrale a interdit l'achat de crypto-monnaies à travers des cartes de paiement locales sur les plateformes de trading dès 2013. La BDL soulignait alors «la nature hautement spéculative des monnaies digitales et le fait qu’elles ne soient garanties par aucune banque centrale ce qui les rend extrêmement volatiles».
Par conséquent, l’achat et la vente de bitcoin au Liban implique un échange de dollars en espèces contre un transfert de Bitcoin, via le partage d'un code généré par le portefeuille électronique de l'acheteur, le plus souvent à travers un intermédiaire. Or les intermédiaires prennent en général une commission oscillant entre 3% et 5%. Avec ce que cela comporte comme risques d'arnaques, «d'autant qu'avec la crise, les gens sont désespérés», déplore Marcel Younes. C'est ce qui est arrivé à Abdallah, 36 ans, qui après avoir organisé en ligne un échange de dollars contre Bitcoin, n'a jamais reçu le virement convenu. Il a perdu l'équivalent de 3000 dollars de Bitcoin à l'époque, soit «15. 000 dollars aujourd'hui, sans recours légaux possibles», raconte-t-il.
«L'évolution de la législation est nécessaire si l'on veut aller de l'avant», plaide Marcel Younes. Mais cela dépend du bon vouloir des banques centrales. «Le Bitcoin, qui est véritablement un actif et non pas une monnaie, n'est pas en mesure de proposer un contre-pouvoir, qui possèderait ses propres capacités de réglementation, permettant de contourner celles des banques centrales. En fin de compte, la capacité des États de réglementer les crypto-actifs reste totale», conclut Jacques Sapir.