Pour soutenir sa base électorale et apaiser les tensions au sein de sa communauté, le « parti de Dieu » multiplie les programmes sociaux, avec notamment le lancement de la carte al-Sajjad, dont la pérennité semble déjà compromise.
Il y a quelques semaines, le Hezbollah a lancé la carte al-Sajjad, du nom du quatrième imam chiite Ali Zayn al-Abidin, plus connu sous le surnom d’As-Sajjad, le « prosterné » (devant Dieu). Elle permet à ses bénéficiaires d’accéder à la chaîne de supermarchés al-Nour, jusque-là accessibles aux seuls employés du parti chiite. Avec à la clef, d’importantes ristournes, - au moins 50 % - sur des produits de première nécessité comme l’huile, la farine ou le riz. «Plusieurs dizaines de milliers de personnes bénéficient déjà de la carte al-Sajjad et presque autant sont en attente de l’acceptation de leur dossier. Tout le monde peut y postuler, sans barrière confessionnelle ou politique», se félicite le député (Hezbollah) Hussein Hajj Hassan. Une « ouverture » qui achoppe cependant sur la réalité : «Pour avoir accès à la carte, il faut passer par les services sociaux du Hezbollah. Même si ce n’est pas impossible, j’imagine assez mal un chrétien ou un sunnite s’y résoudre», s’amuse un ancien militaire, dont le fils, membre du Hezbollah, détient la carte al-Sajjad.
La majorité des marques vendues sont iraniennes, dans une moindre mesure syriennes ou libanaises. «Ce n’est pas la meilleure qualité, mais c’est convenable pour des produits de base», estime-t-il également. En fonction de la situation de chaque famille, les bénéficiaires peuvent dépenser entre 300.000 et 450.000 livres libanaises par mois dans ces supermarchés, implantés aussi bien en banlieue sud que dans la Békaa ou le sud du pays. «Pour les familles les plus démunies, le Hezbollah offrait même un bonus de 200000 livres libanaises supplémentaire à dépenser en plus le mois dernier dans ces supermarchés», précise Ali (le nom a été changé à sa demande), qui s’est lui aussi abonné au passe.
Ce nouveau programme permet en outre de bénéficier de prestations médicales à prix réduits dans les 48 centres, dispensaires et hôpitaux affiliés au Comité islamique de Santé du Hezbollah, l’organisme chargé d’élaborer les politiques de santé du parti au sein du parti. «Au besoin, on a aussi accès à des médicaments, à prix très réduits voire gratuitement», ajoute ce coursier.
Clientélisme politique
La carte al-Sajjad a fait couler beaucoup d’encre au moment de son lancement. L’initiative n’a pourtant rien d’isolé. De nombreux partis politiques traditionnels voient dans la crise économique, qui secoue le pays, l’opportunité de se montrer à nouveau indispensables vis-à-vis de leur base politico-confessionnelle. Ebranlés par le mouvement de contestation de 2019, beaucoup de leaders profitent de la détérioration des conditions économiques pour renforcer leur emprise en s’appuyant en particulier sur la distribution de colis alimentaire, éventuellement le paiement de factures ainsi que de passe-droit dans l’accès aux hôpitaux ou aux vaccins contre le Covid-19. A l’opposé du spectre politique, le chef des Forces libanaises ne s’en cache pas : le parti passe par des associations qui lui sont affiliées pour fournir des soins médicaux gratuits et des colis alimentaires. Dans un entretien avec Menanews, un site proche du parti, Samir Geagea affirmait avoir déjà distribué plus de 60.000 colis en 10 opérations depuis l’explosion au port de Beyrouth, en août 2020. Le courant du Futur, lui, a choisi d’offrir des vaccins gratuits contre la COVID-19 à sa clientèle.
Ce qui en revanche distingue l’action du Hezbollah, c’est son amplitude. Certes, le parti s’appuie depuis toujours sur un très important réseau de services sociaux. «En pratique, le parti a mis en place ses propres services sociaux, indépendamment de ceux fournis par l’État, qu’il a structuré autour d’un noyau d’institutions autonomes, dont l’intervention groupée lui permet d’offrir un très large panel d’aides», écrit Joseh Daher dans son ouvrage The political economy of Lebanon’s Party of God. De ce point de vue, la carte al-Sajjad n’est que la dernière action d’un plus vaste réseau de soutien aux populations dans les régions où le parti chiite domine. Car avec la crise qui s’approfondit, son assistance se renforce.
Le parti a ainsi offert du diesel à quelque 20 000 familles de la Békaa afin notamment d’alimenter les générateurs. Dans plusieurs villages du sud, il a réalisé des donations en nature (denrées, vêtements, matériels électroniques pour les écoles…) pour un montant – impossible à vérifier - que ses partisans estiment à quelque 22 milliards de livres (20 millions de dollars au cours du marché noir). A cela s’ajoute le programme al-Hakoura de la fondation Jihad al-Binaa. Celle-ci offre depuis quelques mois une « box » de semences à planter (tomates, concombres, courgettes…) pour 15000 livres libanaises afin de sécuriser une partie des légumes de base de l’alimentation libanaise.
Sans compter sur l’institution d’Al-Qard al-Hasan, qui finance des micro crédits pour des projets agricoles ou industriels. Selon des statistiques fournies par le député Hassan Fadlallah (Hezbollah) à la chaîne Al-Manar le 7 avril dernier, 300 projets ont déjà été acceptés ; 2.000 seraient en phase d’évaluation.
En tout, le Hezbollah aiderait directement 50.000 familles défavorisées depuis le début de la crise – une communauté qui a atteint 100.000 foyers pendant le Ramadan – si on en croit les déclarations du député.
Grand flou sur le financement
C’est cependant le seul chiffre qu’on arrive à tirer des cadres du parti. Car sur le financement de ces aides le parti de Dieu reste très approximatif… voire refuse d’en discuter. Officiellement, les produits vendus dans les supermarchés al-Nour ne sont pas achetés ou s’ils le sont c’est à prix cassés. «La plupart proviennent de dons», concèdent le service de presse du parti qui poursuit : «Il peut s’agir de pays amis qui offrent des marchandises pour améliorer le quotidien des Libanais ou bien de dons de riches hommes d’affaires (chiites, NDLR) du Liban ou de la diaspora notamment africaine».
Mais parmi ses adversaires, on soupçonne ces actions caritatives d’être financées par des opération de contrebande et le trafic de drogue. «La mise en œuvre des sanctions américaines contre l’Iran a eu des répercussions pour le Hezbollah, qui a perdu sa principale source de financement. Avant les sanctions, on estimait que l’Iran lui octroyait environ 700 millions de dollars annuels. Aujourd’hui, Téhéran ne fournit plus que le quart de cette somme. Le Hezbollah a donc dû ‘’diversifier’’ ses revenus », affirme Hanin Ghaddar, chercheuse au Washington Institute for Near East Policy.
Selon la chercheuse, la milice chiite s’appuierait désormais sur le trafic de drogue, en particulier de Captagon, une amphétamine dont on a retrouvé plusieurs cargaisons dissimulées notamment dans des chargements de fruits en provenance du Liban à destination de l’Arabie saoudite. Il se serait également engagé dans des opérations de contrebande, en particulier de produits subventionnés. «Au Liban, le parti chiite les achète avant qu’ils ne soient disponibles dans les magasins de détails pour les revendre en Syrie lorsqu’il s’agit d’essence ou de mazout, ou dans les pays africains quand il s’agit de denrées périssables et de médicaments. Puis il récupère des marchandises iraniennes, syriennes… qu’il offre à prix réduits à la population libanaise, se donnant ainsi le beau rôle», accuse-t-elle.
Le renforcement de ses programmes d’assistance révèlent en tout cas une urgence : «le Hezbollah doit tenir compte de la montée d’une grogne sociale au sein de la communauté chiite», explique un analyste politique, basé à Dubaï, qui préfère garder l’anonymat. Une sourde colère qui s’est exprimée dès 2019 quand de nombreux chiites sont descendus manifester aux premiers jours de la Thawra contre des conditions de vie de plus en plus difficiles.
Tensions au sein de la communauté
Ce mécontentement prend aujourd’hui davantage d’ampleur du fait qu’une partie des employés du Hezbollah continue d’être payés en dollars, notablement les membres de sa branche armée selon différents témoignages, alors que la majorité de la communauté chiite et de la population libanaise, elles, subissent la dépréciation de la livre libanaise et survivent de facto avec des salaires qui ne valent plus rien. «Cette tension est en particulier évidente entre les partisans du Hezbollah et ceux de Amal. Avant la crise, rejoindre les rangs des combattants du Hezbollah, c’était épouser une cause pour un salaire symbolique - autour de 300 vrais dollars par mois. En échange, le parti garantissait de nombreux avantages sociaux. Mais aujourd’hui gagner 300 dollars par mois, c’est vivre avec presque l’équivalent de quatre millions de livres libanaises. A contrario, les partisans de Amal qui ont, eux, davantage colonisé la fonction publique, subissent de plein fouet la dévaluation », avance cet expert. Les différentes mesures d’accompagnement de la crise récemment mises en œuvre par le Hezbollah seraient alors en priorité un moyen d’apaiser les tensions au sein entre les partisans de ces deux partis, qui se partagent la représentativité politique de la communauté chiite.
Pourra-t-il les maintenir indéfiniment ? La milice chiite reste, par exemple, très vague quant au délai pendant lequel elle compte maintenir la carte Al-Sajjad. « Elle sera maintenue tant que la crise durera », se contente d’indiquer un porte-parole du parti. Mais beaucoup en doutent même parmi les proches du premier cercle. « Je ne crois pas que le Hezbollah ait les moyens de maintenir longtemps sa politique si la crise s’éternise », ajoute l’un d’entre eux. Parmi les témoignages recueillis, plusieurs détenteurs de la carte se sont d’ailleurs plaints de premières pénuries. « On ne trouve plus d’huile végétale », s’inquiète l’un d’entre eux. « Les nouvelles demandes sont actuellement gelées », ajoute une source qui suit le dossier.
L’ampleur de la crise est telle que la milice chiite, qui a bâtit sa popularité en se substituant à l’Etat, en arrive aujourd’hui à lui demander de prendre le relais. « C’est au gouvernement de trouver une solution ; le Hezbollah n’agit que dans l’attente de son intervention », dit Abdel Halim Fadlallah, directeur du Centre de consultation pour les études et la documentation, proche du parti. Mais quand on lui demande qu’elle est justement la solution et quels sont les mesures préconisées par le Hezbollah, la réponse est beaucoup plus vague. « Il y a plusieurs options sur la table. Le gouvernement doit proposer une carte de financement ou une carte de rationnement selon s’il opte pour une levée totale ou partielle des subventions. Il peut décider par exemple de lever les subventions sur l’essence, et donner des coupons en contrepartie aux plus démunis, ou les maintenir pour un temps s’il s’avère que la contrebande n’est pas aussi importante qu’on le dit. Il faut une enquête plus poussée à ce sujet. Quant au financement, il peut provenir des aides étrangères, notamment le FMI, et/ou des réserves en devises restantes. Tout cela nécessite des études précises et des décisions, idéalement, prises en amont ». Sauf que depuis un an et demi, rien n’est fait.