Les jeux sont peut-être politiques, mais les enjeux sont économiques. Le Casino – vache à lait
a distribué beaucoup de dividendes “parallèles” depuis sa réouverture. Pari gagnant pour certains.
Jusqu’à la fin des années 80, le Casino du Liban n’avait jamais fermé complètement ses portes. Mais, ses activités n’avaient qu’un faible apport financier contrairement à la participation de 25 % que possède “la compagnie du Casino du Liban” dans le casino de Madrid et qui lui a permis de traverser l’épreuve de la guerre.
Rafic Hariri, dès son arrivée au pouvoir, nourrit des ambitions de reconstruction qui comprennent de toute évidence le Casino du Liban, dont la concession est renouvelée pour 30 ans. Habib Lteif, un ancien de l’Administration libanaise, est nommé PDG de la société dont la majorité des actions est détenue par Intra, le reste étant réparti entre le groupe Abela (25 %) et d’autres actionnaires. Or, Intra est elle-même détenue par la Banque centrale, ce qui confère indirectement au gouvernement un pouvoir de décision sur les affaires du Casino du Liban.
Un appel d’offres international est lancé pour assurer la gestion technique du Casino qui sera finalement remporté par un joint-venture réunissant “London Club”, société anglaise spécialisée dans les jeux, et la société Abela, elle-même actionnaire du Casino. La construction a été adjugée à la société “al-Mabani” pour le montant de 25 millions $ auxquels s’ajoutent des frais d’indemnités et des arriérés dus à l’État qui portent le montant total du redémarrage du Casino à 50 millions $.
Le Casino est réinauguré le 4 décembre 1996 et le premier mois d’exploitation consacre le succès du projet avec 6 millions $ de rentrées – et autant de convoitises et de problèmes. Mais quels sont en détail ces problèmes ?
1 London Club – Abela
Le montant du contrat avec l’ATDC (joint-venture regroupant Abela et London Club) qui se chiffre à 7 millions $ par an pour une durée de 10 ans (à partir de décembre 1996) est jugé excessif et injustifié par certains, dont le nouveau PDG du Casino, Élie Ghorayeb. Excessif car considéré non proportionnel à l’effort fourni par les employés de l’ATDC. Ceux-ci arguent, de leur côté, qu’on les empêche justement de mener leur mission avec le professionnalisme qui convient à ce type de travail. Un professionnalisme, disent-ils, qui a fait déjà leur réputation par ailleurs. Les conséquences de ce conflit pas tout à fait réglé : le Casino refuse toujours de payer le montant des prestations réglementaire à Abela.
Les reproches adressés au London Club ne portent pas seulement sur le montant de ses prestations, mais s’étendent aussi à «la politique de drainage des clients» qu’appliquerait le groupe britannique, selon ses détracteurs. Ainsi London Club serait en train d’attirer les gros clients du Casino du Liban, notamment les ressortissants des pays arabes, vers ses propres établissements à Londres ou au Moyen-Orient.
Mais ces accusations que les milieux de la direction mettent en avant n’ont pu être prouvées. Certains responsables au sein du Casino affirment cependant que ce conflit d’intérêts était prévisible et qu’il aurait dû pousser l’administration à choisir à l’origine une société gérante basée aux États-Unis ou en Extrême-Orient.
2 Le personnel
Selon diverses estimations, 800 employés seraient suffisants pour le bon déroulement du travail. Tel fut le résultat d’une première étude établie sur la question. Elle considère donc que 300 à 400 emplois seraient de trop. Mais le licenciement des excédentaires se heurte aux rigidités de la classe politique, souvent à l’origine de ces embauches inutiles.
C’est que, dès l’ouverture du Casino, des politiciens influents cherchaient à placer leurs partisans. Cela se passait de la façon suivante : ils faisaient parvenir au Casino leurs listes de candidats qu’ils aimeraient faire embaucher. Habib Lteif, alors PDG du Casino, tentait de résister à ces pressions, mais la plupart du temps n’avait d’autre choix que d’exécuter, soit au prorata des demandes, soit selon l’influence du politicien en question. Sa marge de manœuvre était limitée, car il avait peu de soutien. L’avantagé principal fut Nabih Berry à travers le PDG d’Intra, Mahfouz Skeiné : plusieurs dizaines d’employés ont pu ainsi être embauchés. Ce qui déplut à d’autres pôles politiques, et surtout aux personnalités du Kesrouan et de Jbeil historiquement influentes au sein du Casino. Elles crièrent alors à l’injustice, en arguant du fait que «les partisans de Berry ont eu à leur disposition la MEA et Intra (pour s’en tenir aux sociétés étatiques) et pourraient bien leur laisser la prérogative du Casino», qui se présente depuis toujours comme moyen de survie pour Kesrouan et Jbeil.
Concernant le problème des croupiers, Habib Lteif a, dans le souci de limiter les fuites, supprimé la société de gestion de jeux. Celle-ci coexistait avec la société du Casino du Liban, centralisait les pourboires reçus par les croupiers, et était donc incontrôlable. Depuis, les croupiers ne perçoivent plus de pourboires et leur rémunération est calculée au prorata des gains de la table. Ce qui rend le contrôle plus efficace.
Depuis l’arrivée du nouveau PDG Élie Ghorayeb, tous les secteurs du Casino ont pu être réorganisés autant que possible. Il œuvrait à renégocier différents contrats à des montants inférieurs. La facture de l’entretien est par exemple passée d’un million de dollars à 200 000 $, celle du nettoyage de 50 à 20 millions LL… Mais le bilan financier positif de cette campagne, qui a permis au Casino de réaliser des bénéfices de l’ordre de 22 millions $ pour l’exercice 2000, n’est pas unanimement salué. Complexe touristique de luxe par excellence, le Casino a, selon les détracteurs du PDG, perdu de sa superbe à cause des coupes réalisées dans son budget. En tout cas, Élie Ghorayeb a surtout été strict en ce qui concerne l’application de la loi, de quoi provoquer un conflit avec plusieurs membres du conseil d’administration, entre autres personnalités. On se souvient que cheikh Rouchaid el-Khazen a dû être hospitalisé, suite à une altercation avec le PDG.
Élie Ghorayeb insistait pour que les règlements en vigueur soient minutieusement appliqués. Les plus petits détails étaient pris en considération : l’absence au travail de l’employé X deux jours de suite était loin d’être une affaire négligée. Il aurait essayé de contrôler autant de problèmes que possibles, et ses détracteurs de continuer : à part bien sûr les problèmes labellisés “sans solution”. Dont notamment l’affaire des employés excédentaires, avec certains d’entre eux uniquement présents à la fin du mois. En tout cas, le style de Ghorayeb dérangeait les ambitions financières de ceux qui profitaient davantage du statu quo.
Sur un autre plan, le personnel du Casino semble être privilégié par des salaires alléchants. Une simple secrétaire touche près de 1 000 $ par mois. Sans oublier les bonus comptant parfois jusqu’à 80 % du salaire, les repas gratuits, les bourses scolaires et universitaires et les frais de transport…
3 Les usuriers
Le contrôle des usuriers qui pullulent à l’entrée du Casino est quasiment impossible, bien que leur activité soit contraire à la loi. Ils représentent en gros les différents politiciens influents. Leur rôle consiste à rechercher le client en manque de liquidité et à lui proposer directement de l’argent. Dans ce cadre, la complicité de quelques employés, et leurs tuyaux concernant certains joueurs est précieuse. La traite – ou chèque postdaté (généralement du lendemain) – que le client signe offre un gain substantiel au créancier, de l’ordre de 5 % par jour. Un récent incident entre un usurier et une cliente – qui n’a pas honoré sa dette – a provoqué une bagarre rangée et nécessité l’intervention des forces de l’ordre.
Certains soutiennent que l’endettement se fait également auprès du bureau de change à l’intérieur du Casino. Ce bureau a été cédé dès l’ouverture du Casino à l’homme d’affaires Sarkis Chalhoub, qui voulut grâce à ce comptoir prendre à sa charge, outre les opérations cambio classiques, le versement de cash contre chèques personnels ou cartes de crédit. Le fait qu’il ait prêté lui-même de l’argent est possible sans être confirmé : l’administration de l’établissement ne peut empêcher quiconque de s’endetter, même si l’activité n’est pas supposée se dérouler au sein même du Casino.
Enfin, Sarkis Chalhoub a préféré se retirer de l’affaire, jugée à terme non rentable. Il s’acquittait d’une redevance mensuelle forfaitaire de 187 000 $ à la société du Casino.
4 La fraude
Les tentatives de blanchiment d’argent, de fraude et d’usage de faux sont le lot quotidien de tous les casinos du monde, mais le Casino du Liban semble s’être paré d’instruments de grande technicité et d’un système de contrôle très perfectionné pour se prémunir contre ces manœuvres frauduleuses. Les caméras à rayons infrarouges qui repèrent l’alliage de métaux contenu dans les jetons révèlent un soir, en 1997, l’existence de grandes quantités de fausses fiches sur une table de jeux. L’affaire fut rapidement réglée, sans bruit, et les jetons ont été immédiatement changés. Pourtant, les faussaires ont été arrêtés et leur nationalité (syrienne) ne leur fut d’aucune aide. La Syrie assure une couverture politique du Casino, depuis sa réouverture.
Une autre affaire financière a éclaté également il y a quelque temps. Il s’agissait de fausses factures présentées à la Sécurité sociale. Les responsables de cet abus sont aujourd’hui détenus et en cours de jugement. Ils sont au nombre de cinq. Ce n’était pas le fait de simples employés, mais d’un responsable au sein du Casino, qui établissait de fausses feuilles de soins au nom d’employés réels, mais pour des maladies fictives.
5 Les litiges
À part le litige qui oppose le Casino à la Caisse nationale de sécurité sociale, qui crie à la fraude, le ministère des Finances chargé des redevances que doit prélever l’État en vertu de l’accord signé entre les deux parties est aussi en conflit avec le Casino.
Le contrat entre les deux parties fixe la part de l’État à 30 % des revenus durant les 10 premières années d’exploitation, part qui sera augmentée de 10 % les dix années qui suivent pour atteindre 50 % les dix dernières années du contrat. Or, le problème est le suivant : le Casino s’est bel et bien acquitté de sa redevance de 30 %, mais il l’a fait sans inclure les bénéfices des 362 machines à sous dans ses profits. Le gouvernement ne prévoyait pas que les machines à sous pouvaient faire autant d’argent.
Cette “omission” fut longtemps tolérée en contrepartie du versement d’un forfait annuel minime de 1,5 million LL par machine. Somme qui peut être “avalée” en une demi-journée. De sorte que ce règlement a déplu au ministre Georges Corm, qui, sous le gouvernement Hoss, ouvre le dossier en réclamant au Casino 19 milliards LL, intérêts et pénalités non inclus. En fin de compte, un montant de 20 milliards LL a été versé, en attendant le règlement final.
D’un autre côté, lors de la rénovation du Casino en 1993, la construction d’un hôtel était prévue par le contrat initial avec une pénalité de non-exécution de 15 millions $, un montant qui devra augmenter au fur et à mesure.
La réalisation de cet hôtel est très controversée et suscite l’opposition du PDG actuel du Casino en raison des doutes qui planent sur sa rentabilité, alors que les autres membres du conseil d’administration y sont favorables. Actuellement, la proposition adoptée par le ministère des Finances, puis par le Conseil des ministres semble être la seule voie de résolution de ce conflit. Le règlement permet l’annulation de la clause prévoyant la construction de l’hôtel et un abattement des pénalités et des intérêts, en contrepartie du versement du montant réglementaire (15 millions $) et de l’augmentation de 10 % de la part de l’État dans les revenus (qui passent donc respectivement à 40 %, 50 % et 60 % par tranche de 10 ans). L’État, en proposant cette solution, cherchait son profit, puisqu’il percevra aussi les arriérés échus, car le nouveau pourcentage pour les 10 premières années (40 % au lieu de 30 %) est à effet rétroactif depuis 1996. Selon ce règlement, les revenus des machines à sous ne seront plus comptés, sauf qu’ils dépassent une proportion de 65 % de l’ensemble des revenus. Actuellement, cette proportion se situe aux alentours de 35-40 %.
6 Le conseil d’administration
Ce conseil semble de plus en plus tiraillé par des conflits d’intérêts qui ont tendance parfois à prendre un aspect personnel. La session le 7 juin 2001 a concrétisé cette situation de conflit dont les principaux belligérants sont Élie Ghorayeb, PDG de la société du Casino, Mahfouz Skeiné, PDG de la société Intra, et le groupe Abela, actionnaire du Casino. La situation s’est dégradée à un tel point que la communication est rompue entre le PDG et les membres du conseil qui d’ailleurs ne se réunissent que très rarement. Cette crise semble être due à la faible représentativité du conseil d’administration nommé par le gouvernement dans lequel la société Intra ne dispose que d’un membre sur douze, alors qu’elle détient la majorité des actions. Cette réalité peut être expliquée par le fait que le pouvoir voulait faire bénéficier différents pôles influents de la classe politique. Sans oublier les conceptions opposées qu’ont les membres et le président du conseil sur le rôle du Casino.
Du point de vue rémunération, chaque membre du conseil touche 2 000 $ par mois au minimum. La plupart cependant n’ont pas un travail précis à accomplir. Il est évident que le président du conseil n’agit pas à sa guise, à moins que les autres membres ne lui cèdent un blanc-seing. Le renoncement se fait à la première réunion du conseil. Quand Élie Ghorayeb devint président, les membres du conseil ne firent pas exception. Mais ils retirèrent leurs attributions après un certain temps, suite au conflit qui a éclaté, ce qui n’empêcha pas Élie Ghorayeb de continuer à mener la barque. Notons que ce dernier est tout particulièrement soutenu par le président de la République. Élie Ghorayeb est décrit par certains comme un bosseur, intègre et bienveillant, qui fit du Casino une entreprise rentable. La preuve ? Elle échappe à la faillite contrairement à d’autres sociétés étatiques.
7 Les succursales
La proposition émanant du Conseil des ministres qui prévoit d’installer des succursales du Casino dans plusieurs villes libanaises constitue le dernier exemple du manque de coordination qui sévit entre les parties concernées par le Casino, ce projet n’ayant pas été soumis aux membres du conseil d’administration avant son adoption. Certains estiment que le projet, qui a été adopté en Conseil des ministres, devrait recevoir l’aval du Parlement. D’autres sont convaincus que le Conseil des ministres a donné le dernier mot au conseil d’administration. En tout cas, la majorité des membres du conseil se déclare opposée à l’ouverture de nouvelles branches. Selon les contestataires, une telle fragmentation favoriserait le clientélisme et le gaspillage qui découleront de l’ingérence des leaders locaux. Le projet est en particulier désapprouvé par le président du conseil d’administration qui répercute l’avis du président de la République. Ce dernier a ses raisons : un projet pareil ne fera qu’affaiblir le pouvoir central de l’administration ainsi que les revenus destinés au gouvernement.
Par contre, Pierre Achkar, président du syndicat des hôteliers, semble soutenir farouchement ce projet qui, selon lui, peut contribuer à revitaliser le secteur hôtelier au Liban.
En ce qui concerne les emplacements probables des succursales, on prévoit notamment Chtaura, Damour, Ehden, ainsi que, peut-être, les hôtels Phoenicia et Printania. Le projet des succursales est actuellement l’objet d’une rumeur qui lui fait échec, ou semble du moins retardé.
C’est que, selon des sources informées, il y aurait une prochaine vente des actions de l’État dans le Casino. L’approbation aurait déjà été donnée et l’acheteur serait déjà connu et choisi. Sérieux, il lancerait le Casino par de nouvelles perspectives (hôtel, piscine) et s’occuperait du marketing jusqu’ici assez primaire (brochures seulement). L’acheteur potentiel est une société groupant des hommes d’affaires venant de Las Vegas, du Golfe et du Liban. Ce projet serait mis à jour avant la fin de l’année. Mais le contrat de concession sera toujours détenu par l’État. En tout cas, les règles du jeu pourront subir un changement radical si les actions de l’État dans la société Intra elle-même sont vendues à des investisseurs privés. Ce qui est également envisagé à court terme.