Au milieu d’un marasme déclaré, qu’est-ce qui incite encore des investisseurs incorrigibles à placer leurs millions de dollars dans des espaces commerciaux de plus en plus titanesques ?

En 2002, la plupart des enseignes de la grande distribution, actuellement au Liban, ne sont pas des “grands magasins” dans le sens commercial du terme. Seules la franchise française BHV et une petite partie de l’ABC le sont, puisqu’ils fonctionnent à partir d’une centrale d’achat et vendent leurs produits achetés auprès de différents fournisseurs. Les autres établissements sont de grandes surfaces commerciales divisées en concessions, louées à des commerçants. La majorité de la surface de l’ABC, Concorde Galleria ou Factory suit ce modèle. Cette particularité et cette complexité se retrouvent également dans les dénominations, imprécises, de ces lieux : Galleria ou Department Store.

ABC : lettres majuscules

Les trois initiales ABC font partie, désormais, du patrimoine commercial libanais. Les résultats attestent de cette réussite, puisqu’en 2001 ABC a réalisé près de 100 millions $ de chiffre d’affaires. Avec la formule de concessions (espaces intérieurs loués à des commerçants), le flux des consommateurs n’a cessé de croître…
«Cette formule des concessions est avantageuse, puisque nous ne supportons ni le capital, ni les stocks et ni la masse salariale», explique Karim Fadel, assistant du directeur général de l’ABC.
Aujourd’hui, l’ABC Dbayé a une superficie commerciale de 17 000 m2 et regroupe plus de 170 stands autonomes qui représentent la plupart des grandes enseignes locales et plusieurs franchises internationales. «La sélection des concessionnaires se fait sur le pouvoir d’attraction de chaque marque. Plus l’enseigne sera connue, plus nous serons prêts à lui fournir un emplacement. Nous pensons à la complémentarité des produits pour que les enseignes profitent l’une de l’autre», explique Fadel. Aujourd’hui, l’ABC à Dbayé est l’espace commercial le plus visité au Liban avec plus de 2 millions de visiteurs par an, dont 60 % de gent féminine.
Depuis deux ans, ABC ne prélève plus de pourcentage sur le chiffre d’affaires des stands. Désormais, il demande un loyer annuel qui peut varier de 1 000 à 10 000 $ le m2 pour les emplacements les plus rentables. Ces loyers font de l’ABC l’un des espaces marchands les plus chers du pays. «Les contrats de location sont d’un an. Cette stratégie assure une plus grande flexibilité avec les différents concessionnaires. Cela permet aussi de ne pas renouveler les contrats des enseignes les moins performantes», précise Fadel.
En 2002, la superficie de l’ABC est occupée aux 2/3 par des stands. Mais à l’avenir, la stratégie de l’ABC est de revenir au concept initial du grand magasin, en exposant ses propres produits et de réduire la place accordée aux concessions.
ABC gère également d’autres emplacements à Hamra, Furn el-Chebback, Kaslik, Tripoli, Zahlé et Taanayel qui ne réalisent cependant que 20 % du chiffre d’affaires du groupe. La plupart sont des espaces de ventes où ABC expose ses propres produits. Seul ABC Tripoli a une dizaine de stands loués. Ces différentes boutiques de 400 à 500 m2 sont aujourd’hui dans un état plus ou moins médiocre comme le prouve celui de la rue Hamra. «Un projet de rénovation est à l’étude. Nous voulons spécialiser ces espaces dans certains produits comme la cosmétique et les accessoires féminins», explique Fadel. C’est que l’image véhiculée par ces points de vente contraste fortement avec l’image de modernité recherchée par l’ABC à Dbayé – et surtout à travers son nouveau projet colossal à Sassine.

Un colosse à Achrafieh

ABC a entrepris un ambitieux projet commercial, de 50 à 60 millions $ (sans crédit bancaire), en contrebas de la place Sassine à Achrafieh. Construit sur une parcelle de 20 000 m2, louée pour une durée de 30 ans à l’archevêché grec-orthodoxe, ce complexe aura une superficie commerciale de 35 000 m2. L’ABC Mall sera constitué d’une galerie marchande indépendante de l’ABC, de 4 niveaux, avec plus de 150 boutiques, d’un espace de divertissement avec plusieurs restaurants, 8 salles de cinéma et d’un club de sport. Ce centre commercial disposera de deux grands magasins comme locomotives commerciales. L’ABC aura son propre espace de 8 000 m2 où seront privilégiés les articles ABC (équipements de la maison, habillements). Seules quelques concessions (parfumerie et cosmétiques) seront accordées. Le second grand magasin sera une enseigne internationale. Le britannique Debenhams serait très intéressé. Cet établissement qui est l’un des grands magasins leaders en Grande-Bretagne est déjà bien implanté dans les pays du Golfe (Manama, Koweit-City, Dubaï, Doha et Riyad). Debenhams a la particularité de vendre essentiellement des produits sous sa propre marque. Ainsi, il ne sera pas en concurrence directe avec l’ABC.
«Le complexe ABC va fournir à Achrafieh un poids et un dynamisme commercial important», insiste Karim Fadel. La société mise sur une localisation à proximité des grands axes de communication au cœur de Beyrouth afin d’attirer une nouvelle clientèle qui ne vient pas fréquemment à l’ABC de Dbayé. Ce centre commercial prévoit aussi un imposant parking de 1 500 places. Cependant, ABC Mall aura les mêmes éléments que le futur projet des souks de Beyrouth au centre-ville – qui est toujours au point mort. ABC Mall espère ouvrir à la fin de l’année 2003. «Il faut ouvrir avant les souks, nous aurons ainsi un avantage. Mais nos études de faisabilité ont montré qu’à l’avenir les deux complexes pourront cohabiter», précise Fadel.

BHV : le premier parisien

Le seul véritable “grand magasin” à Beyrouth – au sens historique du terme – est le français BHV, ouvert depuis le 19 décembre 1998. Il s’agissait du premier BHV à l’étranger. «Il y avait un manque dans le paysage commercial local, celui des grands magasins. Nous avons pensé que l’enseigne BHV était la plus appropriée pour le marché libanais», raconte Michel Abchée, président de la société Admic qui détient les droits d’exploitation de BHV au Liban.
Dans un premier temps, BHV a laissé de l’espace à quelques concessions. «Nous avons testé cette formule. Mais nous avons très vite compris que les commerçants ne s’adaptaient pas au fonctionnement d’un grand magasin. Chacun avait sa logique individuelle au détriment d’une stratégie collective et d’homogénéité», explique Abchée. Aujourd’hui, seuls deux kiosques de bijoux ont été maintenus.
La politique commerciale du BHV se base sur ses catalogues, ses campagnes publicitaires et sa puissante centrale d’achat. Le succès du BHV repose essentiellement sur ses rayons bricolages et les produits pour l’équipement de la maison (art de la table et appareils électroménagers).
Comme l’ABC à Dbayé, BHV est devenu rapidement un espace public et un lieu de détente appréciés des Libanais. «Au Liban, il n’y a pas assez d’endroits pour se promener et flâner. Pour cela, nous avons voulu créer plus d’ambiance en aménageant des allées plus agréables et plus spacieuses», précise Abchée.
Précisons qu’un nouveau BHV est prévu en principe au nord de Beyrouth. Le choix avait porté d’abord sur le remblai de Joseph Khoury. Mais, selon les dernières nouvelles, les promoteurs penchent plutôt pour le terrain en face du McDonald’s, Jdeidé. La décision devrait intervenir prochainement. Le projet fait partie d’un grand complexe commercial comprenant également un hypermarché et une galerie marchande.

Concorde Galleria :
véritable démarrage

«Concorde Galleria bénéficie d’une excellente localisation au début de la rue Verdun et fait partie d’un vaste complexe commercial qui associe 8 salles de cinéma, la boutique Zara et un patio entouré de snacks dont prochainement McDonald’s», explique Georges Salti, directeur de Concorde Galleria. Toutefois, inaugurée en 1997, Concorde Galleria a connu des débuts difficiles. L’espace commercial privilégiait les articles haut de gamme afin de cibler une clientèle aisée. Cette stratégie se soldera par un échec. Depuis l’an 2000, une nouvelle politique commerciale a été mise en place afin de réaménager l’espace sous un dôme et de redonner une meilleure image à l’enseigne.
Les contrats au Concorde Galleria se font selon 3 formules qui varient en fonction de l’emplacement, du produit et de la marque :
• un loyer fixe ;
• un minimum de loyer annuel garanti (cela peut aller, pour une surface standard, de 20 000 à 25 000 $) basé sur les ventes avec une commission de 20 % du chiffre d’affaires ;
• ou un loyer plus élevé, mais un pourcentage plus réduit sur le chiffre d’affaires.
«Concorde Galleria n’est pas un “grand magasin”, mais nous essayons de fonctionner comme tel. Nous cherchons une complémentarité entre les différents choix de marchandises, quitte à prendre des enseignes qui ne sont pas très connues, mais qui sont tenues par de vrais professionnels», précise Salti. Aujourd’hui, Concorde Galleria poursuit sa restructuration. L’an passé, quelque 175 000 clients (soit une progression de 20 % par rapport à l’an 2000) y avaient trouvé leur bonheur.
«Actuellement, beaucoup de monde cherche à imiter le concept de l’ABC», note cependant Fadel. De son côté, Salti parle du phénomène de la “photocopieuse” où le modèle de la grande surface divisée en différents stands se multiplie. En effet, la formule, connue depuis longtemps, fait des émules et deux nouveaux établissements viennent d’apparaître. Avec pour objectif la rentabilité immobilière, comme le montre la dernière offre de Factory où l’on propose aux intéressés l’achat d’un espace avec une location garantie.
Inauguré à la fin de l’année 2001, Factory fait partie du complexe commercial Mkalles 2001. Les propriétaires, dont les familles Mahfoud et Laham, misent beaucoup sur la réussite de Factory pour relancer Mkalles 2001 qui avait du mal à trouver sa place au soleil, malgré la présence de 6 salles Empire, d’un hypermarché Bou Khalil de 4 000 m2 et d’un parking de 600 places. Les 4 étages du Factory regroupent une cinquantaine de stands répartis sur 9 000 m2 de surface de vente. Les concessions reposent sur un loyer et un pourcentage des ventes qui est fixé à 20 %.
En même temps, au début de l’an 2002, Verdun 732 Galleria d’une superficie de 1 000 m2 a ouvert ses portes. Mais elle peine à démarrer. Aujourd’hui, seulement 9 stands sont occupés.

Irruption des populaires

Encore un concept qui a connu un développement rapide à partir des années 1990. La stratégie grands magasins populaires est simple. Elle consiste à se procurer par différents intermédiaires des fins de série et des stocks qu’ils négocient à bas prix, généralement en Chine ou dans les pays du Sud-Est asiatique. Ensuite, chaque enseigne joue avec ses marges pour rendre le produit accessible aux clients.
Le marché est dominé par trois enseignes : Akil, Big Sale et Eldorado. L’un des premiers à se lancer dans ce concept fut la société Akil Bros à partir de 1986. Le succès fut au rendez-vous. En 1992, Akil Bros va oser s’implanter à Kaslik, au beau milieu des enseignes haut de gamme.
Par la suite, une autre enseigne, Big Sale, s’est lancée sur le marché. Dernièrement, Big Sale a ouvert rue Abdel Aziz à Hamra et un magasin de 2 200 m2 à Furn el-Chebback dans l’ancien cinéma Scala.
L’établissement Eldorado Shopping Center a également frappé un grand coup en s’implantant dans l’ancien cinéma de même nom à la rue Hamra. Ce grand magasin populaire, qui connaît un grand succès, a une superficie de 6 000 m2 et propose un très large panel de produits (habillements, articles de la maison, jouets, etc.). Ce boom doit être indéniablement relié à la conjoncture économique locale défavorable qui entraîne un appauvrissement d’une grande partie de la population.
À l’avenir, le concept des grandes surfaces va encore se développer. Avec pour cibles toutes les tranches de clientèle et les gammes de prix. Rien que pour l’année en cours, 4 nouvelles enseignes devraient apparaître : Taj Tower (1 000 m2 à Hamra), Mövenpick (1 500 m2 de galerie marchande, dont 300 m2 de “grand” magasin ), JM Plaza (800 m2 à Verdun) et Co-op (4 000 m2 de produits non alimentaires à Khaldé).
«Souvent, les propriétaires ont un vaste local et ils ne savent pas quoi en faire. Ils pensent que le concept des concessions sera la meilleure solution pour rentabiliser leur investissement. Malheureusement, il n’y a pas assez de professionnalisme dans ce milieu. Dans les années à venir, il y aura une multitude d’échecs», déplore Salti. Ainsi, la logique immobilière tend à prendre le dessus sur des stratégies purement commerciales. À ce jeu dangereux, certains risquent d’avoir de mauvaises surprises.