Pour le luxe, il y avait d’abord Kaslik, puis Achrafieh et Verdun et enfin le centre-ville.
L’un, de ces quartiers, n’élimine pas nécessairement les autres. Mais Foch et Allenby, redoutables maréchaux français et britannique, développent encore une fois un plan de campagne victorieuse.

La répartition des commerces de luxe, très éclatée depuis une dizaine d’années, semble en pleine mutation. Et la résurrection du centre-ville est en train de bouleverser les stratégies des grandes enseignes. «Tout le monde cherche à y être présent. Ce processus a fait exploser les prix d’achat qui varient entre 7 000 et 10 000 $ le m2 (contre 3 000-4 000 $ le m2 à Achrafieh et 7 000-8 000 $ le m2 à Verdun). Le plafond est sans cesse repoussé vers le haut et seules les enseignes de luxe peuvent se permettre de payer autant», explique Patrick Geammal, vice-président d’Ascot, une entreprise de conseil en immobilier et de courtage.
Dans ce schéma géographique, la zone Foch-Allenby s’impose comme l’adresse symbolique du luxe à Beyrouth. Aïshti, Versace, Tod’s et les autres s’y sont regroupés. Ce “symbolisme spatial” impose désormais sa loi. Chaque enseigne cherche la proximité de ses concurrents au centre-ville pour, paradoxalement, renforcer sa propre notoriété. Un symbolisme d’autant plus fort qu’au Liban l’adresse est souvent indiquée par proximité à une boutique connue…

L’impasse Aïshti

L’inauguration, il y a juste un an, de la boutique Aïshti au 71 rue Moutran a constitué le détonateur dans l’explosion du commerce haut de gamme au centre-ville. Et le groupe Tony Salamé (TSG) a bien payé pour être celui par qui le luxe arrive : un investissement de 20 millions $ pour s’offrir un espace de 6 500 m2 qui regroupe sur 6 niveaux la crème des griffes internationales du prêt-à-porter masculin et féminin comme Prada, Fendi, YSL, Dior, Burberry, Brioni, Chloé, Armani ou Cerruti. Le premier bilan est jugé très positif par la compagnie qui a dépassé de 25-30 % ses prévisions, basées sur une rentabilité moyenne de 6 000 $ au m2 par an. «Nous sommes satisfaits à plus d’un titre. Tout d’abord, beaucoup de monde ont pensé à tort que nous allions droit dans le gouffre en ouvrant trop tôt au centre-ville. Nos chiffres prouvent le contraire. Ensuite, malgré la crise économique locale, le luxe se porte bien. Également, notre choix de la rue Moutran a été payant. Cette rue piétonne offre un cadre historique exceptionnel qui a contribué à notre réussite», se félicite Tony Salamé, PDG d’Aïshti.
Depuis décembre 2001 donc, TSG a multiplié les nouvelles boutiques au centre-ville : Gucci (300 m2) en janvier 2002, Ermenegildo Zegna (300 m2) le 15 mai et Céline (130 m2) le 25 juillet. Deux autres emplacements (rues Moutran et Foch) doivent compléter la liste prochainement. Tony Salamé donne l’impression d’être constamment en pourparlers avec de grandes marques pour les convaincre de s’y implanter.
«Avoir plusieurs boutiques dans la même rue permet de contrôler son identité et son image, tout en créant une synergie», souligne Salamé, qui essaie manifestement de créer un microclimat à part, dans ce centre-ville déjà acquis au luxe.
Malgré la fermeture des boutiques Aïshti à Achrafieh sur le boulevard Charles Malek, les autres enseignes – Jal el-Dib, Verdun et hôtel Phoenicia – se portent bien. Selon Salamé, l’ouverture d’Aïshti au centre-ville a contribué à renforcer la notoriété de l’enseigne. Situé à un angle stratégique de la galerie marchande Dunes, l’adresse de Verdun constitue aussi une réelle réussite. «En 1997 et 1998, notre chiffre d’affaires annuel était de 4 millions $. Aujourd’hui, nous sommes à plus de 7 millions $ par an. Ceci confirme que Verdun a toujours sa place sur le marché du luxe à Beyrouth. La présence d’une clientèle originaire des pays du Golfe est un atout indéniable», explique Salamé.
Dans l’immédiat, la stratégie de TSG est de renforcer son image sur le marché régional – près de 40 % de la clientèle d’Aïshti vient des pays du Golfe – à travers une communication médiatique ciblée et en multipliant les événements promotionnels exclusifs.

Bang & Olufsen,
pionnier de Solidere

«Nous voulions un emplacement capable de renforcer la visibilité de la marque. Une adresse dans une rue piétonne ne nous intéressait pas. Le croisement des rues Weygand et Riad Solh est parfait», explique César Debbas, directeur marketing de Bang & Olufsen (B&O pour les intimes !). Ainsi, en février 2000, la franchise danoise B&O, Rolls Royce de l’audiovidéo, a été l’une des premières enseignes à s’aventurer de ce côté. «Être les premiers au centre-ville est un avantage certain, mais cela n’est pas chiffrable. C’est une question de prestige qui a contribué à améliorer la notoriété de l’enseigne. Notre retour au centre-ville était également un clin d’œil au passé. L’enseigne Debbas fut fondée en 1910 au souk al-Jamil, soit à quelques mètres de l’actuel B&O», ajoute César Debbas, qui porte les mêmes nom et prénom que le fondateur.
Les premiers résultats de la franchise sont encourageants. La marque se fait connaître auprès de la clientèle qui ignorait sa présence sur le marché libanais depuis 1972. Le fichier des visiteurs a été multiplié par quatre en 3 ans. «Avant 2000, nous avions une croissance de 5 à 10 %. Depuis notre arrivée au centre-ville, notre chiffre d’affaires annuel progresse de 15 % en moyenne», précise Debbas.
«Une seconde adresse à Verdun ou dans le projet ABC à Sassine n’est pas une priorité, mais cela reste une possibilité. Toutefois, je ne suis pas sûr qu’un nouveau point de vente va multiplier par deux notre chiffre d’affaires», explique Debbas. Pour le moment, B&O cherche surtout à consolider son image à travers des événements spécifiques comme la récente exposition high-tech au centre Audi Plaza à Bab Idriss sur une rétrospective des produits B&O qui ont marqué leur temps.

Florsheim, au cœur
du “carré magique”

Avec plus de 300 boutiques sur les cinq continents, Florsheim – pour ceux qui arrivent à le prononcer correctement – est devenu l’une des références de la chaussure haut de gamme pour hommes. L’enseigne américaine est reconnue depuis plus d’un siècle sur le marché. «J’ai eu un coup de cœur pour ce produit dont je suis l’agent exclusif au Liban, en Égypte et en Jordanie depuis 1992», explique Ramzi Mattar, responsable de la franchise et propriétaire de la société qui porte son nom.
Dans un premier temps isolé dans une boutique au quartier Saydé, Florsheim a connu un nouvel élan avec son point de vente boulevard Élias Sarkis inauguré en septembre 1998. Il est vrai qu’avec la présence des enseignes de luxe comme Joseph Eid, Kamishibaï, In Wear, Lacoste, Bally et Matinique, cette voie a réussi à contrebalancer l’essor du boulevard Charles Malek qui brillait de ses bijouteries.
«Nous avons une part importante de clients qui sont des hommes d’affaires pressés. Ils savent qu’ils peuvent se garer devant la boutique. Pour cela, le boulevard Élias Sarkis est idéal», confirme Mattar.
Si l’idée d’une nouvelle adresse à Verdun dans le centre Ibiza a été envisagée, finalement c’est au centre-ville que le second point de vente Florsheim a été inauguré en décembre 2001. «Le commerce de luxe à Beyrouth se concentre entre trois pôles : le centre-ville, Verdun et Achrafieh. Il faut être au moins dans deux des trois pour couvrir toute la ville», résume Mattar. Le premier résultat semble confirmer ce choix, puisque l’enseigne du centre-ville, qui n’a pas affecté la boutique à Achrafieh, représente 40 % du volume total des ventes de Florsheim. «Nos débuts sont au-delà de nos prévisions. Nous avons un excellent emplacement au cœur du “carré magique” délimité par les rues Weygand, Foch et Allenby. Cette nouvelle boutique a surtout attiré une nouvelle clientèle qui ne nous connaissait pas à Achrafieh», explique Mattar.

Montblanc, stratégie du n° 1

Inauguré le 16 septembre 2000 rue Riad Solh, Montblanc a été la troisième boutique du centre-ville après Roche Bobois et B&O. «Cette ouverture correspondait à la stratégie de Montblanc dans le monde qui désirait mettre en évidence son produit en multipliant les boutiques indépendantes», explique Nicolas Gharzouzi, vice-président du groupe Tamer Frères, agent exclusif de Montblanc depuis 1991. En effet, l’enseigne allemande, leader mondial des instruments d’écriture, cherchait à se positionner sur le marché libanais de l’article cadeau de luxe. «Notre implantation au centre-ville a certainement renforcé la visibilité des produits Montblanc. Preuve en est que les dizaines de détaillants qui vendent également nos articles Montblanc ont vu leur volume de vente augmenter. De 1991 à 1999, nous avions une croissance annuelle moyenne de 10 %. Aujourd’hui, nous avons largement dépassé ce chiffre», ajoute Gharzouzi.
La boutique Montblanc attire en plus une clientèle des pays du Golfe qui a un prix moyen de transaction de 1 000 à 1 500 $ contre 200 $ pour un client libanais. «Cette année, nous avons eu 7 à 8 % de clients émiriens, koweïtiens ou saoudiens contre 4 % l’an passé», observe Gharzouzi.
Le groupe Tamer Frères s’en trouve réconforté dans son choix d’investir au centre de Beyrouth. Et il va récidiver : la prochaine étape sera une boutique Omega en décembre 2002 rue Allenby et une nouvelle adresse pour l’enseigne Swatch début 2003. «La rue Verdun est encore une adresse commerciale intéressante où notre boutique Swatch au Verdun 730 fonctionne très bien. Mais aujourd’hui, le centre-ville va s’imposer et devenir, à l’échelle régionale, aussi compétitif que Dubaï», insiste Gharzouzi.

Au Gant Rouge,
juste retour

«Le retour de la maison Au Gant Rouge au centre-ville est symbolique», souligne son propriétaire Loutfalla Melki. Encore un juste retour, nostalgique, à la case départ pour l’une des plus anciennes enseignes beyrouthines, fondée en 1867.
Situé au souk Tawilé, Au Gant Rouge était un grand magasin de 2 500 m2 entièrement dédié aux articles de luxe : argenterie, confiserie, chocolats, porcelaine, jouets, draperie, parfumerie, armurerie et chapeaux. Les deux fondateurs Khalil Melki et le Français Édouard Aubin avaient fait de l’adresse Au Gant Rouge le rendez-vous préféré de l’élite citadine. «La clientèle était également issue des plus grandes fortunes levantines en provenance de Palestine, de Syrie et d’Irak», se rappelle Melki.
Avec l’éclatement de la clientèle, l’enseigne se dédouble dès 1976 à Achrafieh, puis en 1982 au centre Debs à Kaslik. «Nous étions l’un des pionniers à ouvrir dans cette région. Kaslik était devenue la rue commerçante à la mode», explique Melki. Aujourd’hui, l’adresse de Kaslik ne représente plus qu’un faible pourcentage du chiffre d’affaires de la maison dont les listes de mariage constituent près de la moitié du volume des ventes.
Dès le printemps 2003, Au Gant Rouge sera de nouveau au cœur de Beyrouth dans un nouvel emplacement à l’angle des rues Allenby et Fakhry Bey. «Nous voulions un emplacement stratégique accessible en voiture. Nos clients ne sont pas des flâneurs ou des adeptes du lèche-vitrines. Au Gant Rouge n’a pas sa place dans une rue piétonne, ni dans une galerie marchande comme à Verdun», explique Melki.
Signe de confiance, Au Gant Rouge a choisi d’acheter son emplacement, une salle d’exposition de 350 m2 d’un coup. «Le centre-ville est en train de se développer et la rue Allenby y sera un axe majeur», note Melki.
De plus, un important effort financier a été consenti à la décoration de la nouvelle boutique. 25 % du prix du local a été investi dans le design intérieur. «Il nous fallait un point de vente digne des marques françaises – Daum, Raynaud, Puiforcat, Ercuis – que nous représentons», conclut Melki.

IKKS, nouveau tremplin

Créée en 1988, l’enseigne IKKS, une référence dans l’habillement des 0 à 18 ans, appartient aujourd’hui au groupe français de Roger Zannier qui possède également les marques Chipie, Catimini, Absorba, Kookaï enfant et Oxbow.
Inaugurée fin mai 2002, la franchise, à la prononciation gutturale, IKKS se situe rue Zaghloul dans la zone Foch-Allenby en face du centre d’information de Solidere. «Nous avons acheté le local de 90 m2 dès 1999 autour de 6 000 $ le m2. Déjà à cette époque, il y avait peu d’emplacements disponibles. Ce prix était élevé, mais c’était encore plus cher à Verdun. Puis nous avons attendu plus de deux ans avant de nous installer, puisque la région était déserte», explique Antonella Chéhab, copropriétaire de la boutique IKKS.
Madame Chéhab a également la boutique Piccoli à Jounieh, une enseigne multimarques d’habillement pour enfant (depuis 1987) dont les meilleures ventes se faisaient avec les produits IKKS. «Nous avons pensé donner une nouvelle visibilité à cette marque dans une boutique indépendante. L’objectif en venant au centre-ville était aussi de sortir de Jounieh qui n’est plus une adresse courue», explique Chéhab.
Produit de qualité et très influencé par la mode anglo-saxonne, IKKS a séduit une clientèle locale qui connaissait la marque en France, notamment les deux boutiques de Paris : à Passy et rue de Rivoli. À l’échelle régionale, une dizaine de franchises IKKS rencontrent un franc succès dans les pays du Golfe dont 7 points de vente en Arabie saoudite. Même s’il est encore tôt pour tirer des conclusions, la boutique de Beyrouth est en période de rodage. «Les débuts sont difficiles. Nous avons pris un risque en investissant ici, mais cela fait partie du métier. La conjoncture économique ne nous est pas favorable. De plus, le centre-ville est encore vide. Hormis des clients avec des sacs Aïshti, je ne vois pas grand monde», précise Chéhab.
Selon le contrat de franchise, trois autres points de vente IKKS doivent être ouverts d’ici à 2004. «Nous cherchons un emplacement pour IKKS femme. Par commodité, nous souhaitons qu’il soit au centre-ville. Les autres boutiques seront soit à Verdun, soit dans le nouveau ABC à Sassine», explique Antonella Chéhab.

Limites de l’équation

Ainsi, lentement mais sûrement, les boutiques de luxe s’additionnent au centre-ville et plus spécialement dans la région de Foch-Allenby. «Je suis incapable de dire si cette configuration sera la même demain. À Beyrouth, nous avons déjà vu des changements spectaculaires», explique Geammal. Le luxe va-t-il rester à Foch-Allenby ou aller ailleurs ? Potentiels concurrents : le quartier Bab Idriss connaîtra un certain essor avec l’ouverture des souks de Beyrouth ; la région de la marina autour des hôtels (Four Seasons, Phoenicia) et des immeubles résidentiels de haut standing (Park View, Marina Tower et Karagulla) et le futur complexe de 150 millions $ – hôtel et galerie marchande – place Riad Solh sont autant de destinations possibles pour les activités de luxe. «Mais je ne sais pas si Beyrouth est assez grand pour un tel éparpillement», juge Salamé.
Toutefois, il faut avouer que le centre-ville n’est pas encore un véritable centre commercial. «Il manque encore des fonctions et des services complémentaires pour être viable», explique Mattar. «Actuellement, beaucoup parient sur le centre-ville. Mais si un commerçant veut réaliser immédiatement un bon chiffre de ventes, je lui conseillerais ABC Dbayé ou Verdun, mais pas encore le centre-ville. Pour ceux qui ont plusieurs points de vente à Beyrouth, le centre-ville n’assure que 10 à 20 % de leur chiffre d’affaires», précise Geammal.
En effet, la plupart de la journée, peu de piétons s’aventurent dans les rues du centre de Beyrouth. C’est une question d’habitude. Même si les Beyrouthins s’y déplacent en nombre en soirée, ils y vont pour flâner, pour se détendre et faire du lèche-vitrines. Pour faire du shopping, ils préfèrent encore aller ailleurs : Verdun, Hamra, Mar Élias, ABC Dbayé, Achrafieh ou Furn el-Chebback. La fermeture de quelques boutiques – Rectangle Jaune et Vienna – est le premier signe des difficultés actuelles, pour ceux qui ne peuvent pas attendre. Ce constat avait déjà été observé dans la restauration. La fermeture d’établissements, le changement de propriétaires ou de décoration (Met Café, Prima Luce, Le 5, Kiubs, Diva Bar, Park 11) traduisent bien une rentabilité incertaine. Pour le moment.