En marge de la rue Monnot, une minuscule impasse concentre un nombre record de pubs,
et de fêtards, par mètre carré. Une prolifération vertigineuse en quelques mois.
Certains l’appellent l’impasse Monnot, d’autres celle du Pacifico. Orphelin d’une dénomination officielle, ce cul-de-sac n’avait même pas à l’origine un caractère exceptionnel : quelques petites imprimeries, des résidus d’immeubles laissés à l’abandon… Comment donc a-t-il pu se métamorphoser en l’un des espaces les plus “peuplés” de Beyrouth ?
Le déclic s’est produit en 1997 avec l’arrivée du Pacifico, un bar-cocktail, au rez-de-chaussée d’une ancienne maison. Un pari de deux Libanais ex-émigrés, Camille Chahwan et Michèle Saideh, qui avaient déjà réussi leur bar Habana à Kaslik. «Un des associés était perplexe, je l’ai convaincu que cette impasse avait de l’avenir et pouvait prendre rapidement la place de Kaslik. De plus, le loyer était très avantageux, autour de 125 $ le m2», explique Michel Nasr, moukhtar de son état, officiant dans le quartier. Et l’avenir lui a donné raison. Pacifico a connu un décollage vertical.
“Hole in the Wall” fut le second établissement à s’implanter en octobre 1999. «J’ai pensé qu’un pub anglais aurait bien sa place dans cette impasse à côté du Pacifico, et dans un Monnot en plein boom. Mais, je ne savais pas si la clientèle allait apprécier ce genre de pub. Finalement, le résultat est au-delà de mes espérances», confie Kamal Aziz, propriétaire de ce “trou dans le mur” de 60 m2.
Malgré ces deux initiatives, l’impasse a gardé un profil bas. Contrairement à “la maison mère”, la rue Monnot, qui faisait parler d’elle. Il faut attendre début 2002 pour observer le changement. «La prolifération des pubs et des bars s’explique, en partie, par la conjoncture économique. Ce sont des lieux accessibles pour les petits budgets», note Fady Choueiry, un des cinq propriétaires du Square Bar, ouvert en juin 2002. Ainsi, en quelques mois, une multitude d’investisseurs a flairé le filon. «Dès que les gens se sont rendu compte qu’il y avait à cet endroit une excellente opportunité de faire de l’argent, ils s’y sont précipités pour profiter de l’effet domino», explique Keith Wilson, manager du Hole in the Wall. Le moindre mètre carré (les rez-de-chaussée bien sûr mais aussi les sous-sols et les étages) est exploité. «Nous avons mis un an avant de trouver un emplacement. Finalement, le local d’une imprimerie s’est libéré avec l’aide du moukhtar qui s’est impliqué dans les négociations», explique Choueiry.
Les réussites des pionniers ont été contagieuses : «À partir de la fin de 1999, mes bénéfices étaient en constante augmentation, puis d’avril à juillet 2001, il y a eu l’effet du centre-ville. J’ai perdu 25 % de mon chiffre d’affaires. Mais ce déclin s’est vite estompé et j’ai retrouvé une croissance normale. Ainsi, j’ai rentabilisé 4 fois ce pub en 3 ans», explique Aziz.
«J’ai ouvert le pub IQ en juin 2002 dans mon ancien bureau de moukhtar. Et j’ai déjà récupéré mon investissement initial», assure Michel Nasr, également propriétaire du café al-Tarbouch.
16 enseignes pour 250 m2
Désormais, l’impasse compte 16 enseignes avec une majorité de pubs et de boîtes de nuit (une nouvelle doit être coincée prochainement entre Cuba Libre et Hyksos). Ces enseignes sont néanmoins complémentaires avec différents styles musicaux et décors pour des budgets variés. Incontestablement, cette concentration dans un espace exigu (environ 250 m2) est un élément attractif. Selon le moukhtar, les samedis soir, jusqu’à 3 000 personnes fréquentent ce lieu. «Parfois, Square Bar compte plus de 500 personnes», confirme Choueiry. «La concurrence est bénéfique. Plus il y aura d’enseignes et plus mon pub aura de clients», affirme Aziz.
Ainsi, l’impasse ressemble à la rue de Lappe à Paris ou à une ruelle de Ayia Nappa à Chypre. Avec les mêmes ingrédients : espace public, lieu de rencontre où les jeunes viennent se croiser, plus une atmosphère électrique. «Le fait que cet espace soit inaccessible aux voitures permet aux gens de se déplacer librement d’un pub à un autre sans souci», observe Choueiry. Cette particularité (à laquelle il faut ajouter un aménagement urbain de qualité : pavés, plantes et bacs à fleurs) lui donne ainsi un cachet atypique et un réel charme. «Par comparaison avec la rue Monnot, cette impasse possède une identité propre. Ce sont deux entités distinctes», explique Alex Acra, responsable du nouveau lounge-restaurant Lila Braun, qui appartient aux mêmes propriétaires que le Pacifico.
Aujourd’hui, l’impasse est néanmoins arrivée à saturation. Faute de place au rez-de-chaussée, les nouveaux venus (Square Bar, Axis et Moon Loop) ont squatté les sous-sols. À l’heure actuelle, il n’y a plus d’emplacements disponibles… sauf une ancienne maison délabrée, mais pour le moment non exploitable vu l’éclatement des ayants droit. L’avenir de l’impasse est cependant lié à l’évolution du business. «Certaines enseignes sont tenues par des personnes peu professionnelles. Et le succès de l’impasse peut n’être qu’un feu de paille ou un phénomène de mode qui pourrait s’essouffler peu à peu», explique Aziz. La moitié des établissements sont là depuis moins de 6 mois. «C’est encore trop tôt pour tirer des conclusions. La phase critique se situe de la fin septembre à la mi-décembre, il faut que les pubs survivent au cours de cette période», note Aziz. En effet, l’espérance de vie d’un pub se détermine selon sa capacité à attirer une clientèle durant la semaine et non pas uniquement le week-end. De plus, la flambée des prix de location complique la tâche des nouveaux venus. En 1999, le mètre carré était encore autour de 200-225 $. En 2002, les dernières transactions ont atteint 500 $ le m2. Les loyers annuels des sous-sols se sont négociés à 250 $ le m2. «Le succès ne vient pas du seul emplacement. Il faut un bon choix musical, une clientèle de qualité et de bonnes prestations. De plus, les notions d’image de marque et de réputation sont déterminantes», explique Choueiry, également copropriétaire du bar Astro à Sodeco.
Effet de mode ou non, le modèle de l’impasse tend à “s’exporter”. Ainsi, une nouvelle impasse est en passe d’être aménagée à quelques mètres de là, à la hauteur de l’immeuble Tabet. Situés dans deux anciennes maisons rénovées, The Celtic (pub irlandais), Tsarevitch (bar-caviar), Fusion (bar) et Mute (boîte de nuit) tenteront de trouver un public haut de gamme. Kamal Aziz s’est déjà positionné dans ce nouvel eldorado en achetant quelques espaces, alors que d’autres ont contracté des locations... Et Monnot n’a pas fini d’attirer les investisseurs.