Daniel Bliss, le fondateur du Syrian Protestant College (1866), serait bien étonné de voir comment “sa” rue a évolué. Accolée au campus de l’AUB, Bliss constitue la plus importante concentration de snacks et de fast-foods de Beyrouth. Un “microclimat” immobilier.
Alors que tous les regards sont tournés
vers le boom des cafés, restaurants
et pubs au centre-ville et à Monnot, la
rue Bliss semble planer au-dessus de la
logique géographique du marché.
Embouteillages à répétition en soirée, des
dizaines de familles qui viennent pour
prendre une glace ou un sandwich tout en
restant assises dans leur voiture garée en
double file, Bliss est encore plus populaire
et appréciée. Avec la présence “captive”
de 5 750 étudiants, les enseignes de restauration
plus ou moins rapide sont naturellement
les premières à en bénéficier.
EN DIRECT DE MONTRÉAL, USA…
Implantée dans cinq villes (Montréal,
Tokyo, Le Caire, Beyrouth et Tripoli), Euro
Deli est une franchise canadienne fondée
par une famille italienne. L’enseigne (de 55
m2 dont 25 m2 de terrasse) s’est bâtie une
bonne réputation à travers une gamme de
produits à bas prix : salades et sandwiches
à base de “bagels” (sorte de pain rond
actuellement à la mode). «Nous sommes
l’un des restaurants de la rue Bliss qui
fonctionne le mieux à midi. Avec un pic de
12h à 15h, nous avons de 450 à 500 clients
par jour», affirme Mohamed Alameddine,
copropriétaire d’Euro Deli.
Inaugurée en 1999, Euro Deli réalise 75 %
de son chiffre d’affaires avec les étudiants
de l’AUB dont plus de 70 % sont du sexe
féminin. Pourtant, en 2001, les bénéfices
avaient chuté suite à l’arrivée, en l’espace
de quelques semaines, de nouvelles
enseignes (McDonald’s, Burger King et
Baguette). Mais les résultats de 2002 affichent
déjà une hausse de 30 %.
«Actuellement, nous diversifions nos activités
en fournissant des bagels à plusieurs
restaurants de la ville. Et 25 % de nos commandes
sont des livraisons à domicile (ou
au bureau). Le développement de ces deux
services est obligatoire pour rentabiliser
l’affaire», explique Alameddine. Qui est un
leader du bagel sur le marché.
Autre décor : ouvert depuis le 14 avril
2003, Freddy’s Hotdogs est la plus récente
implantation dans ce coin. «Cette rue a
une solide réputation. C’est le meilleur
endroit pour vendre des hot dogs», affirme
Freddy Daher, copropriétaire de l’en-
Les enseignes restauration
à Bliss
Dominante Nombre
Snacks-restaurants 18
Fast-Foods 3
Pâtisseries/desserts 3
Glaciers 3
Manakiches… 3
Cafés 2
Crêperies 2
Total 34
Dont
- Franchises internationales 8
- Chaînes locales (plusieurs adresses) 7
seigne qui a tenu pendant plusieurs
années un snack ambulant devant l’USJ à
Achrafieh. Avant qu’un décret ministériel
n’interdise la restauration ambulante, ce
qui l’a contraint à troquer la sandwicherie
nomade contre une boutique en dur.
Après huit années à l’étranger (Dubaï et
Alger), Daher estime que ses débuts sont
encourageants au pays, avec 350 à 500
hot dogs vendus par jour. Toutefois, il a
déjà constaté l’aléa de la demande : son
chiffre d’affaires diminue de 40 % lorsque
l’université est fermée.
CES DAMNÉES VACANCES
Si les enseignes de la restauration rapide
cherchent par tous les moyens à s’implanter
à Bliss, une succession de fermetures
laisse deviner que le secteur n’est pas toujours
si lucratif que cela. Le bal des
enseignes le prouve depuis ces dernières
années : Steak Escape, Pizza Hut, Shay w
Naanaa, Le Chariot, Ben & Jerry’s, Crispy
Crepy, Popeye’s, I Can’t Believe It’s Yogurt,
Lone Star Café, Sheikh Mankoush, Bass
Batata. «À l’avenir, d’autres enseignes vont
devoir fermer. L’été est toujours une période
délicate. Lorsque les étudiants ne sont chiffre d’affaires qui baisse de 50 % au
cours de la période creuse, Sub Station
réussit à fonctionner grâce aux livraisons.
«40 % de nos résultats sont assurés par les
livraisons ; sans cela, nous ne pourrions
pas survivre», explique Fleihan qui cherche
à s’implanter également place Sassine ou
le long de l’autoroute à Zalka.
À 1 600 $ LE M2 ? !
L’une des premières raisons des fermetures
est en fait le niveau des loyers. Mine de
rien, Bliss est la rue commerçante la plus
chère de Beyrouth avec un loyer moyen de
1 000 $ le mètre carré. Soit 2 à 3 fois la
moyenne de la rue Hamra, 500 mètres plus
loin. Les emplacements à proximité de l’entrée
principale de l’AUB, la célèbre “Main
Gate”, se négocient jusqu’à 1 300 $ le m2.
Et on n’arrête pas de tirer vers le haut :
Crispy Crepy, une crêperie de 28 m2, avait
un loyer de 36 000 $ (soit 1 285 $ le m2) ;
aujourd’hui, le propriétaire demande exagérément
45 000 $ (soit 1 600 $ le m2). Même
au centre-ville, les loyers n’ont pas encore
atteint de tels sommets.
Les enseignes internationales ne sont pas
épargnées : la dernière fermeture en date
est Dunkin Donuts en avril 2003. Les loyers
étant très élevés, le seuil de rentabilité est
de plus en plus difficile à atteindre – pour
tout le monde. Mais il faut noter que malgré
le marketing bulldozer des fast-foods américains,
les clients sont encore fidèles aux
sandwiches locaux, moins onéreux, comme
le prouvent les succès des enseignes
Baguette, Le Sage, al-Kahwa et Bliss
plus à l’université, il faut avoir un produit ou
un concept capable d’attirer une autre
clientèle. Sinon, tu mets la clé sous la
porte», explique Alameddine.
La fermeture de Shay w Naanaa est un cas
à part. Inauguré en 2001 à proximité de
l’ancien cinéma Orly, ce restaurant qui disposait
de nombreuses places assises était
spécialisé dans la mankouché et avait
réussi un excellent début avec plus de 500
clients par jour. Mais un conflit entre les
trois partenaires a contraint l’enseigne, qui
avait pourtant investi 200 000 $ en décoration,
à fermer.
«Nous travaillons seulement pendant 7
mois pleins. Le reste de l’année, il y a les
vacances, les jours fériés à répétition et la
période estivale pendant laquelle l’AUB vit
au ralenti», ajoute Ghassan Fleihan, propriétaire
du Sub Station. Un petit snack de
40 m2 avec 24 places assises qui propose
depuis septembre 1997 une gamme variée
de sandwiches et de salades. Avec un
Patrimoine et Tahseen Khayat
Il est loin le temps où le tramway en provenance de la place des Martyrs rejoignait le
phare de Ras Beyrouth en longeant les vieilles maisons traditionnelles de la rue Bliss.
Une ligne appelée justement “Khatt”. Aujourd’hui, les dernières bâtisses du début du
XXe siècle font de la résistance. La plus ancienne est caractérisée par son architecture
et son toit denté en tuiles rouges où se trouve la librairie Khayat. Ce bâtiment servait
de dortoirs et d’écuries à la fin du XIXe siècle.
Malheureusement, la logique actuelle n’a pas d’état d’âme sur la valeur patrimoniale
de certains bâtiments. Le prochain sur la liste des condamnés est l’immeuble où se
trouvent le snack Abou Naji (Épi d’Or) et la librairie Malik face à l’entrée principale de
l’AUB. Cet été, celui-ci sera détruit. Selon nos informations, le nouveau propriétaire
serait l’homme d’affaires Tahseen Khayat (éditeur et premier actionnaire de New TV)
qui a déjà multiplié ces dernières années les investissements immobiliers et fonciers rue
Bliss. Entre autres, il avait démarré la construction d’un important centre commercial
au début de la rue, à côté de l’immeuble Blue. Ce centre devait comporter deux salles
de cinéma, un café-trottoir, des restaurants, des boutiques et 130 appartements meublés.
Les travaux sont cependant bloqués depuis plusieurs mois suite à un problème
avec le permis de construire.
?
Écran érotique
La rue Bliss a connu deux salles de cinéma
: Edison et Orly. Leur déclin n’est pas
une nouveauté et confirme que ce secteur
n’a plus sa place actuellement dans
ce quartier malgré le potentiel des étudiants
de l’AUB.
• Edisson fut le premier cinéma de la rue
Bliss, inauguré en 1959 par Khaled et
Hachem Itani associés à Mahmoud
Mamiche. Une équipe qui exploita une
dizaine de cinémas à Hamra, Mazraa,
Bhamdoun et à Mousseitbé (Le Colisée,
Picadilly, Saroulla, Strand, Hilton, Aïda,
Bristol, Caren, Fardos, Feyrouz). En 1962,
Edison est repris par le Circuit Empire, qui
s’en sépare durant la guerre. Aujourd’hui,
la salle fonctionne encore piètrement en
projetant des films vaguement érotiques.
• L’ancien cinéma situé dans l’immeuble
Blue a eu trois appellations successives :
Granada, Select et enfin Orly. Ouvert en
1960, il fut exploité par les frères Itani et
les frères Kilani associés à Mamiche. Avec
une apogée avec Ziad Rahbani et son
Nazl el-Sourour dans les années 70. Il
connut ensuite une lente agonie à partir
des années 1980 jusqu’à sa fermeture
définitive dans les années 1990.
L’emplacement est aujourd’hui à vendre.
Selon Ghassan Fleihan, propriétaire du Sub Station,
«40 % des résultats sont assurés par les livraisons ;
sans cela, nous ne pourrions pas survivre».
Malgré le marketing bulldozer des fast-foods américains,
les clients sont encore fidèles aux sandwiches locaux,
moins onéreux, comme le prouvent les succès des
enseignes Baguette, Le Sage, al-Kahwa et Bliss House. House. Capables d’attirer autant les étudiants
qu’une clientèle moins jeune ou
familiale, ces établissements réalisent
encore d’excellents résultats. «Pour réussir
à Bliss, il faut suivre 5 règles d’or : expérience,
service, convivialité, qualité et prix»,
affirme Fleihan, qui a à son actif quatre
snacks à Greensboro dans l’État de Caroline
du Nord, avant de revenir au Liban.
De plus, depuis la guerre en Irak, le mouvement
de boycott des produits américains
et la peur des attentats se font sentir.
Malgré des dispositifs de sécurité renforcée,
le chiffre d’affaires de certaines
enseignes a chuté, selon les estimations,
de 20 %. Toutefois, les autres n’ont pas
remarqué un changement significatif de
leur chiffre d’affaires depuis cette période :
«Nous notons tout juste une augmentation
de 4 %», avoue Fleihan.
BLISS EN MINIATURE
Personne ne connaît la rue el-Hussein.
Pourtant c’est le nom officiel de la rue qui
longe le campus de la LAU (Lebanese
American University) situé à l’extrémité
ouest du quartier Hamra. C’est pour dire
que l’ingrédient principal du succès de
Bliss (les milliers d’étudiants) risque de se
reproduire ici, mais en miniature. Et cette
rue a effectivement connu à partir de
2002 un développement spectaculaire
d’établissements de restauration.
Aujourd’hui, treize enseignes (cafés et
sandwiches) se sont regroupées autour de
la principale entrée de l’université.
Le Coffee House fut l’un des premiers à s’implanter
en novembre 2001. «En dehors de
l’université, les étudiants n’avaient pas un
café pour se retrouver et manger. Il y avait un
créneau à exploiter. Notre objectif était de
créer un lieu agréable et branché avec des
prix réduits», explique Amine Younès, copropriétaire
du Coffee House, qui tient également
le café Younès, rue Yafet à Hamra. La formule
a immédiatement fonctionné. L’espace initial
de 25 m2 est devenu rapidement insuffisant.
Six mois plus tard, l’enseigne s’agrandit
de 20 m2 en prenant un emplacement adjacent
: «Avec plus de 500 clients par jour et
malgré une capacité réduite à 40 places,
notre chiffre d’affaires a été multiplié par 3
depuis novembre 2001», affirme Younès.
Son succès a mis la puce à l’oreille à
d’autres investisseurs. Plusieurs enseignes
La nostalgie des anciens
Avant la prolifération des chaînes de fast-foods, la rue Bliss comptait plusieurs adresses
emblématiques appartenant au patrimoine commercial de Beyrouth. Les plus anciens
se souviennent encore des petits snacks tenus par les familles Jarjoura, Sleit, Bekhazi ou
Chammaa. Mais, plus près de nous, personne n’a oublié les noms de Faysal, Uncle
Sam’s, Queen’s et Elissar. Par contre, Socrate, Le Pacha et Marrouche sont encore là,
mais pour combien de temps ?
• La fermeture à la fin des années 1970 du restaurant Faysal donna l’occasion à une
indignation unanime de la part de l’intelligentsia beyrouthine. Car Faysal, ouvert dès
les années 40 par Georges Baroudy et Farid Faysal, n’était pas uniquement un bon restaurant
libanais, mais surtout un lieu de rencontre et un forum de discussion entre
intellectuels, journalistes et autres politiques de la ville. Aujourd’hui encore, les
Beyrouthins qui ne l’ont pas oublié se repèrent par rapport à son emplacement et semblent
indifférents aux changements d’enseignes (Pizza Hut, puis Steak Escape et maintenant
McDonald’s).
• Idéalement situé à l’angle des rues Jeanne d’Arc et Bliss, Uncle Sam’s fut inauguré par
Misbah Chatila et Samir Khoury au début des années 1950. Il était l’un des premiers
lieux branchés pour jeunes de la ville à servir des hot dogs, hamburgers et donuts.
Uncle Sam’s a fermé au début des années 2000. La sandwicherie Baguette occupe
l’emplacement.
The Horse Shoe ressuscité
De la rue Bliss à la rue Hamra, il n’y a
qu’un pas… peu franchi par les restaurateurs.
La fermeture récente du Modca
avait fait beaucoup de bruit. Mais la
logique de rentabilité a pris le dessus.
Alors que l’exploitation du café générait
peu de profit, le propriétaire, selon nos
informations, aurait fait une juteuse opération
financière en louant son emplacement
de 700 m2 à 400 000 $ (soit 570 $
le m2) à une chaîne d’habillement internationale.
Dans ce contexte, la réouverture
du Horse Shoe pourrait-elle constituer
une nouvelle étape vers un renouveau
économique de Hamra ? Après six
ans de fermeture, le célèbre logo du fer à
cheval est de retour. Nouvelles décorations
et prestations à des prix très raisonnables
(salades, pizzas, sandwiches et
glaces), Horse Shoe s’est refait une cure
de jouvence, grâce toujours à son propriétaire,
la famille Koussa (Pain d’Or).
Oublié le temps du mythique rendezvous
des intellectuels des années 1960,
fini le médiocre fast-food des années
1980, le nouveau Horse Shoe du XIXe
siècle sera un café-restaurant grand
public à l’image du Hamra cosmopolite
d’aujourd’hui.
Ce retour coïncide avec l’arrivée d’un
espace restauration Monoprix à l’autre
bout de Hamra. L’enseigne française
s’installera prochainement dans l’immeuble
Taj (hôtel Crowne Plaza), à la
place de La Cigale qui aurait touché près
de 300 000 $ pour évacuer les lieux. Cet
espace sera sur le modèle de celui de
Jnah avec une boulangerie, un café, un
bar à fruits, un glacier et un traiteur.
Freddy’s Hotdogs est la plus récente implantation (miavril).
Mais Freddy Daher, copropriétaire, a déjà constaté
l’aléa de la demande : son chiffre d’affaires diminue de
40 % lorsque l’université est fermée. C
déjà présentes à Bliss se sont précipitées :
Snack Abou Karim, Dunkin Donuts, Bliss
House et Baguette qui était déjà dans le
quartier mais un peu plus loin. Le City Café,
inauguré en 1996, ne peut pas être associé
à cette dynamique, puisqu’il n’attire pas la
clientèle étudiante (prix élevés, clientèle
âgée). Naturellement, ce boom de la restauration
a eu des répercussions sur le
marché immobilier. Les loyers annuels ont
presque doublé en quelques mois.
Aujourd’hui, les emplacements se négocient
entre 100 à 150 $ le m2. Mais restent
quand même très inférieurs au niveau de
Bliss ou de la rue Hamra. C’est que, d’après
les professionnels, la rue el-Hussein ne
connaîtra jamais le succès de la rue Bliss.
Malgré le potentiel des 2 000 étudiants de
la LAU, la région a plusieurs handicaps : rue
étroite, accès difficile, absence de parking
et une université moins renommée que
l’AUB. Mais au moins, pour l’une comme
pour l’autre, le réservoir permanent d’étudiants
plutôt aisés fera toujours fonctionner
le business, lorsqu’il est bien géré.