On avait l’impression que la somnolence de Gemmayzé allait s’éterniser, avec ses boutiques souvent fermées. Mais c’était sans compter avec des investisseurs-restaurateurs tombés sous le charme de ce “village”. Qui renaît à la vie.

«Alors que les anciens quartiers de
Beyrouth sont en train de perdre
progressivement leur cachet,
Gemmayzé a su préserver son charme d’antan
» : un premier atout mis en avant par
Joseph Raïdy, président de l’Association
pour le développement de Gemmayzé
(ADG), qui s’active justement dans ce sens.
D’où un résultat plutôt prévisible : situé à
quelques minutes de l’effervescence du
centre-ville et de la noctambule rue Monnot,
le quartier Gemmayzé connaît, depuis
quelques mois, une certaine agitation. Celui
qui était jadis un espace pour les distilleries
d’arak (Kazan, Yanni, Abou Saada, Razouk),
les petits artisans et autres vendeurs
d’épices est resté longtemps ignoré des
investisseurs et somnolait tranquillement,
avec en plus une population résidente
vieillissant. Adresse mentionnée par les
guides touristiques sur le Liban, le populaire
restaurant Le Chef et l’escalier Saint-
Nicolas étaient les seules – maigres –
attractions du quartier.
Gouraud. Réussite immédiate, l’enseigne
française est devenue l’un des rendez-vous
préférés des Beyrouthines francophiles.
Puis en 2003, Food Yard, un restaurant
fusion et Bar Louie ont ouvert leur porte,
toujours rue Gouraud. Les deux enseignes
appartiennent à Maher Chbaro qui fut par le
passé le copropriétaire du restaurant Otium
à Clemenceau et du Strange Fruit au
Starco, aujourd’hui fermés. Des implantations
qui ont mis la puce à l’oreille de nouveaux
investisseurs.
LES PROS DE LA VILLE
Déjà, les ambitions de La Palette Café ont
été revues à la hausse. Ce café ouvert fin
2002 rue Arz voulait tout simplement préparer
les commandes du Sommet de la
francophonie. «Les gens m’ont critiqué
pour cet emplacement. Il est vrai que la rue
était presque déserte. Toutefois, je suis
convaincu qu’il est plus facile de se garer
Puis, début 2000, trois initiatives réussies
ont réveillé Gemmayzé. La dynamique a
commencé avec la rénovation du Café
Gemmayzé qui a ainsi retrouvé un souffle
inespéré. En février 2002, le groupe Idarat
a ouvert Paul au tout début de la rue
En février 2002, le groupe Idarat a ouvert Paul. Puis en 2003, Food Yard et Bar Louie ont été inaugurés. Les deux
enseignes appartiennent à Maher Chbaro.
Les enseignes de restauration à Gemmayzé-Saïfi
Type Adresse
Adam Cuisine française Rue Gouraud
Aux quatre fondues Cuisine française Rue Mar Maroun
Café Gemmayzé Café – cuisine libanaise Rue Gouraud
Centrale Bar – cuisine française Rue Mar Maroun
Food Yard Cuisine fusion Rue Gouraud
La Palette Café Café – cuisine internationale Rue Arz
La Stresa Cuisine italienne Rue Haddad
La Tabkha Cuisine libanaise Rue Gouraud
Le Chef Cuisine libanaise Rue Gouraud
Louie Bar – tapas Rue Gouraud
Mayrig Cuisine arménienne Rue Pasteur
Paul Café – cuisine française Rue Gouraud
Torino Express Café – cocktail Rue Gouraud rue Arz que rue Gouraud», avoue Fadi Rizk,
copropriétaire de La Palette Café, qui existe
depuis 1995 à Badaro, à côté de la faculté
des beaux-arts de l’UL.
Au début 2003, La Palette Café ouvre uniquement
le midi au public. L’enseigne qui
avait tenu la cafétéria du théâtre Monnot de
2001 à 2002 réussit à attirer les clients qui
veulent faire une pause-déjeuner à proximité
de leur travail. «Nous avons réaménagé
notre espace avec 60 places assises et
développé nos menus, indique Rizk. Et prochainement,
nous allons ouvrir même le
soir ; c’est pour les gens qui cherchent à
sortir du brouhaha du centre-ville». Le mot
est lâché.
À la recherche d’un investissement à
Beyrouth, la société Objective Management
est, elle aussi, tombée sous le charme calme
de Gemmayzé et a repris en décembre 2003
la gérance du restaurant Adam, rue Gouraud.
Avec en plus une vision bien claire du
“trend”. «Les petits restaurants, c’est la tendance.
Les “terrains” de 200 places sont
surtout fréquentés par les touristes et les
m’as-tu vu. Désormais, on revient sur les
petites adresses de 50 à 80 places, pour des
clients sensibles au service personnalisé et à
la qualité», explique Ludovic Descouens,
copropriétaire de Objective Management
avec Thomas Sabra. Cette société qui tient
également pendant la période estivale le restaurant
Le Chalet à Broummana assure en
fait 60 % de son chiffre d’affaires avec un
service de cuisine à domicile, un concept
novateur qui consiste à préparer les repas
chez les clients.
Adam offre une cuisine française avec une
carte bio et légère, et une belle formule à
12 000 LL. «Avec plus de 25 clients par
jour, nos débuts sont encourageants»,
confirme Descouens qui a été chef pendant
plusieurs années à l’Élysée à Paris, puis le
cuisinier privé du couple Mitterrand jusqu’au
décès de l’ancien président.
LE COUP DU TERROIR
«Gemmayzé est une extension du centre
de Beyrouth. Mais, la réglementation y
est beaucoup plus souple qu’à Solidere,
où il faut suivre à la lettre une multitude
de normes», confirme Fadi Saba, copropriétaire
du restaurant La Tabkha avec
Nassim Rami qui a grandi, avec sa famille,
entre les tables du célèbre Sultan
Ibrahim. Ouvert depuis le 15 décembre
2003 rue Gouraud, La Tabkha joue carrément
la carte de la cuisine de grandmère,
tendance patrimoine, avec en plus
un service livraison qui assure déjà 50 %
du chiffre d’affaires. «Dans une ambiance
bistrot, nous misons sur une cuisine
popote parce que nous sommes convaincus
qu’il y a un créneau à exploiter»,
ajoute Saba, qui est également le copropriétaire
des bars-restaurants Le Zinc à
Sodeco et Le Centrale à Saïfi.
Une Tabkha, avec ses 50 places assises,
qui a représenté un investissement total de
L’escalier des arts
Avec ses 202 marches et ses 23 paliers,
l’escalier Saint-Nicolas ou “Daraj el-Fan”,
qui relie les rues Gouraud et Sursock,
devra constituer l’une des principales
attractions culturelles et touristiques de
Gemmayzé. Depuis 1999, il fait l’objet
d’un programme de rénovation et d’aménagement
qui implique plusieurs acteurs,
dont la municipalité de Beyrouth, la ville
de Saint-Étienne (avec son école des
beaux-arts), l’ambassade de France, le
ministère de la Culture, l’ALBA, l’ADG
(Association de développement de
Gemmayzé) et Table Rase Design.
Aujourd’hui nettoyé et réhabilité, l’escalier
offre un nouveau visage : «Le projet n’est
pas encore terminé. Mais, déjà, nous voulons
accueillir des cafés, des salles d’exposition
et des ateliers d’art. Nous souhaitons
également créer un jardin public au milieu
de l’escalier et proposer des logements à
des artistes étrangers dans le cadre
d’échanges culturels», explique Raïdy, qui
ne cache pas ses ambitions de faire de l’escalier
le Montmatre beyrouthin.
Respectueux de la vie du quartier, les pubs
et bars seront indésirables sur l’escalier :
«Nous aurons une sélection stricte sur le
choix des enseignes et des investisseurs».
La 12e exposition sur l’escalier Saint-
Nicolas se déroulera en juin prochain.
«Cette manifestation culturelle et musicale
dont le budget tourne autour de 30 000
à 35 000 $ est une réussite. L’année passée,
nous avons eu pour une soirée plus de
25 000 personnes», affirme Raïdy.
100 000 $. Situé au rez-de-chaussée d’un
immeuble inachevé depuis des années,
l’enseigne occupe 130 m2 pour un loyer
annuel de 24 000 $. «Le centre-ville, qui
est pourtant un beau projet, n’a pas cette
âme particulière à Gemmayzé», confie
Saba, qui espère rentabiliser son investissement
dans un an et demi ou deux ans.
Car Gemmayzé présente des coûts d’installation
sans commune mesure avec le
centre-ville. Quoique…
Au niveau immobilier, le marché est en train
de s’emballer. Les prix ont augmenté de 30
à 40 % en l’espace de deux ans. Malgré cela,
les prix des locations aux rez-de-chaussée
restent attractifs. Avec un mètre carré rue
La Palette Café va prochainement ouvrir même le soir. Selon
Fadi Rizk, copropriétaire, c’est pour les gens qui cherchent à
sortir du brouhaha du centre-ville.
La Tabkha joue carrément la carte de la cuisine de grand-mère et représente un investissement total de 100 000 $.
C
Gouraud qui se négocie de 150 à 200 $. «À
partir de 300 $ le m2, cela deviendra trop
élevé. Il ne faut pas oublier que la rue
Gouraud n’a pas de grands parkings et que le
flux des piétons est quasi inexistant», précise
Descouens. Les prix sont d’ailleurs bien
inférieurs rues Pasteur et Arz, où la fourchette
se situe entre 50 et 100 $ le m2. «Par rapport
aux locations qui varient de 500 à 1 000
$ le m2 au centre-ville, Gemmayzé reste largement
abordable», insiste Raïdy. Toutefois,
les emplacements disponibles ne sont pas si
nombreux malgré le fait que la rue Gouraud
a, selon notre comptage, plus de 40 % de
boutiques fermées. La majorité d’entre elles
est bloquée suite à des litiges de succession
et à la multiplication des propriétaires.
L’autre atout de Gemmayzé est sa situation
géographique centrale. Et ce n’est pas un
hasard si les services de livraisons de
Lina’s et de Schtroumpf sont implantés
dans le quartier. «À partir de Saïfi, nous
pouvons servir une grande partie de
Beyrouth. Plus de 50 % de nos livraisons
concernent Achrafieh, 25 à 30 % le centreville
et 10 à 15 % Kantari et Hamra»,
explique Fadi Rizk, qui assure plus de 150
livraisons par jour.
CELA N’ARRÊTE PAS
Attirés par ces opportunités, plusieurs
enseignes de cafés et restaurants commencent
à faire de l’exploration assidue :
«Pendant plus d’un an et demi, personne
n’était intéressé par mon emplacement. Les
investisseurs étaient craintifs et ne jugeaient
pas opportun de venir à Gemmayzé. Mais
depuis 3-4 mois, cela n’arrête pas. On me
demande tout le temps des renseignements
», explique Joseph Chemaya, architecte
et propriétaire au 395 rue Gouraud de
deux emplacements contigus (l’un de 300
m2 sur la rue et l’autre de 200 m2 dans une
ruelle adjacente). Le loyer demandé tourne
autour de 150 $ le m2 pour l’ensemble.
Dans un premier temps, la demande venait
d’étrangers amoureux du quartier et de
jeunes investisseurs sans expérience.
Désormais, les personnes intéressées sont
des professionnels du milieu. Selon certaines
sources, plus de 40 personnes cherchent
à s’implanter rue Gouraud. Plusieurs
ont déjà déposé des demandes de licences
auprès du ministère du Tourisme. «Je
conseille aux investisseurs de venir.
Gemmayzé ne sera pas un phénomène
temporaire. Mais il faut que le développement
du quartier se fasse progressivement.
Si le boom est trop rapide, cela va correspondre
à un effet de mode et la chute sera
plus importante», confirme Saba.
La perspective d’un “boom” inquiète d’ailleurs
les résidents du quartier, surtout à l’arrivée de
bars. Ils ne veulent pas revivre les mêmes
désagréments des habitants de Monnot. Et
quand le bar Louie a ouvert, une pétition a
même été signée afin de retirer le mot “bar”
de l’enseigne. «L’arrivée de nouveaux établissements
va en plus accentuer le problème de
parking qui est le point noir de la rue», affirme
Antoine Absi, moukhtar de Gemmayzé. De
plus, cette possible ruée ne rassure pas tous
les professionnels. «Cela fait peur. Cela n’est
pas dans l’intérêt de Gemmayzé d’avoir 40
restaurants alignés dans la même rue. Une
quinzaine d’enseignes serait idéale. Il faut en
plus préserver une certaine hétérogénéité
avec des salons de thé, des sandwicheries,
des restaurants espagnols, français, etc. Il ne
faut pas que le quartier se transforme en une
nouvelle rue Monnot», affirme Descouens, qui
pense que Gemmayzé peut devenir le Marais
de Beyrouth, en référence au célèbre quartier
des IIIe et IVe arrondissements de Paris.
Face à cette agitation, l’Association de
développement de Gemmayzé continue à
chercher des solutions pour promouvoir le
quartier. Un projet de rénovation de la rue
Gouraud a été présenté dernièrement au
mohafez de Beyrouth. «Nous voulons enlever
l’asphalte pour dégager les anciens
pavés, agrandir les trottoirs, refaire l’éclairage
public et planter des arbres», explique
Joseph Raïdy, persuadé que cette initiative,
associée à celle de l’escalier Saint-Nicolas,
contribuera à attirer les investisseurs.
Le résidentiel va suivre
Adam, rue Gouraud : les petits restaurants, c’est la tendance. On revient sur les petites adresses de 50 à 80 places,
pour des clients sensibles au service personnalisé et à la qualité.
«Il y a une demande grandissante
pour le résidentiel
à Gemmayzé. La clientèle
est essentiellement issue de
la classe moyenne et supérieure.
Il y a des jeunes, des
couples branchés, des
artistes et même des étrangers,
qui ont été charmés
par ce quartier aux allures
d’un petit village», explique
Christine Yazbeck, responsable
du département résidentiel
de Ramco Real
Estate Advisers.
Toutefois, beaucoup d’immeubles
sont dégradés. Si
les façades ont été rénovées,
les intérieurs ont des
problèmes d’étanchéité,
d’électricité, de plomberie.
Et parfois, ils sont sans
chauffage, ascenseur ou
parking. «Mais si un propriétaire
rénove correctement
son appartement, il
trouvera facilement un nouveau
locataire. La location
mensuelle varie entre 400
et 700 $ pour des superficies
standard de 150 à 200
m2», estime Yazbeck.
Cependant, l’offre reste
limitée puisque la majorité
des appartements traîne
avec ses vieux loyers, ce qui
n’encourage personne à
rénover les lieux. Les prix de
ventes tournent autour de
700 $ le m2 pour un appartement
ancien et entre
1 000 et 1 100 $ le m2 pour
du neuf.
La Constructa dont le propriétaire
est Karim François
Bassil est l’une des rares
sociétés immobilières à avoir
exploité le filon en construisant
du neuf rue Antonios,
une parallèle à Gouraud. Les
appartements ont été vendus
en moyenne à 1 200 $
le m2. Forte de ses succès, la
compagnie est en train de
construire de nouveaux
appartements à Saïfi. Ce
quartier offre des prix nettement
plus attractifs que ceux
de Saïfi Village situé à
quelques mètres de là, dans
le périmètre de Solidere. «En
plus du marché résidentiel,
le quartier serait idéal pour
de petits hôtels et des
auberges bon marché
capables d’attirer une jeune
clientèle européenne. Cela
serait un bon investissement
», ajoute Yazbeck.