Banquier, constructeur, artisan, mécène, Raymond Audi aime les entreprises difficiles. De la petite affaire familiale démarrée en 1962, il réussit à ériger un établissement phare du paysage bancaire du monde arabe, avec un rayonnement international.
Dès qu’on franchit le seuil du siège beyrouthin de la banque, réalisé par l’architecte Kevin Dash, on sent qu’Audi Plaza, à la somptueuse sobriété, porte aussi les empreintes du patron, jusqu’à l’ambiance feutrée des corridors aux lueurs muséales. L’immense statue de Jean Dubuffet, qui trône dans le centre, donne un avant-goût des toiles, mosaïques et autres objets d’art que renferme l’édifice. «Je considère que dans toute profession il faut tendre en permanence vers la qualité».
Raymond Audi n’est pas un homme d’excès. Usant rarement du «moi… je», il dégage, à 73 ans, un mélange de sérénité, de pudeur et de modestie. Sans oublier la reconnaissance, elle fait partie du style Raymond Audi. À part lui, on ne connaît pas beaucoup de banquiers qui, interrogés sur leur parcours, vantent les mérites de leurs lieutenants.
Au départ de sa vie professionnelle, il voulait devenir ingénieur textile, allant même jusqu’à présenter une application en France pour apprendre le métier. Mais pour ne pas rompre avec une tradition familiale démarrée en 1850, il opte pour le métier de banquier. Hanna Audi, son arrière-grand-père, avait fondé à Saïda, dont ils sont originaires, une maison de change qu’on appelait banque en son temps. Transmise à son père Wadih, ce dernier veut la voir prospérer sous la direction de ses 3 fils : Georges l’aîné d’un premier mariage, Raymond le cadet et Jean le benjamin, dont la disparition en 1966 dans un accident de voiture laisse Raymond inconsolable.
Ses premières armes, il les exerce à la banque Misr, où il poursuit un stage de 2 ans avant de se rendre au Koweït. Ce sont les années 50 et ce pays du Golfe représente alors l’Eldorado pour beaucoup. Le jeune Raymond le comprend vite. Parti pour découvrir le Koweït, ce séjour lui permettra de prendre le virage qui fera la banque que l’on connaît aujourd’hui. Ce virage a pour nom hajj Hamad al-Houmaidi. Rencontré par l’entremise de son ami Michel Amiouni, le hajj vient de créer la Banque commerciale du Koweït et ambitionne de s’étendre au Liban en s’associant aux Audi.
L’idée séduit assez Raymond. Qui s’applique à en convaincre son frère Georges, une gageure difficile qui ne se concrétisera que 5 ans plus tard. Les deux frères sont déjà, et comme on les appellera longtemps après, Raymond l’essence et Georges le frein de l’entreprise Audi. Ils sont complémentaires et font le bel équilibre qui fera grandir la banque.
Place des canons
Entre-temps, les Audi ont ouvert un petit bureau à Beyrouth dans le Souk de verre. Et là, pendant ces 5 ans justement, ils pratiqueront les services beaucoup plus que la banque classique, comme construire des maisons aux Koweïtiens ou encore exporter des fruits. Bref, du relationnel. Raymond Audi continue à se rendre régulièrement au Koweït. Les «koweitis week-ends» comme il les appelle lui valent respect et confiance de la part de ses amis. «Je pense aujourd’hui avec le recul que c’est une des raisons pour lesquelles mes deux fils n’ont pas voulu de mon métier. À l’époque, je n’avais pas les moyens de faire autrement, et en plus j’avais le sentiment que j’allais arriver».
Et de fait, sous le nouveau code de la monnaie et du crédit, qui oblige tout comptoir ayant des dépôts à se transformer en banque, naît en 1962 et suite à l’association avec hajj Hamad, la Banque Audi. Désormais, l’activité pratiquée sera exclusivement bancaire. Le nouvel établissement a pignon sur rue à l’immeuble Beydoun de la place des Canons. Trois ans après, le hajj Hamad décède alors que la banque, enrichie des dépôts drainés suite à cette association, connaît une ascension continue. Sa disparition freine quelque peu son essor. Et c’est un grand choc pour Raymond Audi, lequel suivra de près l’éducation de la fille et unique héritière de son ami, âgée alors de 8 ans, devenue plus tard la redoutable femme d’affaires cheikha Souad al-Houmaidi, dont il est si fier.
Mais les choses s’arrangent avec l’entrée dans l’actionnariat de cheikh Nasser, mohafez du Koweït et ami de hajj Hamad.
Se développant sans cesse, la banque traverse sûrement la période turbulente de l’Intra en 1968. «Du fait de notre sortie du pays pour différentes raisons, dont la guerre, mais aussi du fait de notre politique
délibérée d’expansion (en Suisse, en France et aux États-Unis), nous avons attiré des actionnaires qui se sont adjoints à nous». Aux partenaires koweïtiens s’ajoutent donc des Libanais d’Afrique, des personnalités comme Saïd Khoury.Aujourd’hui, l’actionnariat, très dilué, est de l’ordre de 1 500 actionnaires répartis de par le monde.
Les décisions en consensus
«Il ne faut pas m’attribuer tout. Je ne suis pas un one-man-show et chez nous les décisions sont prises selon un consensus qui nous permet d’aller de l’avant. Nous avons, avec le temps, gagné des personnes
absolument remarquables, comme Samir Hanna, Freddie Baz et bien d’autres. Ces personnes ont apporté beaucoup à la banque, en termes de relations directes et d’idées de développement».
Ni hautain ni réservé Raymond Audi. Bien au contraire, très attachant. Un trait de caractère qu’il tient, nous dit-on, de sa mère, une artiste peintre qui l’a toujours encouragé à aller au bout de ses ambitions.
«J’aime connaître du monde. Nous sommes aujourd’hui très tournés vers la vie en commun et j’en suis très heureux». C’est peut-être pour cela que l’absorption de Saradar a réussi ? «Oui, c’est l’esprit de club. C’est cela la fusion. Nous avons gagné en rachetant Saradar et nous sommes aujourd’hui satisfaits du développement tel qu’il se fait».
Comment voit-il le groupe Audi dans 10 ans, premier parmi les grands qui occuperont le paysage bancaire du pays ? «Je préfère éviter le mot première banque. D’ailleurs on est premier d’abord par la
performance». Et la relève alors ? «La direction de la banque devra revenir au meilleur. Pas forcément à un Audi. Ma volonté est vraiment que nous continuions à vivre en équipe et de façon à ce que personne ne puisse penser qu’il n’est pas habilité à devenir le premier».
Jusqu'au bout du patrimoine
Sa passion pour l’architecture, il la découvre au cours des deux années passées au Koweït où il construit un certain nombre d’entreprises. Son intérêt pour l’immobilier est tel qu’à son retour au Liban, il acquiert une société foncière en difficulté, qui évolue jusqu’à devenir la société qui gère Faqra : le nom magique d’une merveilleuse aventure. Les deux millions de mètres carrés, achetés 1 $ le mètre carré à une époque où l’on n’y accédait qu’à dos d’âne, seront aménagés en un champ de neige privé et un site de sports d’hiver qui enrichit la carte touristique du pays. «Je suis moins heureux le jour où je n’ai pas un chantier à visiter. Ma petite-fille Flavie suit des études d’architecture et avec elle, c’est une partie de mon rêve qui se réalise».
Un autre rêve aussi, réalisé, le mécénat : «Quand une institution fait des bénéfices, une partie de ces bénéfices doit servir l’art, la culture, le patrimoine». Dans ce sens, Raymond Audi est au milieu bancaire ce que Zeffireli est au cinéma. À la recherche de l’esthétisme dans sa forme épurée. «C’est surtout grâce à mes enfants que j’ai gagné en esthète. J’ai autant un mentor en mon fils Paul, philosophe installé à Paris, qui m’a beaucoup entraîné à collectionner des genres de peintures différents, qu’en mon fils Pierre, directeur artistique de l’Opéra d’Amsterdam. Ils n’ont pas voulu de mon métier, contrairement à ma fille Shérine et mes neveux. Mais ils ont réussi chacun dans la voie qu’il s’est tracée et je suis très fier d’eux».
Pas étonnant donc l’aménagement en cours de la Villa Blanche en un musée et le développement de la savonnerie familiale qui date des années 20. Relevant de la Fondation Audi, elle est désormais un lieu de passage obligé pour les touristes en visite à Saïda.
Raymond Audi revendique «d’aller jusqu’au bout de la recherche du Liban antique pour pouvoir nous identifier d’une meilleure façon». Ce n’est pas anodin «que le cèdre du Liban soit mentionné 107 fois dans la Bible», rappelle-t-il. C’est la raison pour laquelle il s’investit dans nombre d’associations de sauvegarde du patrimoine, des vieilles demeures.
À la détente, il dévoile un sens de la dérision, voire de l’autodérision tonifiante, et des dons de narrateur exceptionnel. Lorsqu’il conte sa mission d’exploration en Arabie saoudite, qu’il vous décrit avec une remarquable minutie le mode de vie des émirs, c’est comme si vous y étiez.
Élevé aux ordres les plus prestigieux, dont dernièrement le Freedom of London, Raymond Audi, après un demi-siècle de vie active, continue avec l’enthousiasme intact des débuts à suivre ses chantiers. Et ceux de la vie.