Nous avons, dans le précédent numéro, défini la notion de monopole et présenté la portée théorique considérable des concepts de concurrence et de monopole. Puis ont été abordées les conditions d’émergence des monopoles, les conséquences socio-économiques des pratiques de monopole, et enfin la variété et l’évolution des attitudes et des réactions face aux monopoles. Examinons ici la situation des monopoles et de la concurrence au Liban. La variable au Liban Discours et institutions L’appareil légal antimonopoles Au Liban comme ailleurs, le monopole a mauvaise presse. Pourtant, si à l’image de ses sources françaises, la législation commerciale libanaise comporte quelques articles généraux contre les pratiques monopolistiques, ils n’ont jamais reçu d’application sérieuse. Plus près de nous, et sous l’influence des organisations internationales, le Liban n’a pas manqué de lancer, comme partout, un “chantier de loi sur la concurrence” sans que le débat, malgré sa portée considérable, ne suscite de véritable intérêt en dehors de quelques cercles d’initiés. Paradoxalement, les textes législatifs libanais sont allés plus loin que ces préalables généraux, puisqu’ils ont introduit la notion de “profit légitime”. L’origine remonte à la période de la Seconde Guerre mondiale qui s’était accompagnée de pénuries graves et de pratiques d’accaparement éhontées (générant une des vagues les plus célèbres de “nouveaux riches”). Ces manipulations ayant touché non seulement la population civile mais aussi les forces alliées, ces dernières avaient établi un conseil du ravitaillement qui est l’ancêtre de notre ministère du Commerce. Dans la filiation de ce conseil, à partir de 1946, un chapelet de décrets et de lois sont venus limiter les marges de profit à un niveau maximal dit “légitime” qui était tantôt fixé pour une gamme restreinte de produits et tantôt défini de manière extensive : les marges dans le commerce de gros et de détail ne devaient pas dépasser un plafond déterminé. Mais, comme on pouvait s’y attendre, ces textes en contradiction avec l’organisation privée de l’économie n’ont pas eu d’effet et n’ont été en définitive que des manœuvres visant à résorber le mécontentement populaire dans les périodes de forte inflation (jusqu’en 1983 et encore en 1991). Il suffit d’ailleurs pour en mesurer le manque de sérieux de rappeler que, suivant les versions, les marges maximales ont varié entre 5 et 100 %. L’affaire des agences exclusives Au Liban plus qu’ailleurs, les monopoles sont spontanément associés à l’importation. Il y a de bonnes raisons à cela : la part des importations de produits finis ou quasi finis dans la consommation des biens est écrasante. De plus, les associations de commerçants ont longtemps occupé une position dominante sur la scène économique et politique, c’est là un héritage de la fonction régionale que le port de Beyrouth a jouée, avec des vicissitudes diverses, jusqu’à la guerre de 1975. Mais aujourd’hui cette fonction a complètement disparu et la frange commerciale de la bourgeoisie libanaise a cédé le pas à d’autres groupes d’influence, beaucoup plus puissants : les financiers, les promoteurs immobiliers, etc. Les importateurs continuent pourtant d’être présentés comme les principaux responsables des pratiques monopolistiques, parfois par habitude, mais plus souvent par manœuvre politique, d’autant plus que la perception commune les classe dans une catégorie confessionnelle politiquement faible, celle des “minorités” chrétiennes. Mis à part le fait qu’il occulte le véritable enjeu des pratiques monopolistiques, le débat spécifique sur les agences exclusives baigne dans une ambiguïté persistante, qui découle en grande partie de l’illusion suivant laquelle ce sont les textes de loi qui instaurent les faits économiques. Cette illusion est largement partagée, y compris par beaucoup de ceux qui appellent de leurs vœux la nouvelle loi sur la concurrence. Qu’en est-il au juste des agences exclusives ? En 1967, une loi est venue apporter la protection de l’État aux importateurs libanais, en restreignant l’importation des produits à leurs “agents” désignés et dûment enregistrés. Cette protection est en fait double, car elle vaut sur le marché domestique, face aux consommateurs, mais aussi face aux fournisseurs étrangers, en rendant plus difficile pour ces derniers la désignation d’importateurs concurrents. C’est d’ailleurs ce second volet qui avait été mis en avant à un moment où les marchés régionaux, et notamment ceux du Golfe, commençaient à prendre de l’ampleur et où les importateurs libanais voulaient renforcer leurs positions face à l’émergence d’agents régionaux concurrents. La loi concédait à chaque agence exclusive le droit d’exercer un monopole local non contestable (à moins de dédommagements consistants) sur une marque donnée et protégeait les situations dominantes des “gros importateurs” qui collectionnaient les agences de marques concurrentes pour un même produit. Au cours des années 80, face au recul du pouvoir d’achat et à la vague de dévaluation de la monnaie nationale, l’État qui ne contrôlait pas grand-chose aux frontières a décidé de restreindre sa protection (illusoire) des agences exclusives à un nombre réduit d’articles “de luxe”. Dans la même veine populiste, ce sont les critiques contre l’imposition de la TVA, en 2002, qui ont conduit le gouvernement à proposer la suppression, dans un délai de cinq ans, des “agences exclusives”. Sans surprise, le projet de loi n’a pas été approuvé et c’est la “loi sur la concurrence” qui devra s’en occuper, comme de bien d’autres choses. La question des barrières à l’entrée Dans l’esprit des travaux qui voient dans la “contestabilité” des marchés le principal remède aux pratiques monopolistiques, il est naturel de considérer que la plupart des rentes de monopole découlent de barrières à l’entrée (et à la sortie). Encore faut-il les identifier. Un travail systématique a été conduit dans ce sens par la Banque mondiale (1), mais le rapport n’a malheureusement pas été publié et seuls quelques extraits en sont accessibles à travers des citations. La corruption est régulièrement mentionnée comme une entrave majeure, mais aussi la longueur et les coûts de création d’une entreprise, la lourdeur et le peu d’efficacité des procédures de faillite (quatre ans en moyenne et une récupération ne dépassant pas 18 % des exigibles). Le tableau compare les conditions de démarrage et de clôture d’une entreprise au Liban avec la région et les pays de l’OCDE (2005). Sans dénier l’importance des critères habituellement retenus dans ces comparaisons, on peut estimer que bien d’autres barrières à l’entrée sont en action au Liban. C’est ce que nous chercherons à explorer dans la suite. Les structures de monopole Les monopoles naturels Dans les faits, les grands monopoles naturels libanais se trouvent aujourd’hui essentiellement dans le secteur public : eau, électricité, téléphone et ports. Certains fonctionnent notoirement à perte (électricité), alors que d’autres collectent pour l’État des rentes de monopole considérables, assimilables à des taxes (téléphone). Mais dans l’un et l’autre cas, on observe autour des entités publiques et dans leur ombre des pratiques de cartel flagrantes (les importateurs de combustible et divers fournisseurs pour l’EDL, les opérateurs de téléphonie mobile dans le cadre du BOT, puis les distributeurs de cartes et autres services après leur “nationalisation”, les concessions de zones franches à l’aéroport). La Régie des tabacs constitue un monopole légal artificiel (son origine industrielle, à l’époque du mandat, ayant été oubliée) qui sert à financer des mécanismes de redistribution politisés. Les monopoles naturels privés de caractère industriel existent bien dans certaines branches. L’oligopole des importateurs de produits pétroliers et celui des cimenteries sont sans doute parmi les plus puissants. Des rumeurs insistantes soulignent que les uns et les autres consentent des rentes à leurs “protecteurs politiques” sans qu’il soit possible de les vérifier. Concentration des chiffres d’affaires par branche et structure de monopole Une étude (2) réalisée en 2003 pour le ministère de l’Économie et du Commerce, sur la base des données de la TVA en 2002, a conclu que près de la moitié des marchés domestiques libanais peuvent être considérés comme oligopolistiques et que près d’un tiers d’entre eux sont dominés à plus de 40 % par une seule entreprise. Cette approche par les parts de marché ignore l’action des entreprises dont le chiffre d’affaires se situe en dessous de la barre d’application de la TVA, elle ne couvre pas les branches d’activités exemptées de la TVA (santé, éducation, etc.), elle ne fait pas la part des monopoles de services publics (la téléphonie fixe et surtout mobile qui sert à prélever des quasi-taxes et l’électricité qui accuse des déficits opérationnels considérables) et, tout en reconnaissant l’importance du fait, ne neutralise pas l’effet de la taille du marché libanais, relativement petite. L’étude conclut que les marchés où plus de 80 % des opérations sont réalisées par la plus grande entreprise (puis par les trois plus grandes et enfin par les cinq plus grandes entreprises) représentent respectivement 8,7, 16,5 et 19,6 % du chiffre d’affaires global du pays évalué à 20,4 milliards de dollars réalisé sur 288 marchés identifiés. La structure entrepreneuriale au Liban, en termes d’emplois Nous disposons de deux recensements récents des établissements et entreprises (en 1996 et 2004). Leurs résultats sont exhaustifs, mais ignorent les actifs qui ne travaillent pas dans un établissement fixe : les agriculteurs indépendants, les artisans mobiles, les chauffeurs, les travailleurs à domicile, etc. Mais ils sont précieux. Une fois les corrections complémentaires effectuées, il apparaît que la structure entrepreneuriale au Liban, mesurée en termes de nombres d’actifs, est pratiquement atomistique (3). De plus, si on laisse de côté les écoles, les hôpitaux et les établissements financiers, le secteur privé libanais ne compte guère plus de 100 entreprises de plus de 100 employés ! Fait plus grave, entre 1996 et 2004, la taille moyenne des entreprises a diminué et le nombre d’entreprises et d’actifs produisant des biens et services échangeables a même reculé en valeur absolue. Dans ces conditions, l’importation et la diffusion d’un discours stéréotypé sur les PME risquent fort de rester à côté de la plaque, tout comme la dénonciation classique et souvent démagogique de la concentration monopolistique des grandes entreprises. Deux facteurs commandent la structure entrepreneuriale au Liban : d’une part, la taille des marchés reste très réduite, car l’économie domestique est petite et l’ouverture à l’exportation est minime (moins de 10 % du PIB) et, d’autre part, le gros de l’activité se concentre dans des branches à faible intensité technologique et à faibles économies d’échelle. Le premier facteur encourage naturellement l’émergence d’entreprises dominantes du fait que la taille efficiente des unités de production peut se trouver spontanément représenter une part importante du marché. Une brasserie de taille réduite suffit amplement à couvrir les besoins du marché libanais, Heineken l'a bien compris en rachetant les deux marques de bière libanaises. Le second facteur agit en sens inverse, car il tend à réduire le domaine d’application des avantages de productivité : ce n'est pas dans le commerce de détail, la restauration ou les services aux personnes que l'on peut espérer des avancées technologiques ou des gains considérables de productivité. Mis à part quelques cas particuliers, les assises des comportements monopolistiques au Liban risquent donc fort de dépendre de facteurs différents de ceux avancés par la théorie de la production. Les comportements de monopole Les pratiques monopolistiques, les jeux d’alliance et de conflit De manière générale, au Liban, les “comportements de monopole” et les extorsions de rentes sont extensifs alors même que “les structures de monopole” restent limitées. Les monopoles publics servent eux-mêmes d’écrans à des pratiques monopolistiques privées. Les pratiques de monopole ne doivent pas être lues comme un duel au sein d’un couple vendeur-acheteur, mais doivent être envisagées au niveau de chaque maillon de la chaîne des échanges et des transformations, impliquant donc systématiquement un fournisseur (qui est généralement lui-même consommateur d’intrants), un intermédiaire et un consommateur (qui peut lui-même transformer ses consommations intermédiaires en d’autres produits). Le cas des “agences exclusives” peut utilement servir d’illustration à ce propos. Les pratiques de monopole sont économiquement nuisibles tant à l’amont qu’à l’aval. Elles se produisent chaque fois que les rapports de force sont trop inégaux entre les partenaires de l’échange, l’inégalité peut découler d’une foule de raisons réelles qui tiennent à la disponibilité de choix alternatifs, à la dissymétrie dans l’accès à l’information, aux possibilités différenciées d’attente ou plus simplement à la coercition et aux jeux d’alliances, sans parler bien entendu des monopoles naturels et légaux. De manière générale, la position du consommateur est d’autant plus faible que le produit est peu substituable, que ses caractéristiques sont peu connues, que sa demande est inélastique, que son prix est masqué ou indirectement perçu... À titre d’illustration, les médicaments et les soins médicaux semblent réunir tous les ingrédients des pratiques monopolistiques, et ce d’autant plus facilement que leur coût n’est pas directement supporté par le bénéficiaire mais passe par une caisse d’assurance médicale relativement peu regardante. La position de l’intermédiaire est d’autant plus forte vis-à-vis du fournisseur qu’il arrive à contrôler le comportement des consommateurs par l’emprise que lui confèrent l’intégration des réseaux de distribution, la mobilisation des médias, l’accès à des leviers financiers attractifs (facilités de crédit) ou dissuasifs (dumpings ponctuels), la capacité d’offre ou de rétention de biens et de services associés, etc. Ce sont là les ressorts des grandes chaînes de distribution avec leurs centrales d’achat, leurs marques de produits spécifiques, leurs gammes de magasins ciblés (magasins de proximité, grandes surfaces, chaînes discount, etc.) et leurs schémas de fidélisation. La consolidation de la relation dominante ou exclusive, ou privilégiée avec le fournisseur renforce en retour la position de l’intermédiaire vis-à-vis des consommateurs. La théorie du producteur est à la base de l’analyse classique du monopole (monopoles naturels, coûts décroissants, rente d’innovation, etc.). Mais le producteur n’est qu’exceptionnellement confronté en direct au consommateur final (les tentatives de vente directe sont généralement restées marginales) et, sans nier l’impact des avantages prévus par la théorie, horizontalement, vis-à-vis des producteurs concurrents, la position de chaque producteur se définit en grande partie, verticalement, comme symétrique de celle des intermédiaires : par le contrôle plus ou moins efficace qu’il peut exercer sur ses distributeurs en aval ou sur ses fournisseurs en amont. L’équilibre qui résulte, branche par branche, de ce jeu complexe de rapports de force n’est pas unique et les différences de structure que l’on peut relever entre les tissus économiques des différents pays illustrent la diversité des équilibres possibles. Entre fournisseur et intermédiaire, le facteur taille joue indiscutablement un rôle décisif. Mais ce n’est pas seulement la taille absolue qui compte, la taille relative du marché pour l’un et pour l’autre peut être déterminante. Un fournisseur puissant tolérera sans mal le maintien d’une position localement dominante pour un distributeur sur un petit marché (qui paraît énorme pour l’agent distributeur), mais il agira de manière tout à fait différente sur un marché qu’il juge important pour lui, allant jusqu’à la présence directe ou la création de filiales. Retour, pour illustration, à l’histoire des agences exclusives L’évolution de la distribution au Liban durant les dernières décennies a été en grande partie commandée par le fait que le marché libanais de la distribution s’est beaucoup rétréci en termes relatifs, voire en termes absolus. La quasi-disparition de la fonction régionale de Beyrouth, le rééquilibrage massif de la région du Proche-Orient en faveur de sa façade sur le Golfe en poids de pouvoir d’achat, la baisse du niveau des revenus réels des Libanais depuis 1975 ont tous joué dans ce même sens. La période de la guerre et des ports illégaux a démontré, en l’absence de tout contrôle étatique, les ressorts effectifs de la représentation commerciale. Il y a bien eu importation en dehors du système des représentants légaux, de marchandises diverses (cigarettes, boissons, etc.) mais les “gros” importateurs ont su préserver leurs agences. Dans les faits, les amendements à la loi de protection des agences exclusives et le démantèlement de l’essentiel du mécanisme de protection publique ont encore affaibli la position des importateurs locaux les plus faibles vis-à-vis de leurs concurrents plus puissants, lesquels, pour consolider leurs positions, se sont alliés plus étroitement aux fournisseurs étrangers, leur accordant une part plus importante des rentes prélevées. Pris globalement, les accords entre les producteurs et les importateurs libanais sont restés suffisants pour consolider, à leur avantage commun, des pratiques de monopole local, aux dépens des consommateurs et de l’économie domestique. Cette évolution a produit deux effets parallèles et conjoints : la concentration des systèmes de distribution et le maintien de la fonction d’agent “exclusif”. Sur le premier point, le rétrécissement du marché, notamment durant la période de la guerre, a accéléré la concentration dans le secteur de la distribution en faveur des “plus forts”, les circuits de distribution connaissant, avec un léger retard, une évolution semblable à celle qu’ont connue les pays riches, alors même que les fournisseurs trouvaient de moins en moins d’intérêt, face à un marché plus petit et à des distributeurs plus puissants sur ce marché (l’effet de la loi n’étant plus qu’accessoire) à entrer en conflit avec eux soit pour installer une présence directe coûteuse, soit pour les avantages limités que pourraient leur promettre d’improbables agents concurrents. L’estimation des “surmarges” L’étude factuelle du ministère de l’Économie sur la concentration dans les marchés a été exploitée dans un travail analytique récent (4) qui a calculé, sur la base d’un modèle théorique, que la part du PIB accaparée sous forme de rentes de monopole dépassait les 16 %, soit bien plus que l’incidence des douanes qui reste de l’ordre de 2 %. Les rentes sur la téléphonie mobile constituent une part appréciable de ce montant. Une part de ces rentes estimée à plus de 3 % est reversée à l’étranger. L’histoire économique récente a mis en valeur l’importance de ces pratiques de “surmarge”. En 2000, la baisse des droits de douane n’a pratiquement pas eu d’effet sur les prix domestiques, les recettes perdues par l’État ont sans doute été captées par les intermédiaires. En sens inverse, l’imposition de la TVA, en 2002, n’a produit qu’un impact très atténué sur les prix. Comme la TVA est, pour une très large part, équivalente à un droit de douane qui s’applique mécaniquement aux importations, cela signifie que les marges ont été rognées et la question devient de savoir comment ce sacrifice a été distribué entre les fournisseurs étrangers, les importateurs et les détaillants ; on peut penser que ce sont ces derniers qui ont dû supporter la plus grande partie du choc. Plus près de nous, en 2006-2007, la renégociation des prix des médicaments entre le ministère de la Santé et les importateurs a conduit à une baisse sensible des prix. Effets économiques des monopoles et choix de politique économique En aval, les effets économiques des pratiques monopolistiques sont connus : ils comportent des effets d’allocation et des effets de rationnement. Il faut garder à l’esprit qu’il en va de même en amont (on parle alors techniquement de monopsones) : un acheteur dominant ou un cartel d’acheteurs peut rejeter sur ses fournisseurs une part du risque commercial et/ou réduire leurs marges. C’est ce qu’on observe souvent dans la sous-traitance où la précarisation se développe mais aussi dans l’agriculture où les producteurs de denrées périssables se retrouvent à la merci de cartels d’intermédiaires qui se partagent les zones de production. Il s’ensuit un transfert de richesses doublé d’une réduction des investissements et de pertes de productivité. Du fait de la multiplicité de leurs canaux, il n’est pas simple d’estimer ces effets et il faut pour cela recourir à des modélisations économétriques. Deux études récentes ont cherché à cerner l’ampleur des effets économiques des pratiques monopolistiques au Liban. La première (5) a estimé l’impact économique d’une réduction de 6 % de la valeur des “surmarges” (qui baisseraient ainsi de 16 à 15 % du PIB). Les effets sont considérables : le taux annuel de croissance augmenterait de 2,5 %, les exportations de 8,5 %, alors que les importations n’augmenteraient que de 2,9 %, améliorant significativement les comptes extérieurs. L’investissement augmenterait de 3,9 %, améliorant les revenus du travail et leur part dans le PIB. La seconde (6) visait à estimer les principaux blocages de la croissance. Le tableau (Facteurs de renforcement) présente l’impact de trois catégories d’actions sur le taux annuel de croissance à long terme : Dans cette simulation, on a prévu de réduire d’un tiers les “surmarges” (ce qui implique des efforts sérieux de régulation). À elle seule, cette mesure ferait augmenter de 1 % la part de l’investissement dans le PIB, de même pour celle des exportations et le taux annuel de croissance augmenterait de près de 0,6 %. Là encore, les principaux bénéficiaires seraient les travailleurs dont les revenus augmenteraient et l’émigration diminuerait. Il faut souligner que, dans ces simulations, c’est la réduction des effets réels des pratiques monopolistiques (les “surmarges”) qui constitue le facteur déterminant et non pas des actions formelles. Ainsi, au niveau des finances publiques, cela implique de renoncer à exploiter le monopole des télécommunications comme source de recettes fiscales que ce soit, régulièrement, dans le cadre actuel ou en une fois, à travers une privatisation dont le critère serait la maximisation du prix de la licence ; cela signifierait aussi de renoncer à une foule de taxes et de contributions obligatoires qui grèvent le travail et le capital productif. Économie politique des monopoles La caractéristique dominante de l’économie libanaise reste l’afflux permanent de capitaux et leur utilisation pour entretenir un déficit devenu structurel de la balance courante et réduire la croissance. Cela signifie, d’une part, que la demande interne est amplifiée et, d’autre part, que l’offre des biens échangeables est restreinte alors que celle des services non échangeables est dopée. Les effets de cette situation se lisent aisément dans la structure entrepreneuriale du pays. Mais il faut en lire aussi les implications sur les comportements de marché. Les distorsions de prix induites par le déséquilibre des comptes extérieurs sont en soi semblables aux distorsions dues aux monopoles. Mais le double circuit de financement de ce déficit et de redistribution interne des flux primaires suscite l’émergence de positions dominantes (notamment dans les secteurs financier et foncier), tout en favorisant le maintien de positions défensives (souvent de nature corporatistes : les pharmaciens, les ingénieurs, les notaires, les médecins, les hôpitaux, etc.) ou la capture de certains canaux directs ou complémentaires des finances publiques à des fins politico-clientélistes. Les groupes d’intérêt qui bénéficient de ces possibilités “rentières” sont non seulement très nombreux, mais apparaissent souvent fort éloignés les uns des autres sur la scène économique et sociale. Pourtant, c’est leur connivence objective qui permet de consolider politiquement l’ensemble des pratiques monopolistiques auxquelles ils recourent, sans disposer de domination en termes de parts de marché ni profiter de monopoles naturels ou de coûts marginaux décroissants et encore moins exploiter d’innovations technologiques. Les pratiques de monopole au Liban s’appuient d’abord sur des considérations d’économie politique. Depuis l’affectation d’une fonction publique significative à une communauté donnée, en passant par la mainmise organisée de groupes politico-communautaires sur des ministères ou des entités publiques, ou parapubliques, jusqu’aux arrangements à l’amiable qui président à l’attribution des marchés, des concessions ou des licences, à chaque fois, il s’agit de restreindre la concurrence, de limiter les marchés et de prélever des rentes. La logique de redistribution commande l’ensemble de la vie politico-économique et l’ensemble du système fonctionne avec des coûts gonflés et un très faible rendement. (1) “Lebanon Investment Climate Assessment – Unlocking the potential of the Private sector”, World Bank, 2006. (2) Consultation and Research Institute : “Competition in the Lebanese Economy”, mai 2003. (3) Calculs sur base des résultats des enquêtes de l’Administration centrale de la statistique en 1996 et 2004. (4) Sébastien Dessus and Joey Ghaleb “Lebanon – Trade and Competition Policies for Growth : A General Equilibrium Analysis”, mai 2005, World Bank, Middle East and North Africa Working Paper n° 43. (5) Sébastien Dessus and Joey Ghaleb, op. cit. (6) Jean-Claude Berthélemy, Sébastien Dessus, Charbel Nahas : “Exploring Lebanon’s Growth Prospects”, World Bank Policy Research Working Paper n° 4332, août 2007. Part des marchés monopolistiques ou oligopolistiques dans la dépense globale Critère de monopole ou d’oligopole La plus grande Les trois plus Les cinq plus entreprise grandes entreprises grandes entreprises > 80 % du marché 8,7% 16,5% 19,6% > 40 % du marché 22,5% 39,6% 54,8% Source : Consultation and Research Institute : “Competition in the Lebanese Economy”, mai 2003. Conditions de démarrage et de clôture d’une entreprise au Liban, dans la région et dans les pays de l’OCDE (2005) Indicateur Liban Région OCDE Nombre de procédures pour créer une entreprise 6,0 10,1 6,5 Délais en jours pour créer une entreprise 46,0 45,4 19,5 Coût de création (% du revenu moyen par tête) 110,6 64,2 6,8 Capital minimum (% du revenu moyen par tête) 68,5 859,3 41,0 Délais en années pour clôturer une entreprise 4,0 3,8 1,5 Coût de clôture (% de la valeur) 22,0 13,4 7,6 Source : “Lebanon Investment Climate Assessment – Unlocking the potential of the Private sector”, World Bank, 2006. La structure entrepreneuriale libanaise est atomistique Nombre d’actifs par entreprise
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