La variable au Liban

Les investissements publics au Liban
Il n’est pas facile d’appréhender l’intégralité des dépenses publiques d’équipement effectuées au Liban. Plusieurs sources sont disponibles. Les rapports du Fonds monétaire international compilent les données du budget, du Trésor, des Finances et du Conseil de développement et de la reconstruction, en écartant certaines dépenses de fonctionnement que réalise le CDR (notamment les frais opérationnels de la collecte et du traitement des ordures par Sukleen pour le compte de la Caisse municipale autonome), mais en négligeant les dépenses d’investissement que réalisent les Offices autonomes (téléphonie mobile, électricité et eau) et les municipalités.
Deuxième source : le “Public Expenditure Review” (PER) de la Banque mondiale qui aboutit à une série légèrement différente du fait de l’exclusion de dépenses courantes qui ne relèvent pas de l’investissement et des expropriations.
Enfin, les travaux visant à établir des comptes nationaux pour le Liban (1) ont conduit à l’estimation de la formation brute du capital fixe pour l’administration (ce qui exclut donc les investissements réalisés dans les branches de l’électricité et des télécommunications).
Ces différentes séries ne sont pas concordantes, mais leur allure est semblable (graphe 1).
En considérant les valeurs moyennes, il apparaît que, depuis 1997, les dépenses d’investissement sont en baisse qu’on les exprime en valeurs nominales (elles le seraient bien plus en valeurs réelles), en parts du PIB, en part des dépenses primaires ou en part des dépenses totales. Depuis 2001, elles se sont établies à un palier de près de 2,7 % du PIB, soit 7,8 % du total des dépenses publiques ou 14 % des dépenses primaires (graphe 2).
Les années après 2004 ont encore connu une dégradation de ces différents indicateurs, sans compter les destructions occasionnées par les bombardements israéliens en 2006.
Si l’on exclut la période 1994-1997, qui a connu le gros des dépenses de reconstruction, ces niveaux d’investissement sont notoirement faibles.
Les dépenses d’entretien sont malheureusement encore moins faciles à cerner, mais les maigres renseignements disponibles et les données factuelles concordent pour conclure qu’elles se situent à un niveau particulièrement faible, et cela malgré l’accumulation des investissements réalisés depuis le début des années 90.

Dépenses et stocks d’équipements publics
En termes économiques, l’appréciation des dépenses d’équipement n’a de sens qu’au regard des stocks totaux d’équipements, existants et désirés ; ce sont la valeur et la composition du stock qui commandent les montants nécessaires à son entretien et à son remplacement et c’est en fonction du stock que l’on peut mesurer la rentabilité et l’utilité d’un nouvel investissement qu’il soit incrémental ou de substitution.
Si l’on désire obtenir une mesure du capital public non pas comme simple produit de l’accumulation des investissements passés (avec ou sans dépréciation), mais comme facteur décisif dans la production des services publics et dans la productivité économique en général, il faut encore veiller à distinguer la notion comptable des investissements cumulés de la valeur économique des équipements en utilisation. Ces deux notions peuvent différer sensiblement, car il n’est pas rare que les investissements publics comportent des biens peu ou non utiles, ils peuvent avoir incorporé des dépenses improductives et comprennent généralement des montants dus aux expropriations qui n’ont pas lieu d’être considérés comme faisant partie de la formation de capital fixe. Au Liban, nombre d’équipements sont notoirement inutilisés : les hôpitaux qui ne sont pas mis en service, les réseaux d’égouts non connectés à des stations de traitement et réciproquement, etc. D’autres sont délabrés : routes, réseaux d’eau potable, générateurs d’électricité, etc. Dans chaque secteur, l’évaluation du capital public doit donc être conduite avec attention.
Deux méthodes sont possibles : celle de l’inventaire permanent, qui est globale et ne prend pas en compte la différence entre dépenses d’investissement et accumulation de capital productif mais qui permet des comparaisons historiques ; et celle de l’évaluation secteur par secteur des stocks de capital public disponibles à leur valeur économique actuelle. L’un et l’autre calculs ont été établis dans le cadre du “Programme d’investissements publics” préparé pour le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) en 2006 et dont les documents sont accessibles sur le site du CDR : http://www.cdr.gov.lb/Plan/main.htm ou sur http://www.charbelnahas.org/spip.php?article111

L’estimation du “capital public” par la méthode de l’inventaire permanent
La présentation des comptes de 1997 comporte un historique des investissements publics depuis 1967 exprimé en livres libanaises courantes.
Malgré les imprécisions de cet historique, on peut estimer l’évolution du stock de “capital public” en valeur constante en livres libanaises de 1995 et le ratio correspondant de capital public par personne (graphe 3).
Il en ressort que la guerre a réduit le stock de capital public de 8 000 milliards de livres en 1975 à 6 000 milliards en 1978, puis à nouveau de 8 000 milliards de livres en 1981 à 5 000 milliards en 1990. Depuis, le Liban a largement rattrapé ces destructions et le stock de capital public s’élèverait à 11 000 milliards de livres, soit 7,3 milliards de dollars ; la remontée a été le plus rapide entre 1993 et 1998 pour se ralentir ensuite.
En revanche, si l’on rapporte le stock de capital public à la population, le Liban n’aurait toujours pas retrouvé le niveau de 1981, lui-même inférieur de 20 % à celui de 1975. La stagnation du ratio de capital public par tête apparaît de façon plus marquée depuis 2000.
On peut aussi estimer, du moins pour les années pour lesquelles le PIB a un sens, les ratios du capital public au PIB ainsi que les deux séries Formation brute de capital fixe public (FBCF) par rapport au PIB et Formation nette de capital fixe public (FNCF) par rapport au PIB, après avoir défalqué les amortissements et les destructions. Ce dernier ratio aurait régulièrement baissé depuis 1997 jusqu’à atteindre 1,7 % en 2004, ce qui représente un minimum historique, hors périodes de guerre (graphe 4).

L’estimation du capital public, secteur par secteur, par mesure directe
L’analyse de la situation économique des différents secteurs où l’État intervient, sous des formes et à des degrés divers, dans la fourniture des “services publics”, a été réalisée en 2006. Les résultats obtenus doivent sans doute être encore affinés et régulièrement mis à jour, mais ils offrent pour la première fois une vision synthétique de ces différents secteurs (au nombre de 23 originellement, ils sont agrégés ici et réduits à sept).
Pour chaque secteur, on dispose d’une évaluation des équipements et des installations ainsi que des terrains utilisés. La valorisation des terrains est faite sur la base des données du marché sans prendre en compte le fait que la plupart des “terrains publics” ne sont pas cessibles, car ils sont constitués de routes, de places... sans lesquelles toute la structure foncière serait désarticulée.
Mais le capital public n’est pas un patrimoine statique qu’il faudrait simplement évaluer. C’est un élément qui participe à la production des services publics. Aussi fallait-il compléter l’évaluation du stock d’équipements et de terrains par celle des coûts de leur entretien, de leur usure-remplacement, de leur mise en fonctionnement et y ajouter le coût des intrants qu’ils achètent (produits pétroliers ou services de santé achetés au privé), et enfin le coût du capital immobilisé, car on ne peut pas considérer que le capital public n’a pas de coût quand on envisage, dans plusieurs secteurs, de faire participer le capital privé alors que ce dernier impute le coût du capital aux prix de vente des services qu’il produit. Ces différents éléments de coût constituent la charge annuelle, pour les finances publiques, de la fourniture des services publics.
Ces coûts sont couverts soit par des charges que paient les usagers, soit par les impôts et par la dette publique.
Mais les services publics sont souvent partiels ou déficients, aussi les utilisateurs privés doivent-ils supporter eux-mêmes des charges complémentaires qui vont des frais de déplacement dans des véhicules privés sur les routes “publiques” jusqu’aux générateurs privés d’électricité ou encore aux écoles privées...
Les déficiences multiples, en quantité et en qualité, dans la fourniture des services publics se traduisent par des “externalités négatives” qui incluent les problèmes de santé, la pollution, les pertes de temps dans les transports, etc. On a aussi cherché à les évaluer. L’augmentation dramatique des prix du pétrole justifie la mention séparée de la valeur des importations de carburants.
Le tableau 1 présente l’ensemble de ces résultats. Avant de commenter les résultats, il faut souligner la place particulière du groupe de secteurs appelé “urbanisation”. Il s’agit là de l’ensemble des équipements qui participent à l’artificialisation du territoire : routes locales, rues, trottoirs, réseaux locaux d’éclairage, de drainage, collecte et traitement des ordures, jardins et espaces publics, etc. Cet ensemble pèse très lourd dans le “capital public”, il n’est pourtant habituellement pas pris en compte dans les investissements publics, car il relève le plus souvent des collectivités locales et se trouve souvent financé par les privés dans le cadre des opérations de lotissement ou de promotion.
En termes globaux, le patrimoine d’équipements publics (hors urbanisation) s’élève à 8,5 milliards de dollars, soit près de 40 % du PIB (ce qui corrobore l’estimation basée sur l’inventaire permanent). Il nécessite près de 1,6 milliard de dollars de frais de fonctionnement annuels auxquels s’ajoutent deux milliards de dollars d’intrants achetés et 0,7 milliard de coût du capital, soit 4,3 milliards de dollars de coût total pour le Trésor public.
Les charges payées par les usagers (y compris les recettes des télécoms qui s’apparentent à une taxe) couvrent près de 55 % de ces coûts. Mais les Libanais doivent encore supporter 6,3 milliards de dollars de dépenses complémentaires, sans parler d’externalités négatives (ignorées dans la comptabilité nationale mais bien réelles) de plus de deux milliards.
Le coût global pour l’économie des services totalement ou partiellement publics s’élève donc à plus de 11 milliards de dollars par an, sans compter les services régaliens (armée, justice, administration générale, etc.) qui pèsent près de 1,5 milliard de dollars. Il y a donc là 50 % du PIB. On conçoit sans peine l’impact décisif de la performance économique de la production de ces services sur l’ensemble de l’économie.
Ce dont il s’agit d’abord, c’est le coût global pour l’économie de la production de ces services, et ce n’est que dans un deuxième temps que les parts “public-privé” deviennent intéressantes, elles le sont essentiellement d’ailleurs dans la mesure où leur variation permet d’optimiser le coût global. Au Liban, la part publique s’établit globalement à un tiers du coût économique global.
Les graphes 5 et 6 permettent de comparer la situation des différents groupes de secteurs.
On voit que le gros des équipements publics va à l’électricité, au transport et au cycle de l’eau, alors que les coûts se concentrent dans l’électricité, dans l’éducation et la santé.
La répartition des coûts et leur mode de couverture par secteur sont eux aussi instructifs :
- La part du public est dominante dans les télécoms, dans l’eau et dans l’électricité, elle est intermédiaire dans l’éducation et la santé, et faible dans les transports. - Les charges payées par les usagers sont dominantes dans les télécoms (où elles sont équivalentes à des taxes) mais aussi dans les transports (taxes diverses sur les véhicules notamment) et dans la santé (contributions à la Caisse nationale de Sécurité sociale) ; elles sont paradoxalement faibles pour ce qui concerne l’électricité (vendue en dessous de son coût).
- La part des externalités négatives est loin d’être négligeable, notamment dans les transports, l’électricité et l’eau.

Caractéristiques générales de la situation libanaise dans le domaine de l’investissement et des dépenses sociales
En comparaison avec les pays de niveau économique proche, les caractéristiques du Liban à cet égard sont les suivantes :
1) Le niveau d’investissement public par rapport au PIB est particulièrement faible, surtout que le pays sort d’une guerre et que les chiffres d’investissement public sont gonflés de dépenses diverses. Cela est dû à la situation difficile des finances publiques sous l’effet de la dynamique de la dette.
2) Le rendement global de l’investissement et des dépenses sur les services sociaux et d’infrastructure, secteurs public et privé pris ensemble, est généralement faible et marqué par des inégalités fortes. Cela est essentiellement dû aux effets de prix que produit le “modèle économique” libanais et à l’utilisation extensive des institutions publiques à des fins de redistribution clientéliste.
Les estimations et les données disponibles de la comptabilité nationale restent malheureusement insuffisantes pour tirer des conclusions quantifiées quant à l’impact de l’investissement public, en stock ou en incrément, sur la croissance même en termes généraux et, à plus forte raison, en termes sectoriels.
On peut cependant constater que, pour un pays sorti d’une longue guerre destructrice, et avant que n’aient démarré les travaux publics d’investissement et de réhabilitation, le simple retour à la vie normale a suscité un rebond remarquable du PIB, alors que la vague massive d’investissement public entre 1993 et 1998 n’a pas empêché la stagnation de l’activité entre 1999 et 2003. On doit reconnaître que les effets qui se font sentir sur l’activité sont beaucoup plus les effets d’entraînement par la demande due aux afflux de capitaux et aux déficits publics que ceux de l’augmentation de la productivité induite par les investissements publics (et privés d’ailleurs).
3) On est en droit, face à cette situation, de s’interroger sur les conditions susceptibles de rendre à la dépense publique, en général, et à l’investissement public, en particulier, sa fonction de levier d’action correctrice. La dépense publique, par son ampleur et sa structure, relève aujourd’hui d’une action contrainte et se trouve instrumentalisée au service du maintien d’un modèle économique en panne. La prochaine négociation avec le FMI d’un accord stand-by classique risque fort, si les autorités libanaises n’accordent pas à l’investissement public l’intérêt économique et institutionnel qu’il mérite, d’aboutir à une réduction de son enveloppe. Les efforts déployés par le gouvernement pour que les crédits promis lors de la conférence de Paris III soient détournés du financement de projets vers le “soutien budgétaire” ne laissent rien présager de bon à cet égard.

(1) Publications de l’Administration centrale de la statistique (ACS) pour 1994 et 1995, puis du ministère de l’Économie pour 1997 et l’extrapolation sur les années suivantes. Secteurs Cycle Électricité Télécoms Transport Santé Éducation Sous- Urbanisation Total
(en millions dol.) de l’eau total
Équipements
installations 1 990 2 500 1 120 2 110 185 691 8 596 7 280 15 875
Terrains 136 500 15 15 200 57 230 16 138 24 146 40 284
Coût d’entretien
annuel 24 12 65 83 3 3 191 110 301
Coût de remplacement
annuel 33 100 0 77 6 17 233 47 280
Coût opérationnel
annuel 187 90 80 98 114 607 1 176 165 1 341
Coût annuel
de fonctionnement 244 202 145 259 123 627 1 600 322 1 921
Coût annuel
des intrants 0 1 280 0 0 615 150 2 045 0 2 045
Coût annuel
du capital 102 133 56 334 10 38 672 726 1 398
Coût annuel total
pour le secteur public 346 1 615 201 592 748 815 4 316 1 048 5 364
Couverture
par les charges 86 530 1 100 465 270 0 2 452 45 2 496
Couverture par
impôts/dette 260 1 084 0 162 378 815 2 698 1 003 3 702
Couverture par dépenses
complémentaires privées 209 760 0 2 362 1 522 1 461 6 316 19 6 335
Coût économique
total du service 555 2 375 1 100 2 989 2 170 2 276 11 466 1 067 12 533
Coût des externalités
négatives 343 602 0 602 277 488 2 312 299 2 611
Importations
de carburants 0 1 584 0 1 642 0 0 3 226 0 3 226.