Les Libanais et la dette publique
Durant toute la période de l’indépendance, le Liban n’a pratiquement pas connu de dette publique, à part certains prêts destinés à des financements de projets : les exercices budgétaires dégageaient même souvent des excédents qui ont permis d’acquérir le stock d’or de la Banque centrale.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Peu se souviennent de la dette publique ottomane dont les effets se sont pourtant prolongés durant la période du mandat, puisque le Liban et la Syrie ont eu à assumer 8,41 % de cette dette pour l’amortissement de laquelle l’Empire ottoman avait cédé certaines de ses rentrées budgétaires. Cela a été l’une des principales causes de l’institution du “Budget d’intérêts commun (syro-libanais)” qui centralisait les revenus des douanes et assumait le service de cette dette héritée.
Ce n’est qu’avec la guerre de 1975-1990 que l’État est redevenu débiteur après qu’il eut perdu l’essentiel de ses revenus au profit des milices. Exprimée en dollars constants aux prix de 2007, la dette publique totale d’avant-guerre ne dépassait pas l’équivalent de 400 millions de dollars d’aujourd’hui, oscillant entre 1 et 3 % du PIB. L’accélération est venue en 1977, la dette est progressivement passée à l’équivalent de 4,2 milliards de dollars d’aujourd’hui en 1981 (ce qui représentait 41 % du PIB) puis à l’équivalent de huit milliards en 1982-1983, années excessivement troublées par l’invasion israélienne, puis par la “guerre de la Montagne” et où le PIB a plongé, portant, un peu artificiellement, le ratio dette/PIB à 90 % et 130 %.
À partir de ce pic, la monnaie nationale a commencé à se dévaloriser et les déficits publics n’étaient plus refinancés que par la création monétaire, la monétisation de la dette publique, presque entièrement libellée en livres libanaises, entretenait en retour l’accélération de l’inflation. La livre libanaise ne s’est toujours pas remise de cette phase et la dollarisation s’est durablement installée depuis. Quelques fortunes se sont fait dans cette tourmente, mais une grande partie de l’épargne des Libanais s’est évaporée et la société libanaise porte encore les stigmates du séisme social que cette “hyperinflation” a produit (1).
Toujours est-il qu’en 1990, après l’accord de Taëf et l’entrée des troupes syriennes à Baabda, le cours du dollar s’est stabilisé autour de 850 livres libanaises et la dette publique n’atteignait plus que 2,2 milliards de dollars de l’époque, soit 3,4 milliards de dollars aux prix de 2007, ce qui représentait près de 85 % d’un PIB que les troubles de l’époque avaient comprimé à l’extrême.
À partir de là, le choix entre le redressement des recettes publiques, la poursuite du financement par l’inflation, l’endettement et l’économie de dépenses était ouvert. Les hésitations et les choix de facilité ont dominé la période : le redressement des recettes et la limitation des dépenses ne sont venus que vers la fin des années 90. La rupture qui s’est produite en 1992-1993 n’a pas concerné les finances publiques, mais a été monétaire : après une dépréciation brutale de la livre, attisée par d’intenses spéculations, a été adoptée la politique, toujours en vigueur, de la fixation du cours de la livre sur celui du dollar américain.
On peut comprendre que les Libanais, à partir de leur expérience historique, aient gardé un souvenir douloureux des troubles monétaires, qu’ils ont généralement rattachés aux troubles politiques et sécuritaires, alors que les mécanismes des finances publiques et de la dette sont toujours restés au deuxième plan : jusqu’à la fin des années 70, on avait l’impression que le problème n’existait pas et, depuis les années 80, il a été occulté par les soubresauts monétaires, en phase d’hyperinflation, puis par le souci de la stabilisation monétaire, en phase d’accumulation de la dette.
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que les avertissements répétés des risques de l’accumulation des déficits et de la dette, depuis le début des années 90, n’aient pas été entendus.
Niveaux de la dette publique
La dette publique libanaise a connu un accroissement pratiquement régulier depuis le début des années 90, au rythme de 4 500 milliards de livres (trois milliards de dollars) par an.
Dans les détails, les chiffres officiels conduisent à une image légèrement différente, car ils font l’impasse sur les arriérés (notamment envers la CNSS) et entérinent trois annulations formelles de dette publique, réalisées en 2002, 2004 et 2007, pour un montant total de 5 600 milliards de livres, par la Banque centrale sous prétexte de la réévaluation du stock d’or qu’elle détient toujours et dont la loi lui interdit de disposer. Ces “annulations” réduisent le stock et le service apparents de la dette pour le Trésor, mais réduisent en même temps les revenus de la Banque centrale qui continue de supporter les mêmes charges sur les fonds qu’elle emprunte.
Ces “accommodements” conduisent à une dette publique dont la croissance, toujours soutenue, a toutefois vu son rythme se ralentir quelque peu depuis 2002. Suivant l’une ou l’autre approche, la dette publique, à la fin de 2007, s’établit à 71 226 milliards de livres (soit 47,5 milliards de dollars) ou à 63 364 milliards de livres (soit 42,2 milliards de dollars).
Le graphique 2 décrivent la structure de la dette et mettent en évidence la régularité de sa progression.
Dynamique de la dette publique
La dynamique de la dette publique libanaise n’est pas aussi simple que le laisserait croire l’arithmétique simple des déficits et de la dette. Il suffit pour s’en rendre compte de mettre en vis-à-vis (cf. graphe 2) les montants annuels des déficits fiscaux (avant et après les dons mais en incluant les variations des arriérés) et les variations annuelles de la dette (y compris les arriérés et les réductions formelles par la Banque centrale).
En règle générale, la dette augmente annuellement d’un montant supérieur aux déficits fiscaux. Cela est dû à la politique monétaire basée sur l’ancrage du cours de la livre sur le dollar : si les déposants basculent vers la livre, la quantité de livres devient excédentaire sur le marché et la Banque centrale a tendance à emprunter (ou à faire emprunter par le Trésor) des livres pour les stériliser ; s’ils basculent vers le dollar, la Banque centrale a tendance à emprunter (ou à faire emprunter par le Trésor) des dollars pour reconstituer ses avoirs en devises. Des écarts inverses (déficits supérieurs à l’augmentation de la dette) apparaissent quelques années (1997, 2000 et 2007) et peuvent être dus à plusieurs causes qui vont depuis le desserrement des tensions monétaires, conduisant à l’utilisation des avoirs précédemment accumulés en livres ou en devises, en passant par l’imputation de certaines dépenses à des exercices précédents, pour des raisons de manipulation politique, pour arriver jusqu’à l’occultation de certaines dépenses fiscales (subventions, charges d’intérêts, etc.) en les chargeant à la Banque centrale.
Structure et modes de gestion de la dette publique
Il est nécessaire de reclasser les éléments de la dette publique de différentes manières suivant l’optique analytique que l’on adopte.
Observons d’abord la structure de la dette publique suivant les origines de son financement (graphe 3).
On peut reconnaître cinq composantes principales de la dette publique :
1) Le financement domestique en livres libanaises s’élevait à près de 90 % de la dette publique au début des années 90 (dont un tiers ne passait pas par les circuits bancaires : bons du Trésor détenus par le public et la CNSS). Cette part a régulièrement diminué jusqu’en 2001, atteignant 65 % pour baisser brutalement alors et se stabiliser depuis 2003 autour de 45 %.
2) Le financement domestique en devises était inexistant jusqu’en 1996. Il a pris de l’ampleur entre 1996 et 2001, se substituant à la décroissance de la part du financement en livres du fait de la dollarisation croissante des dépôts bancaires et du besoin croissant de devises de la part de la Banque centrale, atteignant 20 % du total et se maintenant depuis à ce niveau.
3) Le financement domestique en livres et en devises direct ou intermédié par la Banque centrale est le signe de difficultés sérieuses dans le financement de la dette. Il était important durant la guerre civile et s’est maintenu jusqu’en 1993 pour s’éteindre ensuite. Mais il a repris de l’importance après la crise larvée de 2001 et représente depuis entre 25 et 30 % de la dette publique.
4) Le financement extérieur, dont le financement de projets d’investissement, a oscillé entre 10 et 15 % de la dette globale, étant entendu que la part des financements de projets a baissé du fait, d’une part, de la capacité d’absorption limitée de l’État et des mesures d’austérité budgétaires ont surtout porté sur les investissements et, d’autre part, de la croissance sans frein de la dette (2). Le reste consiste surtout en eurobonds détenus hors du système bancaire libanais, on est en droit de penser qu’une bonne part de ce portefeuille est néanmoins détenue par des Libanais.
5) Les mesures exceptionnelles (fonds en provenance de Paris II et de Paris III, arriérés échelonnés ou en souffrance, etc.) ont commencé à prendre de l’ampleur en 1997 pour faire un bond à 10 % du total, en 2003, avec les effets de la conférence de Paris III.
Pris globalement, le financement domestique a représenté entre 85 et 90 % de la dette publique. Les financements exceptionnels après Paris II ont (momentanément) réduit sa part de près de 5 %. Il est très important de garder à l’esprit que la dette libanaise est essentiellement une dette interne.
La dette publique est presque à parts égales en livres et en devises, la part en devises est même supérieure si l’on entérine l’occultation de la dette détenue par la BDL gommée à la suite de la réévaluation formelle de ses avoirs en or.
La dette par rapport au PIB, tendances et soutenabilité
L’évolution de la dette publique (voir graphe 4) en ratio du PIB est passée par trois grandes phases :
1) Entre 1991 et 1993, le ratio a baissé de 60 à 45 %, du fait de la forte croissance que l’arrêt des violences a mécaniquement suscitée et du fait de la forte inflation ; la dette était presque entièrement en livres.
2) Entre 1993 et 2001, la dette (en ratio du PIB) a crû de manière exponentielle, passant de 45 à 180 %, dont deux tiers en livres et un tiers en devises. Ce rythme de développement est tout à fait représentatif de la dynamique perverse d’accumulation de la dette. Ce qui est remarquable à ce propos n’est pas l’accumulation de la dette, mais sa soutenabilité : l’endettement en devises a sans aucun doute participé à retarder la crise, sa croissance a été beaucoup plus forte que celle de l’endettement en livres et il a permis de reconstituer les réserves de la Banque centrale et de conjurer une crise de change, latente depuis 1997.
3) Depuis 2001, la dette continue de croître en ratio du PIB (un peu plus de 200 % à la fin de 2007), mais à un rythme bien moindre que durant la phase précédente. Pourtant la crise qui avait été retardée au cours des années 90 est arrivée en 2001. Elle a été absorbée par deux actions coordonnées : l’aide extérieure lors de Paris II et l’implication massive de la Banque centrale. Ces deux actions ont de plus profité de circonstances extérieures inespérées : baisse dramatique des taux d’intérêt mondiaux et hausse non moins dramatique des revenus pétroliers, et par suite des disponibilités financières au niveau de la région et du système financier libanais.
L’économie libanaise et la dette, ses paradoxes et son exemplarité
La dette publique libanaise est d’abord absolument exceptionnelle par son ampleur.
Pourtant, ses caractéristiques et ses effets sont ambigus :
• Au niveau des risques, la dette est entièrement interne et presque entièrement bancaire (directement ou à travers la BDL). L’effet d’un choc ou d’une crise sera donc quasi nul sur l’extérieur, mais peut être dévastateur pour le système bancaire et pour l’épargne domestique. Pourtant le marché des dépôts, principal marché non administré des capitaux, manifeste une insensibilité quasi absolue à l’évolution du risque souverain de plus en plus lourdement porté par les banques libanaises.
• Au niveau conjoncturel, les prix et l’activité semblent peu affectés par le niveau de la dette, alors qu’ils sont très sensibles à l’ampleur des flux financiers : le solde primaire, les financements privés et les entrées de capitaux. Cette réactivité “keynésienne” peut aisément être constatée si l’on compare les indicateurs d’activité des périodes avant et après 1997, ou encore si l’on observe les réactions à la politique de relance par le déficit à la fin de 2000 et au début de 2001, ou enfin si l’on constate les effets de l’accélération de l’afflux des capitaux depuis 2004, à la suite de la hausse des prix du brut.
• Au niveau économique, le phénomène d’éviction des financements des activités privées par celui de la dette publique, habituellement présenté comme la principale conséquence négative d’un endettement public excessif financé intérieurement, n’apparaît que tardivement et semble plus dépendre en réalité de la saturation du crédit au secteur privé que de l’accaparement des ressources financières par l’État. L’augmentation des liquidités après 2005 a d’ailleurs eu pour effet de relancer massivement le crédit tant domestique que pour des activités régionales.
La dette publique libanaise, malgré son ampleur exceptionnelle, ne provoque donc pas les effets négatifs normalement attendus. Qui plus est, du fait de sa nature bancaire, son accumulation est perçue non pas comme une hypothèque sur les patrimoines mais comme une augmentation de richesse, car le gonflement de la dette à l’actif des banques se traduit symétriquement par un gonflement des dépôts à leur passif, alors que les deux évolutions semblent indépendantes.
Le principal effet de la dette publique finit donc par être d’accroître l’inégalité, de laisser dépérir les services et les équipements publics, de restreindre la marge d’action de l’État et d’affaiblir sa légitimité. Or, ces développements négatifs se trouvent attribués aux politiques d’austérité que l’État est amené à adopter pour faire face à la dette en la servant scrupuleusement. Il n’est plus facile de distinguer le remède du mal.
Les effets redistributifs néfastes de la dette sont bien à l’œuvre, mais les effets sur l’investissement passent pour l’essentiel par des canaux différents (mal hollandais et effets sur les prix relatifs). Le phénomène de la dette peut dès lors prendre une ampleur exceptionnelle et durer longtemps sans crise. Ses effets économiques n’en sont que plus profonds.
(1) Abdallah Attié : “Les dangers du déficit et de la dette publique sur la stabilité et sur les libertés au Liban” (en arabe), 1998.
(2) Notons que le gouvernement s’acharne à faire basculer les financements de projets décidés lors de la conférence de Pais III vers le “soutien budgétaire”.
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