Comprendre la variable, notamment au Liban
La variation des paramètres
Pour répondre à cette objection, la simulation a été reconduite avec de nouvelles hypothèses de paramétrage. Plus précisément, les valeurs des paramètres concernés ont été poussées pour rechercher le niveau à partir duquel l’effet de l’émigration sur l’accumulation de capital humain cesserait d’être négatif et deviendrait positif, produisant un “brain gain”, à condition toutefois que ce niveau se situe dans une zone de vraisemblance acceptable.
Cette méthode de démonstration “par l'absurde” vise à tester la vraisemblance des hypothèses sur les conditions initiales, l'environnement et les politiques, qui seraient susceptibles de produire un “brain gain”.
Elle vise aussi à prendre à son compte des différences réelles de situations et des options de politiques.
Les paramètres soumis aux variations sont de nature différente.
• Certains reflètent différents “états du monde” ou différentes conditions d'accueil des immigrés dans les pays de destination sur lesquelles le pays d’origine a très peu d’influence : ainsi, le niveau de transferts par émigrant dépend pour l’essentiel de l’écart entre les niveaux de développement économique du pays d’origine et du pays de destination (ou du niveau du prix du pétrole pour les pays du Golfe, destination d’émigration majeure des Libanais), alors que le ratio de dépendance des émigrants dépend de la politique d'immigration des pays d’accueil (politiques de regroupement familial, comme dans les pays occidentaux, ou restrictions administratives et culturelles à l’entrée des familles comme en Arabie saoudite). L'efficacité de la diaspora en matière de transfert de technologie et d'accès aux marchés d’exportation peut être influencée dans une certaine mesure par des accords commerciaux internationaux ou régionaux.
• D'autres paramètres reflètent une position différente du pays émetteur sur la trajectoire de la transition démographique, c’est le cas du taux de dépendance des ménages résidents.
• D'autres enfin reflètent les particularités institutionnelles des pays d’origine ou leurs politiques domestiques : efficacité des systèmes d'éducation ou degré de réactivité des choix d’investissement à l'évolution des paramètres économiques.
Des transferts accrus par émigrant
Dans le scénario de base, chaque émigrant envoie annuellement au pays un montant égal au PIB par tête dans son pays d’origine. Ce montant a été doublé, portant le total des transferts à 15 % du PIB.
Cette variation affecte favorablement les revenus et les dépenses d’éducation des résidents, mais augmente aussi les taux d’émigration des qualifiés. Pourtant, dans ce nouveau contexte, une propension accrue à l’émigration ne conduit pas à une plus grande accumulation de capital humain, bien au contraire. L’augmentation des transferts augmente les capacités des ménages à répondre à la demande externe sur les qualifiés, en investissant davantage dans l’éducation. La demande domestique sur les travailleurs qualifiés diminue dans le même temps (sauf dans le secteur de l’éducation), car l’intensification de l’émigration pousse la rémunération de ceux qui restent à la hausse en comparaison avec les coûts du travail non qualifié et du capital. De plus, les transferts, en dopant la demande domestique, poussent les prix domestiques à la hausse et érodent la compétitivité de l’économie à l’export.
En multipliant les transferts par quatre, on observe des résultats similaires, mais on atteint les limites de la vraisemblance, car ces transferts rendraient insoutenable la situation financière des émigrés dans les pays d’accueil.
Ces développements correspondent assez largement à ce que le Liban a connu durant la période 2003-2008 avec la hausse des prix du pétrole et l’accroissement de la demande sur les émigrés libanais dans les pays du Golfe. Notons de plus que la proximité entre le Liban et le Golfe et les conditions de vie peu attrayantes dans ces pays rendent l’essentiel de cette émigration transitoire et peuvent avoir induit un taux de transfert particulièrement élevé des émigrés par rapport aux revenus des émigrés. Mais l’amplitude de l’impact ne change rien à la direction des résultats.
Un ratio de dépendance plus élevé des émigrants
Dans le scénario de base, le ratio de dépendance des émigrants est supposé moindre que dans le pays d’origine (il y a moins d’enfants et de vieux qui partent que de jeunes). Il en découle que le ratio de dépendance de la population restant au pays s’alourdit automatiquement. Nous avons supposé que les migrants auraient le même ratio de dépendance que la population d’origine : ce ne seraient donc plus surtout les jeunes qui émigreraient, mais “tout le monde”.
Cette variation améliore marginalement l’accumulation de capital humain (car elle réduit les coûts d’éducation des enfants et les coûts de santé pour les personnes âgées). Pourtant, dans ce nouveau contexte, une propension accrue à l’émigration ne conduit pas à une plus grande accumulation de capital humain, bien au contraire.
C’est ce qui se passe, dans une certaine mesure, pour les Libanais qui émigrent de manière définitive vers le Canada ou l’Australie, du moins s’ils pouvaient emmener avec eux leurs enfants et leurs parents.
Pousser plus loin l’exercice ne change rien aux résultats et n’est pas réellement envisageable, car il signifierait que les enfants et les vieux émigreraient plus que les jeunes actifs.
Un plus grand impact de la diaspora dans le transfert de technologie et l'accès aux marchés d’exportation
Les défenseurs de la théorie du “brain gain” soulignent l’impact qu’une diaspora nombreuse et dynamique peut avoir sur l’économie du pays d’origine, parce qu’elle facilite l’accès aux technologies (notamment à travers le retour d’émigrés qualifiés et expérimentés, le cas de l’Inde étant souvent présenté en exemple) et qu’elle favorise les exportations, que ce soit pour les produits ethniques ou, plus significativement, à travers l’accès aux réseaux internationaux du négoce et de la distribution.
Nous avons considéré que ces effets pouvaient être pris en compte en supposant que la présence d’une diaspora importante permettait au pays d’origine d’importer les biens d’équipement à des prix réduits et d’exporter ses produits à des prix supérieurs à ceux du marché international. L’amélioration des termes de l’échange conduit à une amélioration significative de l’accumulation de capital humain et réduit en même temps les taux d’émigration des travailleurs qualifiés, car elle favorise les activités domestiques. Pourtant, dans ce nouveau contexte encore, une propension accrue à l’émigration ne conduit pas à une plus grande accumulation de capital humain.
Pousser plus loin l’exercice peut réduire l’effet négatif de l’émigration, mais sans toutefois l’annuler, même en atteignant des niveaux de gain particulièrement élevés dans les termes de l’échange.
Un taux de dépendance plus faible des ménages résidents
La réalisation d’effets positifs de “brain gain” repose sur la capacité des résidents d’investir suffisamment dans l’éducation, en réponse à des incitations plus fortes (revenus plus élevés de l’éducation) et avec des ressources plus amples, du fait des transferts reçus. Cet investissement se trouve réduit si le ménage doit faire face à des dépenses incompressibles pour élever les enfants et s’occuper des personnes âgées. Son niveau dépend donc du taux de dépendance des ménages.
Nous avons supposé que le pays modélisé était plus avancé dans sa transition démographique : fertilité moindre et effets de vieillissement encore réduits. La croissance naturelle de la population est donc plus faible et avec les mêmes investissements (en part du PIB), une proportion plus importante de la population peut recevoir une éducation supérieure. C’est le cas du Liban comparé aux pays de la région.
Une position plus avancée dans la transition démographique se traduit par une accumulation plus importante de capital humain, mais aussi un taux d’émigration plus important des qualifiés. Mais là aussi une propension accrue à l’émigration affecte négativement l’accumulation de capital humain bien que l’investissement dans l’éducation réagisse sensiblement plus que dans le cas de base aux différentiels de rémunération.
Des rendements d’échelle croissants dans l'éducation
Un autre argument avancé par les défenseurs de la théorie du “brain gain” est que le secteur de l’éducation comporte des rendements croissants : former deux fois plus de diplômés ne coûterait pas deux fois plus cher. L’émigration, en augmentant leur rémunération espérée, serait en quelque sorte équivalente à une subvention à l’enseignement supérieur et permettrait de capturer ses externalités positives.
Alors que dans le scénario de base, le rendement d’échelle était supposé constant, nous avons supposé qu’en doublant les dépenses d’éducation supérieure, on triplait le nombre de diplômés.
L’accumulation de capital humain est significativement encouragée. Pourtant, l’effet de “brain gain” ne se produit pas : une propension accrue à l’émigration réduit l’accumulation de capital humain, dans des proportions bien moindres, il est vrai. Il est intéressant de noter que le rendement plus élevé dans l’éducation réduit la demande d’enseignants et exerce une pression à la baisse sur la rémunération des universitaires en général, ce qui favorise en retour leur émigration. Notons qu’un effet semblable a pu être observé au Liban du fait de l’envoi de dizaines de milliers d’étudiants poursuivre leurs études à l’étranger ou encore du fait du recrutement de professeurs d’université avec des qualifications limitées et contre des rémunérations réduites.
Une réactivité accrue des choix d’investissement
Un argument parfois avancé par les théoriciens du “brain gain” est que les agents n’identifient pas correctement ou tardent à identifier les opportunités d’investissement ; cela s’appliquant en particulier aux investissements dans l’éducation supérieure dont la rentabilité est dopée par les possibilités d’émigration des diplômés.
Nous avons multiplié par quatre la réactivité des choix d’investissement entre capital physique et capital humain à leurs rendements relatifs. Il s’ensuit une augmentation significative des dépenses d’éducation supérieure et de l’émigration des diplômés.
Mais dans ce contexte-là encore, une propension plus forte à l’émigration ne conduit pas à une plus grande accumulation de capital humain, même si l’amplitude de l’effet négatif est significativement atténuée.
Mais contrairement aux cas précédents, on peut théoriquement atteindre avec ce levier une situation où un “brain gain” pourrait se réaliser. Il faudrait pour cela qu’une augmentation de 10 % de la rémunération de l’investissement dans l’éducation supérieure par rapport à celle de l’investissement dans le capital physique conduise à une augmentation de 50 % des dépenses d’éducation ! Seul un basculement de cet ordre permettrait de compenser totalement l’effet de déperdition du capital humain du fait de l’émigration. Cela ne semble pas bien raisonnable : si le surplus d’investissement dans l’éducation devait être financé par les banques, ces dernières devraient pouvoir récupérer leurs créances auprès d’émigrés, ce qui n’est guère facile ; si le financement devait être public, cela signifierait un accroissement de la pression fiscale sur une population domestique en diminution. Cette dynamique accrue de formation/émigration poserait de plus un problème d'équité. Car l'utilisation des ressources publiques, prélevées sur les revenus d'une population dont l’activité domestique ne connaîtrait qu’une croissance réduite, pour former de plus en plus de professionnels qui émigrent et de ce fait accèdent à des revenus supérieurs, reviendrait à financer par les plus pauvres l'enrichissement de ces émigrés et de leurs familles, qu'elles les suivent ou qu'elles restent au pays. Les dépenses d’éducation supérieure, supportées par le budget national, se feraient au détriment d'autres investissements vitaux, dont l'éducation de base.
Conclusion
L’étude “en laboratoire” des différents effets envisageables laisse peu d’espoir de voir les effets induits, ou de second ordre, compenser les effets primaires de déperdition dus à l’émigration des qualifiés sur la densité de capital humain dans l’économie. Les cas de “brain gain” parfois observés ici ou là (le cas le plus cité est celui des îles Fidji) ne semblent pas pouvoir résulter d’effets économiques.
De manière générale, on peut dire qu’en termes de croissance, deux effets sont en jeu : un effet primaire par lequel l'émigration annule pour l'économie domestique l'impact de l'investissement réalisé dans le capital humain. Et un effet secondaire découlant du fait qu'une partie des transferts reçus sera utilisée pour réaliser des investissements domestiques, que ce soit en capital physique ou en capital humain. La part des transferts utilisée pour la consommation n'ayant qu'un intérêt ponctuel, elle n'impacte donc pas la croissance.
L'effet final en termes de croissance dépend du poids relatif de ces deux effets opposés sur l'investissement et par conséquent sur la croissance.
La densité de capital humain dans une société donnée, c'est-à-dire la proportion des travailleurs qualifiés au sein de la population active, constitue une caractéristique structurelle qui commande le niveau de productivité de l'économie, mais aussi le niveau social et culturel du pays. Il est donc tout à fait légitime d'y voir un critère pertinent de mesure de la conséquence de la fuite des cerveaux sur l'économie. À ce niveau, l'émigration réduit l'offre des diplômés restant au pays alors que la demande extérieure de diplômés est croissante, ce qui pousse spontanément à une augmentation de la “production” de diplômés, tant pour pallier les départs que pour alimenter la demande externe.
Là aussi on observe donc deux effets antagoniques : un effet primaire de déperdition et un effet secondaire d'incitation à la formation et à l'enseignement supérieur. Le poids relatif de l'un et l'autre de ces effets commande le résultat en termes de “brain drain” ou de “brain gain”.
Les canaux d'influence sur l'économie mis en jeu par l'émigration des diplômés et des travailleurs qualifiés sont très nombreux. On peut en citer quelques-uns : les effets à travers les prix, les effets de réseau de diaspora, les effets spécifiques sur les salaires et sur les coûts de l'éducation, les effets démographiques...
Il est remarquable que les pays fortement pourvoyeurs d'émigrants qualifiés ont tendance à le rester pendant longtemps. C'est là une constatation empirique et c'est aussi le résultat des travaux théoriques. Ces derniers établissent que l'émigration induit, à travers ces canaux d’influence, des modifications dans l'économie aboutissant en retour à favoriser l'émigration. Le phénomène, une fois lancé, tend donc à devenir autoentretenu.
• Par exemple, en ce qui concerne les effets prix : les transferts des émigrés, en accroissant les revenus disponibles, augmentent mécaniquement la consommation, d'où, d'une part, un déficit des échanges extérieurs que les transferts financent, mais aussi une augmentation des prix domestiques qui réduit le pouvoir d'achat des revenus générés par les activités domestiques et qui rend donc l'émigration d'autant plus attrayante. L'augmentation des prix du foncier est un résultat courant des transferts d'émigrés. Il a pour effet de rendre plus difficiles les conditions de logements des résidents, notamment les jeunes ménages.
• Les effets de réseau de diaspora : l'émigration représente un coût non négligeable, mais aussi une source d'incertitude. L'un et l'autre se trouvent significativement atténués si l'émigré sait par avance que son pays de destination comprend une diaspora active d'anciens émigrés sur laquelle il peut compter pour les contacts préliminaires, la prospection de logement et de travail, les facilités d'accueil, etc. Plus un pays fournit d'émigrés et plus les émigrés sont récents, plus il devient facile pour les jeunes aspirants à l'émigration de passer à l'acte.
• Les effets spécifiques sur les salaires et les coûts de l'éducation : l'émigration soutenue de jeunes diplômés produit des effets ambigus sur la performance du système éducatif. L'offre d'éducation est favorisée. Mais son coût est indirectement accru, car la tendance à la baisse de la rémunération des diplômés due à une augmentation de l’offre est réduite, voire annulée par le fait que cette éducation est assurée par des enseignants appartenant eux-mêmes à la catégorie des diplômés. C'est le phénomène que l'on observe dans les pays de forte émigration où le maintien d'un enseignement universitaire “de qualité” se traduit par des frais universitaires lourds et croissants. Du point de vue du diplômé, le coût de l'éducation étant de plus en plus cher, il est d'autant plus justifié d'émigrer pour rentabiliser l'investissement consenti. Ainsi, au niveau des salaires, l'émigration des diplômés en soi pousse à augmenter la rémunération des travailleurs qualifiés, par effet de rareté de ceux qui restent, mais le développement de l'enseignement supérieur en réponse à l'émigration produit l'effet inverse : le résultat sur la rémunération des travailleurs qualifiés est donc ambigu.
Parallèlement, l'extension de l'enseignement supérieur réduit la part des travailleurs moins qualifiés et pousse logiquement à l'augmentation de leur rémunération. De fait, on observe souvent dans les pays de forte émigration une rareté des métiers manuels et, dans certains cas, comme au Liban, un recours massif à l'immigration de travailleurs peu qualifiés, avec pour effet de placer la population active nationale de moindre qualification dans une situation extrêmement difficile en termes de salaires, ce qui la pousse aussi à envoyer ses enfants à l'université pour échapper à ce sort en émigrant. Ainsi paradoxalement, ouvrir l'immigration encourage l'émigration.
(1) Sébastien Dessus et Charbel Nahas : “Migration and Education Decisions in a Dynamic General Equilibrium Framework”, World Bank Policy Research Working Paper Series, numéro 4775, novembre 2008.
Le document est consultable sur le site de la Banque mondiale : http://www-wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/IB/2009/01/30/000158349_20090130095406/Rendered/PDG/WPS4827.pdf
Ou sur le site de l’auteur : http://charbelnahas.org/spip.php?article221
Déjà abonné ? Identifiez-vous
Les articles de notre site ne sont pas disponibles en navigation privée.
Pour lire cet article, veuillez ouvrir une fenêtre de navigation standard ou abonnez-vous à partir de 1 $.
Pour lire cet article, veuillez ouvrir une fenêtre de navigation standard ou abonnez-vous à partir de 1 $.