Les paradis fiscaux ont grandi avec le capitalisme. Ils se sont développés avec la financiarisation de l’économie ces dernières années. Deux mécanismes distincts, mais mutuellement nécessaires, coexistent : le régime offshore et le secret bancaire. Les paradis fiscaux bénéficient de l’appui tacite des États, qu’ils spolient pourtant d’une part de leurs revenus. Ils favorisent également la rémunération du capital financier au détriment du capital travail. Le surplus de rémunération consenti aux détenteurs de capital étant compensé par un surplus d’imposition à l’égard des résidents. Le Liban, qui se targue de son secret bancaire, est un exemple de cette évolution.
La variable au Liban et au Moyen-Orient
L’histoire récente du Moyen-Orient a connu plusieurs vagues de transferts massifs de richesse : la spoliation des Palestiniens en 1948, les nationalisations des années 50 et 60, le boom pétrolier, notamment à partir des années 70, la suite des guerres du Golfe… mais aussi l’hyperinflation libanaise des années 80 qui a laminé une grande partie de la classe moyenne en transformant durablement le paysage social. À côté des défaites politiques et militaires, les indicateurs de croissance et de développement de la région sont parmi les pires du monde malgré des dotations en ressources exceptionnelles et une avance indéniable au début du XXe siècle. La plupart des pays de la région n’ont pratiquement pas de système bancaire et ceux qui en sont dotés n’ont commencé à le développer que récemment. La plupart n’ont pas non plus ou presque pas de taxation directe des revenus du capital, le secteur privé ayant été dans la phase des nationalisations réduit aux micro-entreprises et ayant profité, dans la phase de la libéralisation, de toutes les sollicitudes des potentats, le plus souvent pour leurs amis et les membres de leurs familles.
Les “centres” financiers régionaux
Pourtant, la région est loin d’être étrangère aux “paradis fiscaux ”. Certaines des plus grandes fortunes du monde y ont été amassées grâce aux revenus du pétrole, aux contrats mirobolants que le pétrole a permis de financer et aux positions avantageuses au sein du pouvoir ou dans son proche voisinage. Le terme de “recyclage des pétrodollars” a fait la une des journaux et des discours officiels en Occident durant les années 70, et les banques consortiales euro-arabes ont alors été créées pour capter ces fortunes. Quelques noms viennent à l’esprit : Beyrouth, Limassol (ou Nicosie) à Chypre, ou encore Bahreïn et Dubaï. Ces villes se trouvent sur le pourtour de la région et toutes sont situées dans des républiques ou des émirats non pétroliers.
La légende de Beyrouth, centre financier régional, a fait long feu, même si Beyrouth a été la première ville en Orient (hors d’Égypte) à connaître des activités de banque et qu’elle a été la seule où cette activité n’a jamais été entravée par des nationalisations ou des restructurations forcées. Les banques libanaises drainent essentiellement les capitaux des émigrés libanais et les réinvestissent presque entièrement au Liban. Même avant 1975, la part des capitaux non libanais était limitée. Le seul pays que les banques libanaises desservent est la Syrie. Cela ne fait pas de Beyrouth un centre financier régional malgré l’importance du secret bancaire institué par la loi de 1956.
Chypre a joué durant les années 80 un rôle décisif comme relais de Beyrouth, pour la clientèle de Libanais et de Syriens des banques libanaises qui s’y sont établies. Dans les années 90, les Russes ont pris la suite de cette clientèle, mais avec d’autres banques, avant que l’adhésion de Chypre à l’Union européenne ne freine le “offshore banking” chypriote.
À la fin des années 70, Bahreïn a été choisie pour remplir le rôle de place financière régionale, ou du moins d’une “place relais”, les banques internationales s’y sont installées pour couvrir leurs activités dans la région et notamment en Arabie saoudite après que cette dernière eut restructuré son système bancaire. Mais les changements technologiques des années 90 ont conduit à sa décadence.
Dubaï, archétype de la “ville entrepôt”, a su profiter de sa position entre plusieurs marchés importants, tous, pour une raison ou une autre, fermés à l’extérieur : l’Irak, l’Arabie saoudite et l’Iran. Sa fiscalité très réduite, la qualité de ses équipements et l’audace de ses dirigeants ont été des facteurs décisifs de son succès mais aussi de l’accumulation de risques qui a conduit, sous l’effet de la crise financière, à la débâcle qu’elle connaît actuellement. Pourtant, Dubaï ne peut être qualifiée de “paradis fiscal” complet, car le secteur bancaire reste limité et réduit aux activités domestiques.
Aucun en fait des pays de la région ne peut vraiment être qualifié de “paradis fiscal”. Probablement parce qu’il n’y a pas de demande pour un paradis fiscal régional.
En réalité, malgré leurs sorts divers, ce ne sont pas ces places qui drainent les fortunes privées de la région. Le gros des pétrodollars est resté dans les banques américaines et européennes, à New York, Londres ou à Paris et, bien sûr, à Luxembourg, Genève ou Monaco. Les commis voyageurs des “banques privées” occidentales, qui ne cessent de sillonner la région, ont été très efficaces. Par un curieux paradoxe, la crise mondiale actuelle et le resserrement des contrôles financiers ont produit une embellie pour le secteur bancaire libanais qui a vu gonfler les afflux de capitaux.
Le secret bancaire libanais
Le secret bancaire libanais a été mis en place dans un pays où la tradition bancaire était forte et respectée, alors que le gouvernement, marqué par les divisions communautaires, était faible et peu considéré. Cela s’est passé à un moment où les pays environnants (Syrie et Égypte principalement) s’engageaient vers des nationalisations massives qui ont eu pour effet de pousser vers le Liban, non pas tellement les capitaux de ces pays, que leurs banquiers eux-mêmes. Deux ans plus tard, une “petite” guerre civile a failli conduire le Liban sur la même voie que ses voisins, mais l’intervention armée des États-Unis en 1958 et la mise en place d’un gouvernement stable ont clairement signifié que le Liban était “sanctuarisé”. Cet événement marque tout autant la naissance du “secret bancaire” libanais que la loi de 1956. Il a eu pour effet d’asseoir la crédibilité du système pour les pays environnants, et peut-être surtout aux yeux des Libanais : le système bancaire libanais semblait investi d’une mission. La conjoncture externe favorable (nationalisations, fermeture du canal de Suez et développement rapide des revenus du pétrole) a poussé en avant les banques libanaises.
Quand la guerre civile a commencé en 1975, les banques libanaises ont semblé continuer à vivre comme si de rien n’était. Les destructions de la guerre sont arrivées au moment même où les transferts des émigrés connaissaient un accroissement rapide, autorisant le maintien des niveaux de consommation et permettant de garder la monnaie stable pendant près de dix ans. De plus, tout au long des affrontements, les différentes milices et les forces armées régionales impliquées ont toutes respecté le secret bancaire, car elles étaient soucieuses de pouvoir continuer à recevoir leurs financements extérieurs et à payer leurs achats d’armes sans pertes et sans trace. Fait plus remarquable encore, la période de l’après-guerre, marquée par la domination syrienne, a vu le régime et les dignitaires syriens se poser en défenseurs acharnés du système, face aux pressions du GAFI (Groupe d’action financière). Les Syriens avaient fini, eux aussi, par croire au caractère sacré et à l’efficacité du secret bancaire libanais. Ce qui est particulièrement intéressant à souligner, c’est qu’au milieu de toutes ces vicissitudes, les Libanais ont fini par fétichiser leur système financier et à le considérer comme plus stable et plus durable que l’État. C’est cette conviction qui a permis au Liban de faire face à l’accumulation des déficits et de la dette publique jusqu’à des niveaux inouïs, sans que n’éclate une crise financière ouverte, et tout en enregistrant des excédents dans sa balance des paiements et un gonflement incessant de son système bancaire qui finance la quasi-intégralité de cette dette, sans souffrir d’une quelconque défiance des déposants.
Les tentations de doubler le “secret bancaire” d’un régime “offshore” se sont manifestées récemment. Au début des années 90, alors que le pays s’engageait dans une entreprise coûteuse de reconstruction, le gouvernement a supprimé l’imposition des revenus provenant des intérêts bancaires et a réduit l’imposition des bénéfices de 30 à 10 %. Plus tard, au vu des difficultés des finances publiques, les mêmes équipes ont dû revenir sur l’exemption des intérêts. Pourtant, le modèle de Dubaï continue de les attirer comme un mirage. En 2003, l’idée a été avancée par le Premier ministre de supprimer complètement l’impôt sur le revenu et de lui substituer une augmentation équivalente de la TVA.
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