L’institution des “paradis fiscaux” est liée au développement des États capitalistes. Elle l’a accompagné dès ses débuts et s’est développée avec l’extension de la financiarisation de l’économie et l’instauration des impôts sur le revenu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Son extension et son exacerbation récentes découlent de la suraccumulation des capitaux financiers qui a conduit par ailleurs à la crise financière actuelle et, par ricochet, aux campagnes (dont il faudra encore prouver la sincérité) des grands pays occidentaux contre les paradis fiscaux.
Offshore et secret bancaire
Trois différences apparaissent entre le “régime offshore” et le “secret bancaire” :
• Le secret bancaire a une nature absolue, sinon il se ramènerait à des arrangements de prête-noms. Le régime offshore, lui, n’implique pas l’absence de toute taxation, mais propose des avantages relatifs.
• Le secret bancaire marche d’autant mieux qu’il est généralisé aux nationaux et aux étrangers, car l’adhésion des citoyens et de l’ensemble du système politique le crédibilise vis-à-vis des tiers et le fait apparaître comme une norme reconnue. Les situations offshore, par contre, marchent d’autant mieux qu’elles demeurent spécifiques, car les États sans fiscalité ou à fiscalité symbolique, à certaines exceptions près, ne sont pas crédibles non plus aux yeux des tiers.
• Les offshores conduisent in fine à la gestion par les opérateurs eux-mêmes des flux financiers liés à leurs opérations quand le secret bancaire conduit ses bénéficiaires à confier à d’autres, les banquiers, la gestion de leur patrimoine. De prime abord, offshore et secret bancaire semblent mutuellement nécessaires. Le secret bancaire induit automatiquement une évasion fiscale, puisque les revenus d’intérêts sont cachés au même titre que le revenu principal. La couverture assurée par la législation offshore doit, d’autre part, s’accompagner d’un niveau minimal de discrétion pour être opposable à la juridiction d’origine de l’opérateur. Mais les différences méritent d’être soulignées : sur le principe d’abord, les banques (et les grandes entreprises) utilisent les législations offshore pour réaliser des placements interbranches et profiter des différentiels d’imposition sur les bénéfices, alors que les particuliers utilisent le secret bancaire pour placer leurs patrimoines et profiter des différentiels d’imposition sur les intérêts. Dans les faits ensuite, les places financières qui offrent un service de “secret bancaire” de qualité (la Suisse par exemple) sont à même de faire payer cher ce service.
La théorie justificatrice des paradis fiscaux
Étudier l’institution des “paradis fiscaux” conduit pratiquement à poser toute la question de l’État en termes d’économie politique, à revisiter ses fonctions et ses responsabilités économiques et à réexaminer les limites internes et externes de sa souveraineté, ainsi que les modalités d’exercice et de contrôle de cette souveraineté. Les défenseurs des régimes “offshore” n’avancent pour les justifier que des arguments opportunistes qui dépendent de leurs situations particulières. Une minorité agissante s’appuie sur le postulat ultralibéral de l’inutilité, voire de la nocivité, de la taxation du capital en général. Mais pour la grande majorité, les arguments n’ont rien de théorique : certains États disposent de ressources non fiscales suffisantes, qui les conduisent à considérer que le prélèvement de taxes est superflu ; d’autres estiment que le rapport des forces entre l’État et les détenteurs de capitaux est tel que s’il s’aventurait à les soumettre à l’impôt, ils provoqueraient une fuite de capitaux destructrice ou du moins que les afflux de capitaux, jugés nécessaires pour l’économie nationale, pourraient s’épuiser ; d’autres, enfin, n’envisagent nullement de renoncer à l’imposition des revenus du capital pour les résidents, mais abordent le régime offshore comme concernant uniquement une enclave dans la juridiction nationale principalement destinée aux non-résidents pour leurs opérations avec l’extérieur. Les défenseurs du secret bancaire s’appuient sur un ensemble d’arguments qui reviennent à la prétention de protéger des transactions ou des richesses légitimes contre des menaces ou des restrictions illégitimes (fiscale, politique, sécuritaires notamment) imposées par des gouvernements injustes ou incompétents. Ces arguments butent sur le fait que pareille sollicitude ne justifierait pas le caractère généralisé des protections et des avantages offerts. Ils butent aussi sur la qualité de l’État “paradis fiscal” à juger de la légitimité des législations des autres pays. Ils heurtent enfin sur le fait que les États “victimes” des paradis fiscaux, quel que soit le degré de leur vertu, ne semblent pas opposer une résistance significative, soutenue et coordonnée à cette activité.
La pratique des paradis fiscaux
Dans tous les cas, le “paradis fiscal” constitue une dérogation, par le biais d’un État, à la légalité de tous les autres États. Pour que pareille situation de “sanctuaire institutionnalisé d’illégalité” soit tenable, on s’attendrait théoriquement à ce que seuls les États les plus puissants puissent s’en offrir le luxe dans le but de piller les capitaux des États plus faibles. Mais dans les faits, les “paradis fiscaux” ne sont ni des superpuissances ni des havres de sainteté. Ils bénéficient donc nécessairement de l’appui, tacite mais efficace, des États qu’ils seraient théoriquement en train de spolier. En cela, ils répondent à un besoin fonctionnel du capitalisme financier que les États reconnaissent, mais qu’ils ne veulent pas – ou ne peuvent pas – offrir directement par la modification de leurs législations. Qu’est-ce qui justifie cette adhésion honteuse des États occidentaux aux “paradis fiscaux” ? Est-elle la conséquence d’un rapport de force entre les États et le marché qui a été déséquilibré par des développements externes imprévus et qu’il conviendrait de rééquilibrer ? Ou bien la conséquence d’un consensus ? Ou encore celle d’une situation d’équilibre stable qu’aucun État ne peut déplacer seul ce qui rendrait nécessaire une action externe qui initierait et imposerait la correction ? Si l’on admet comme des faits accessoires les facilités qu’ils offrent dans la couverture de certains délits et les avantages de richesse qu’ils procurent à un nombre somme toute limité de bénéficiaires, on est conduit à considérer que leur effet économique principal est de favoriser le niveau de rémunération du capital financier relativement à la rémunération des autres facteurs de production, le travail essentiellement. Cela passe par le report de la charge fiscale qui aurait dû incomber aux revenus du capital sur les revenus du travail. À part cette injustice, des pertes économiques découlent des distorsions dans l’allocation des facteurs travail et capital et dans la concurrence entre les entreprises qui ont et celles qui n’ont pas accès à ces avantages. En effet, cette amélioration artificielle de la rémunération relative du capital conduit, suivant la théorie économique, à une sur-utilisation de capitaux et à une sous-utilisation du travail, c'est-à-dire au chômage. Dans le même esprit, l’amélioration artificielle des revenus du capital devient un accompagnement nécessaire s’il y a une “bulle financière” que l’on veut entretenir sans la faire éclater, c'est-à-dire quand la masse capitaux financiers devient excessive par rapport à ce que l’économie peut supporter pour les “servir”. D’autres implications, couramment avancées, concernent la baisse des revenus de l’État et la perte des investissements et des prestations qui découlent des paradis fiscaux. Ce dernier argument, bien que probable, n’est pas certain. Si le niveau de la dette publique reste contenu, on est enclin à penser que la perte des impôts dus sur les revenus du capital se trouve compensée par une augmentation équivalente des autres sources d’imposition, le niveau des dépenses de l’État n’étant pas réellement affecté. Il en va autrement si le niveau de la dette s’élève ou si les dépenses publiques sont restreintes : dans le premier cas, le surplus de rémunération laissé aux détenteurs du capital se trouvera compensé par un surplus d’imposition que supporteront les générations futures ; dans le second, la réduction des dépenses publiques est compensée par un accroissement de revenus disponibles pour les détenteurs du capital et ce sont alors les différences dans les structures de dépense relatives de ceux-ci et de l’État qui détermineront les effets économiques finaux. Un paradis fiscal pour les uns (les détenteurs de capital que l’on veut attirer et garder) peut se révéler un “enfer fiscal” pour les autres (les résidents que l’on taxe sur leurs revenus et leur consommation). Le Liban présente un exemple de cette dérive.
Le marché des “paradis fiscaux”
La question est de comprendre les raisons qui font prévaloir l’approche pragmatique sur les considérations théoriques et les discours sur l’équité et l’efficacité. L’institution des “paradis fiscaux”, en affectant la gestion économique et la souveraineté des États, induit des conséquences majeures. D’abord, sur la distribution de la richesse entre les pays mais surtout dans chaque pays. Ensuite, sur les effets économiques de l’allocation des charges fiscales et sur le modèle social et politique, et ce qu’il produit comme concept du délit. Enfin, sur l’efficacité relative des leviers politiques : richesse interne ou externe, rôle des frontières politiques et symboliques, et la primauté du politique ou de l’économique. De manière plus précise, la distinction entre les deux modalités principales du “paradis fiscal” est importante. La demande de “régimes offshore” suppose une fiscalité forte dans le pays d’origine, ce qui est rarement le cas pour les nationaux des pays concernés. Il en va autrement pour les entreprises étrangères qui relèvent de juridictions des pays riches à fiscalité directe “forte” ; elles sont intéressées aux régimes offshore. Le sentiment d’insécurité, par contre, suscite une demande sur le “secret bancaire” ; c’est ce sentiment que l’on observe chez les ressortissants du Moyen-Orient par exemple. La “sécurité” du paradis fiscal est autrement plus difficile à asseoir qu’un régime “offshore”, elle s’inscrit doublement dans la durée : elle doit avoir fait ses preuves sur une période suffisamment longue et ceux qui la recherchent pour placer leur patrimoine comptent sur elle pour une longue période (à l’exception des opérations de blanchiment). Cette légitimité ne dépend pas seulement de l’autorité du pays, elle suppose aussi l’assentiment des autorités qui sont capables de garantir internationalement la validité des droits sur le capital que constituent les créances et les titres financiers, c'est-à-dire l’assentiment des grandes puissances capitalistes d’Occident ; elles seules sont capables d’asseoir la légitimité d’un pôle de “secret bancaire”. Un cas révélateur à cet égard est celui de la Syrie qui a promulgué une loi sur le secret bancaire alors qu’il n’y avait pratiquement pas de banques dans le pays. L’offre du service par l’autorité locale est loin d’être déterminante toute seule. On peut, à cet égard, distinguer quatre situations types pour l’offre des paradis fiscaux :
• Les cas spontanés où l’imposition des revenus du capital se trouve particulièrement légère pour des raisons internes (ressources naturelles pléthoriques ou besoin vital d’attirer les capitaux) en ce qui concerne les nationaux, rien n’empêchant plus alors en théorie de desservir les étrangers avec les services d’offshores, c’est le cas de Dubaï.
• Les cas artificialisés d’États ou de juridictions pseudo-étatiques spécialement maintenus par une grande puissance économique comme paradis fiscaux pour favoriser l’activité financière du pays ordonnateur, c’est le cas des îles anglo-normandes ou des Caraïbes, où les fonctions fiscales et bancaires coexistent et, dans une moindre mesure, celle de Bahreïn.
• Les cas volontaristes où un pays décide de développer une activité de “paradis fiscal” pour saisir une opportunité externe sans rien changer dans ses structures internes, il s’agit alors d’un régime d’enclave, Chypre constitue un exemple typique.
• Les cas historiques où une évolution interne propre au pays retrouve une évolution de l’environnement économique et politique de sorte à aboutir à la satisfaction d’une double demande, celle du pays pour développer une fonction financière spécifique et celle de l’environnement pour la légitimer et s’y adresser, le cas typique étant la Suisse où le secret bancaire ne s’accompagne d’aucune souplesse fiscale particulière, c’est aussi dans une certaine mesure et à une échelle réduite le cas du Liban.
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