Moins convoité que le whisky, la vodka ou le vin, l’arak libanais peine à attirer de nouveaux consommateurs. Image ringarde ou méfiance à l’égard de cet alcool traditionnel ? Face à cette perte de vitesse, deux stratégies contradictoires ont été privilégiées par les producteurs : valorisation du patrimoine contre volume et profit. Un manque de visibilité qui laisse le consommateur dans le flou le plus total.

L’arak, la boisson libanaise par excellence ? La légende a du plomb dans l’aile lorsque l’on scrute les ventes, en chute libre depuis une dizaine d’années. Même si le marché global de l’arak reste difficile à évaluer du fait de la prédominance de l’arak baladi (un arak “fait maison” à destination de la famille, voire du village), les chiffres concernant les marques déposées sont éloquents. Selon l’International Wine and Spirit Record (IWSR), un institut qui réalise des études sur le marché de l’alcool dans plus de 220 régions, les ventes d’arak au Liban ont chuté de 7,5 % depuis 2005, passant de 200 000 caisses vendues à 185 000 en 2009 (une caisse = 9 bouteilles de 75 cl). Sami Rahal, de la Cave Kouroum, parle d’une chute de ses ventes locales d’arak de 60 % sur les dix dernières années. De son côté, Aziz Wardy, qui commercialise l’arak Ghantous & Abou Raad ainsi que l’arak Wardy, a observé une baisse des ventes de 10 % entre 2008 et 2009, principalement sur le territoire libanais. Quant à Ziad Cordahi, des Établissements Antoine Massoud, qui s’appuie sur l’étude 2009 de l’IWSR, il pronostique une baisse des ventes d’arak au Liban de 4,3 % en 2010. Seuls quelques producteurs, comme Ksara, Massaya ou Fakra, contredisent cette tendance, notamment grâce à la reprise du tourisme et leur stratégie à l’export.
Plusieurs arguments expliquent le désamour pour l’arak. Traditionnellement consommé au cours des repas, en accompagnement des mezzés, l’arak fait face à une concurrence très agressive de la part des spiritueux étrangers, que ce soit à domicile ou dans les restaurants. Les marques internationales de whisky et de vodka inondent ainsi le marché libanais, par le biais d’investissements publicitaires considérables. Selon les chiffres Ipsos 2009, 7,25 millions de dollars ont été dépensés pour promouvoir le whisky au Liban et 1,7 million pour la vodka contre 317 607 dollars pour l’arak. Surexposés aux affiches publicitaires prônant les qualités du whisky écossais ou de la vodka russe, les Libanais se tournent davantage vers ces nouvelles boissons, plus faciles à consommer mais aussi considérées comme beaucoup plus “tendance”. Les ventes de whisky ont ainsi connu une hausse de près de 10 % entre 2008 et 2010, tandis que les ventes de vodka se sont envolées de 77 % sur la même période (estimations IWSR).
Souvent taxé de ringard par les jeunes et les consommateurs des grandes villes du pays, l’arak pâtit également d’une réputation négative en termes de qualité. Un alcool peu digeste qui donne la migraine, telle est souvent la description faite de l’arak. Pourtant, certains producteurs s’attachent à proposer un alcool confectionné selon des méthodes de fabrication rigoureuses, garantissant un produit d’une qualité irréprochable. Mais face au manque de transparence du marché et en l’absence de réel contrôle, difficile de savoir ce qui se cache vraiment derrière l’appellation “arak”.


Une législation permissive

Boisson régionale produite au Liban depuis le XIe siècle, l’arak est, dans l’inconscient collectif, un alcool produit exclusivement à base de raisin et de graines d’anis. C’est d’ailleurs ainsi que le définit la loi du 7 juin 1937. Dans son article premier, cette loi dispose clairement que « le nom d’arak ne peut être utilisé que pour les liqueurs provenant de la fermentation du raisin et de la distillation à travers les graines d’anis ». L’article deux complète cette définition en affirmant qu’« il n’est pas permis dans la fabrication de l’arak d’utiliser les alcools artificiels (ou industriels) quelle que soit leur origine, ni de l’essence artificielle d’anis, ce qui est considéré comme du frelatage ». Cette loi visait expressément à écouler le surplus de raisin non utilisé pour la fabrication du vin.
Dès 1975, le déploiement de troupes syriennes dans la Békaa, principale région productrice de vin et d’arak, entraîne l’abandon de nombreux domaines viticoles. Les producteurs sont alors confrontés à une pénurie de raisin, qui s’accentue dans les années 1990 lorsque de nombreux domaines commencent à privilégier la production de vin pour accompagner un engouement croissant pour cet alcool. Les producteurs d’arak demandent progressivement un assouplissement de la législation afin de produire de l’arak à base d’alcool d’origine agricole autre que le raisin (mélasse, betterave, datte…). Leur demande est également justifiée par la nécessité de s’orienter vers l’export, le marché local étant saturé par le nombre considérable de producteurs d’arak baladi. La possibilité de produire de l’arak avec un alcool industriel moins onéreux leur permettait ainsi d’être plus compétitif au Liban, mais aussi et surtout à l’étranger.
En 1996, certains producteurs, dont Fakra, le Domaine Wardy, Touma ou encore Nader Distilleries, se regroupent au sein du syndicat des producteurs des alcools, des vins et des boissons alcoolisées au Liban. Le syndicat parvient à ses fins en 1999, lorsque l’institut de standardisation libanais Libnor élabore deux normes distinctes concernant l’arak : la norme n° 163 qui concerne l’arak (à base de tout type d’alcool) et la norme n° 168 relative à l’arak de raisin.
Ces normes ont été rendues obligatoires par le Conseil des ministres, dans un décret daté du 1er décembre 1999, lequel affirme l’obsolescence de la loi de 1937. Il est donc désormais légal de produire, sur le territoire libanais, une boisson à base d’alcool industriel et d’arômes autres que l’anis (réglisse, fenouil, mastique) sous le nom d’arak. Si ces ingrédients ne sont pas nocifs et ne nuisent pas à la qualité de l’arak, ils s’éloignent néanmoins de la recette traditionnelle de l’arak qui en a fait sa renommée.

Tradition vs industrialisation

Face à la morosité du marché de l’arak libanais et grâce aux nouvelles possibilités offertes par les normes Libnor, les producteurs d’arak se sont engagés dans deux stratégies contradictoires : le respect des méthodes de fabrication traditionnelles pour les uns, une démarche d’industrialisation et de volume pour les autres.
Les premiers misent sur la préservation du patrimoine et produisent leur arak selon la méthode traditionnelle. Compte tenu des coûts de production élevés inhérents à ce processus de fabrication ancestral, ces producteurs proposent un arak haut de gamme, dont la bouteille est généralement commercialisée à un prix supérieur à 10 dollars. Les volumes produits chaque année demeurent relativement faibles : 180 000 bouteilles pour Brun, 48 000 bouteilles pour Kefraya, 30 000 pour Massaya, 10 à 20 000 pour Musar… Face à la saturation du marché de l’arak libanais, ils privilégient leur production de vin et considèrent de plus en plus l’arak comme une activité secondaire. À titre d’exemple, la production du Domaine des Tourelles (arak Brun) se répartissait, en 1976, de la manière suivante : 20 % de vin contre 80 % d’arak. Désormais, la famille Issa produit 50 % de vin et 50 % d’arak, sachant que, depuis 2003, la production de vin a été multipliée par trois tandis que la production d’arak a doublé. Chez Massaya, l’arak représente en moyenne 30 % du chiffre d’affaires. Quant aux maisons Musar et Kefraya, leurs ventes d’arak sont anecdotiques : 5 % du chiffre d’affaires pour Musar et moins de 1 % pour Kefraya. Ces producteurs exportent en moyenne entre 20 et 30 % de leur production, principalement en France, au Canada, aux États-Unis, ainsi que vers les pays voisins comme l’Irak, la Syrie ou la Jordanie.
Les producteurs de la seconde catégorie se sont quant à eux engagés dans une stratégie de volume. Nader Distilleries produit par exemple 500 000 bouteilles d’arak chaque année (marques propres + arak en vrac), quand Fakra et le Domaine Wardy (arak Ghantous & Abou Raad) en fabriquent chacun 400 000. Bien que ces producteurs se soient également tournés vers le vin, la production d’arak représente encore une part importante de leur chiffre d’affaires : plus de 85 % pour Fakra, 50 % pour le Domaine Wardy, entre 10 et 12 % pour Nader Distilleries dont l’activité principale est la production d’alcool éthylique. Cette catégorie de producteurs mise davantage sur l’export : Nader Distilleries commercialise ainsi 60 % de sa production essentiellement aux États-Unis et en Irak, tandis que le Domaine Wardy exporte près de 40 % de ses bouteilles vers le Brésil, les États-Unis, le Canada, l’Australie, la France, les Émirats ou encore l’Irak. Chez Fakra, les exportations représentent 25 % des ventes d’arak.
Ces trois producteurs ne cachent pas l’utilisation d’alcool industriel dans la fabrication de certains araks d’entrée de gamme commercialisés au Liban (al-Najjar et al-Arrab) mais surtout de certaines marques exclusivement destinées à l’export (al-Shallal).
Si Aziz Wardy estime que la majorité des producteurs d’arak libanais mélange alcool de raisin et mélasse, difficile pourtant de trouver une seule étiquette le signalant. La plupart des bouteilles mentionnent que leur contenu est bien un arak traditionnel produit exclusivement à base d’alcool de raisin et de graines d’anis. Une affirmation que nul ne vérifie.

Un contrôle inexistant

Si les normes élaborées par l’institut Libnor détaillent de manière stricte les ingrédients acceptés dans la composition de l’arak, ainsi que les détails devant être mentionnés sur les étiquettes, aucune instance de contrôle n’existe à l’heure actuelle au Liban. Les seules analyses pratiquées par les producteurs d’arak sont celles requises pour exporter : elles consistent principalement à vérifier la conformité du contenu de la bouteille avec les indications inscrites sur l’étiquette (quantité et degré d’alcool).

Dans le cadre du programme Qualeb axé sur la sécurité alimentaire au Liban, l’Université Saint-Joseph a bénéficié de subventions lui permettant de s’équiper d’un laboratoire de métrologie et de fractionnement isotopique. Ce laboratoire est le seul au Liban, et même en Asie, à pouvoir déterminer l’origine botanique (raisin/mélasse) et géographique (raisin libanais ou autres) d’un alcool. Désormais certifié ISO et accrédité par le Cofrac (instance nationale d’accréditation française), ce laboratoire est pourtant boudé par les producteurs d’arak qui, selon Toufic Rizk, doyen de la faculté des sciences de l’USJ, n’ont pas d’intérêt à dévoiler la composition de leur alcool : à l’exportation, seule la qualité de l’alcool est contrôlée (degré d’alcool, taux d’aldéhydes, de méthanol, de métaux lourds…), l’appellation “arak” n’étant, par exemple, pas reconnue par l’Union européenne. Selon lui, sans obligation de contrôle imposée par les autorités publiques, aucun producteur ne jouera le jeu de la transparence : « Ce laboratoire ne sert à rien. Pourquoi voulez-vous que les producteurs payent des analyses dont le coût moyen par échantillon est de 500 dollars ? » demande-t-il révolté.  Livrés à eux-mêmes, les producteurs déplorent l’opacité du marché libanais mais rechignent malgré tout à faire analyser leur arak : une logique individualiste sur le mode du « pourquoi moi et pas les autres ».  Outre le goût, le prix est le seul critère de sélection laissé au consommateur. Compte tenu du coût du raisin et de l’anis, et des quantités nécessaires pour produire un litre d’arak, on peut considérer qu’un arak traditionnel à base d’alcool de raisin et de graines d’anis peut difficilement être vendu en dessous de quatre à cinq dollars la bouteille. Mais ce critère n’est cependant pas d’une grande fiabilité. Le laboratoire de l’USJ a réalisé quelques tests et a trouvé des traces de betterave dans une bouteille d’arak, commercialisée aux alentours de 10 dollars dont l’étiquette indique pourtant : « Produit à base de grappes de raisin et de graines d’anis. » Une supercherie à laquelle seule une Appellation d’origine contrôlée pourrait permettre de mettre fin, selon la plupart des producteurs.

L’arak, un alcool nocif ?

Si de nombreux décès liés à une absorption excessive de méthanol contenu dans l’arak local ont été recensés en Indonésie, le Liban semble plutôt épargné. Seules quelques migraines sont régulièrement diagnostiquées, notamment après la consommation d’araks artisanaux. D’après les explications du professeur Aziz Geahchan, qui dirige un centre de toxicologie, ces maux de tête sont causés par une dilatation des vaisseaux sanguins, liés à l’absorption d’aldéhydes en trop grande quantité. Ces produits volatils, dérivés du méthanol, sont habituellement éliminés lors de la première distillation de l’arak, un processus au cours duquel le producteur doit rejeter la tête et la queue de l’alcool qui les concentrent. « Pour des raisons économiques, certains producteurs d’arak baladi auraient tendance à ne pas respecter cette règle, afin de conserver un volume maximum de boisson », explique le professeur Geahchan.
La présence de métaux lourds dans l’arak peut également être nocive pour la santé. L’utilisation d’alambics en cuivre lors de la distillation permet de minimiser leur quantité. Concernant les ingrédients de l’arak, l’utilisation d’alcool de raisin ou d’alcool industriel (96°) n’influe pas sur la qualité de l’arak, en termes de nocivité.