Le Liban dilapide son eau
Avec 310 millions de mètres cubes d’eaux usées produites chaque année et à peine 60 % des foyers qui sont équipés d’égouts, le Liban fait figure de mauvais élève en matière d’assainissement. Cette négligence est d’autant plus absurde que 500 millions de dollars ont été injectés dans le secteur depuis une vingtaine d’années.
Dans un pays où les ressources primaires en eau font déjà l’objet d’une gestion très approximative, l’assainissement apparaît comme un luxe ; il est pourtant nécessaire, selon Wajdi Najem, qui dirige la faculté d’ingénierie de l’Université Saint-Joseph.
Depuis 1992, plus de 500 millions de dollars ont été investis dans la collecte et le traitement des eaux usées, notamment grâce à l’apport des bailleurs de fonds étrangers qui ont participé à l’ensemble des projets à hauteur de 56 %. Ces investissements ne semblent pas encore avoir porté leurs fruits, puisque deux foyers sur cinq ne sont toujours pas reliés aux réseaux d’égout et que seules quatre stations d’épuration sont aujourd’hui fonctionnelles pour traiter à peine 5 millions de mètres cubes d’eaux usées chaque année (source FAO).
Un chiffre ridicule au regard de la progression fulgurante du volume annuel d’eaux usées générées dans le pays : de 165 millions de mètres cubes en 1991, il est passé à 310 millions en 2010, soit une progression de +88 %. Les particuliers en sont les principaux responsables avec un volume de 249 millions de mètres cubes par an, contre 61 millions de mètres cubes pour le secteur industriel (sources : Aquastat/FAO).
La problématique des eaux usées, bien connue des politiques libanais, suscite l’inquiétude bien au-delà des frontières du pays. Car, comme l’a rappelé Gebran Bassil, ministre de l’Énergie et des Ressources hydrauliques, ce problème concerne tous les pays de la Méditerranée qui déversent dans la mer près de 120 milliards de mètres cubes d’eaux usées, dont près de 105 millions proviennent du Liban.
Une préoccupation régionale
Selon Wajdi Najem, l’intérêt croissant porté au traitement des eaux usées s’explique par deux raisons principales : une pression des pays du pourtour méditerranéen, et notamment européens, pour lutter contre la pollution des villes côtières, et donc de la Méditerranée ; et une préoccupation proprement libanaise pour protéger les ressources internes du pays en limitant la pollution des fleuves et des rivières, où sont pour le moment rejetées une grande partie des eaux usées non traitées.
La pression européenne a commencé à se faire sentir au début des années 1990, avec la signature de protocoles dans le cadre de la convention de Barcelone de 1976. Ces protocoles visent à réduire la pollution de la mer Méditerranée, notamment la pollution d’origine tellurique, due aux déversements par les fleuves, les émissaires, les canaux, ou émanant de toute autre source ou activité sur le territoire des États-parties. Sans grande surprise, l’Italie, la France, l’Union européenne, l’Agence française de développement (AFD) et la Banque européenne d’investissement (BEI) ont financé, à elles seules, plus de 56 % des projets d’assainissement menés au Liban. Plusieurs protocoles ont par exemple été signés entre les gouvernements libanais et français, afin de construire cinq stations de traitement à Jbeil, Batroun, Chekka, Jiyé et Nabatiyé. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a en effet accordé la priorité à ces ouvrages, alors que le pays souffre encore d’immenses lacunes pour collecter les eaux usées.
Des lacunes considérables dans la collecte des eaux usées
Depuis le début des années 1990, à peine 15 % des sommes allouées à la gestion des eaux usées ont été destinées à la construction et la réhabilitation des réseaux d’égout, contre 56 % pour les stations de traitement. Résultat : près de la moitié des foyers libanais ne sont toujours pas reliés à des réseaux d’assainissement. Les principales agglomérations du pays semblent privilégiées avec des taux de connexion atteignant les 98 % à Beyrouth et 53 % dans la région de Tripoli, tandis que les foyers du Sud et de la Békaa ne sont respectivement connectés qu’à 42,1 et 41,1 %. La région du Mont-Liban connaît la situation la plus désastreuse avec seulement un tiers des foyers raccordés (source : Administration centrale de la statistique, 2007). Si le CDR a pris en charge la construction et la réhabilitation des réseaux d’égout dans les grandes agglomérations du pays, c’est aux municipalités qu’incombe normalement cette responsabilité. Mais, par manque de moyens ou en raison de leur mauvaise gestion, ces dernières ne parviennent pas à satisfaire les besoins de leur population en matière d’assainissement.
Collectées ou non, les eaux usées posent de véritables défis en matière d’environnement. En l’absence de réseaux d’assainissement, elles sont soit stockées dans des fosses sceptiques dont le manque d’entretien les rend souvent obsolètes, soit directement déversées dans la nature. Quant à celles qui sont recueillies dans les égouts, en raison de l’absence de processus de traitement, elles sont diluées dans la mer à travers des émissaires ou dans les cours d’eau, contribuant ainsi à polluer les côtes et les eaux souterraines du pays. Contraintes par les pays du pourtour méditerranéen qui luttent contre la pollution de la Méditerranée, les autorités publiques nationales ont dû mettre sur pied un vaste programme de traitement des eaux usées.
Traitement des eaux usées : un programme inachevé
En 1994, le ministère de l’Énergie et des Ressources hydrauliques a élaboré un programme d’assainissement qui prévoit la construction de vingt stations d’épuration prioritaires. Ces dernières devraient permettre de traiter 80 % des eaux usées du pays à l’horizon 2030. Une douzaine sont prévues sur le littoral libanais, tandis que sept autres seront réparties à l’intérieur du territoire. La construction de l’ensemble de ces stations, qui incombait au ministère, relève désormais de la responsabilité du CDR qui réalise les études de faisabilité, décide de leur emplacement et trouve les financements étrangers nécessaires. Pour ce qui est des 20 % restants, qui se situent dans des régions isolées et difficilement accessibles, environ cent petites stations seront nécessaires. Une cinquantaine ont pour le moment été construites par des ONG ou des opérateurs privés.
Le plan du ministère a sûrement été trop ambitieux au regard des résultats que l’on observe actuellement. Sur les vingt stations prioritaires prévues, neuf ont été finalisées à Tripoli, Chekka, Ghadir, Jiyé, Saïda, Baalbeck, Jeb Jannine, Nabatiyé et Yammouné (Békaa-Ouest). Et seulement quatre fonctionnent réellement. Celle de Tripoli, dont la construction estimée à environ 100 millions de dollars a été financée à 100 % par la Banque européenne d’investissement, est achevée depuis deux ans. Mais la station n’a toujours pas été raccordée aux réseaux d’eaux usées de la ville. « Lors du lancement du projet, la BEI avait prévu de financer la construction de la station, laissant à l’Agence française de développement le soin de finaliser les réseaux de raccordement », explique Youssef Karam, chef du département irrigation, eaux, eaux usées et infrastructures au CDR. « Les plans des réseaux ont été établis, une convention de prêt a été signée avec l’AFD, mais elle a été bloquée par le Parlement en 2006, ce qui a retardé tout le processus. Il suffit qu’il y ait une crise politique pour que tous les projets soient bloqués. Après deux à trois ans d’attente, il a fallu revoir les conditions de prêt de la convention, ce qui a encore repoussé le début des travaux », ajoute-t-il. Finalement, les travaux seront financés par l’AFD (7 millions de dollars), la Banque européenne d’investissement (6 millions de dollars) et le groupe bancaire allemand KFW (6 millions de dollars) en plusieurs phases.
Le cas de Tripoli n’est pas isolé et s’applique de la même façon aux stations de Chekka, Jiyé, Nabatiyé et Jeb Jannine. Ces années d’attente ont pourtant un coût non négligeable. Concernant la station de Nabatiyé, dont la construction financée sur protocole français à hauteur de 53 % a été achevée en 2006, le contrat de cocooning (gardiennage, entretien des équipements) s’élève à plus de 6 000 dollars par mois, soit un total de 300 000 dollars sur les quatre dernières années (source : CDR). « Ces stations qui ne tournent pas nous coûtent beaucoup d’argent. Nous sommes obligés de démonter tous les équipements sensibles et de les stocker pour éviter qu’ils ne se dégradent. En fin de compte, il serait préférable de ne pas avoir ces stations », estime Youssef Karam.
Les entreprises qui mettent en place ces stations signent généralement des contrats dits EPC qui les chargent du design et de la construction des stations. Ces contrats sont le plus souvent prolongés par un contrat d’exploitation de quelques années (trois ans dans le cas de Nabatiyé et Tripoli), avant que la gestion de la station ne passe aux mains du ministère. Le décalage entre la fin de la construction et le lancement de la station repousse en principe le début du contrat d’exploitation, même si ce dernier intègre dans certains cas la période de cocooning. « Nous étudions les contrats au cas par cas et devons trouver des compromis avec les entreprises de construction. Dans tous les cas, les contrats sont réajustés financièrement pour prendre en compte l’inflation et l’évolution des tarifs des prestataires », affirme Youssef Karam. Cette situation chaotique concerne également les stations en fonctionnement, dont le taux d’activité est souvent bien loin de leur capacité maximale. La station de Ghadir, remise en service en 1998, fonctionne par exemple à 30 % de sa capacité, quand celle de Baalbeck atteint un taux de 60 %. Aux dernières nouvelles, le lancement de la station de traitement de Nabatiyé est prévu d’ici à cet été, son raccordement au réseau d’eaux usées ayant été effectué en début d’année. À Tripoli, une partie des réseaux ont été raccordés, ce qui devrait permettre à la station de tourner à 10 % de sa capacité d’ici à juin 2011, puis à hauteur de 70 % d’ici à trois ans, après la construction de plusieurs collecteurs côtiers au nord et au sud de la station de traitement. Mais cela fait encore beaucoup de conditionnel…