Dans un rapport intitulé “Mobiliser les abondants flux de capitaux entrant au Liban en faveur d’une croissance durable”, la Banque mondiale estime que le potentiel de croissance réelle à long terme du Liban (3,7-4 % par an) est nettement inférieur à ce qu’il pourrait devenir si des réformes structurelles sont entreprises. Si les ressources humaines et financières du pays sont mieux utilisées, le potentiel de croissance augmenterait jusqu’à 6,5–7 % par an et, dans un horizon de 15-20 ans, le PIB libanais par tête pourrait être supérieur de 50 % à ce qu’il aurait été avec le potentiel de croissance actuel. Entretien avec l’économiste Chadi Bou Habib, qui a dirigé et contribué à la rédaction du rapport.
 

Dans une récente étude dont vous êtes l’un des auteurs, la Banque mondiale souligne que les flux abondants de capitaux entrant au Liban ne lui sont pas forcément bénéfiques : comment expliquez-vous ce paradoxe ?
La fonction de production de base de l’économie met en relation le capital et le travail. La relation entre ces deux facteurs génère de la production qui augmente d’année en année ou se réduit. Au Liban, le capital existe sous forme de capital financier. Malheureusement, il ne se transforme pas en capital physique en mesure de mettre en action la relation avec le facteur travail. Le Liban dispose aussi des ressources humaines qualifiées. Preuve en est la quantité de jeunes Libanais qui contribuent à l’accroissement de la richesse et du bien-être dans les sociétés qui les accueillent à l’étranger.
Le problème qui se pose au Liban n’est pas celui de la disponibilité en quantité ou en qualité des ressources, mais celui des conditions sous-jacentes de fonctionnement de la relation entre le travail et le capital.

Qu’est-ce qui fait que le capital financier soit disponible en abondance au Liban et comment est-ce qu’il est utilisé dans l’économie libanaise ?
Il faut distinguer en effet deux aspects : l’existence des flux financiers et leur utilisation, qui sont liées à des facteurs exogènes et endogènes.
Le fait pour le Liban de bénéficier de richesses financières abondantes est lié en partie à son emplacement géographique dans une zone de richesses pétrolières. Il s’agit donc d’un facteur exogène. En étudiant les statistiques sur une période de 40 ans, nous avons en effet constaté une relation stable et constante entre l’augmentation des dépôts bancaires – considérés comme le meilleur indicateur des flux de capitaux – et les prix du pétrole : une hausse de 1 % des cours du brut entraîne 0,3 % d’augmentation des dépôts bancaires.
Autre facteur exogène, l’instabilité politique et macroéconomique a des effets sur les flux de capitaux : elle réduit de 20 % l’impact de la hausse des prix du pétrole sur les dépôts et l’augmentation de 0,3 % tombe à 0,24 % en période d’instabilité. Il existe aussi une dimension endogène principalement tributaire de la politique monétaire du pays. En accumulant des réserves et en maintenant la stabilité de la livre, la Banque centrale stimule l’entrée des flux financiers au Liban et assure leur stabilité dans le secteur financier.
S’agissant de l’utilisation finale des flux entrant au Liban, nous trouvons que ces flux se déversent en dépôts à court terme ou dans l’immobilier et la construction. Car, d’un côté, l’instabilité – facteur plutôt exogène – pousse les détenteurs de capitaux à préférer le court terme ou l’horizon tellement long qu’il dépasse celui des crises de toutes natures ; de l’autre côté, les opportunités d’investissement sont limitées, car la profitabilité est réduite en raison de divers facteurs endogènes.

Pourquoi ces ressources financières ne se transforment-elles pas en accumulation de capital physique en mesure d’employer les Libanais et de générer de la croissance ? Comment expliquer la faible propension à l’investissement ?
Cette question porte en elle comme postulat que l’allocation des ressources financières est un phénomène endogène plutôt qu’exogène. Il y a en effet deux grandes raisons à la faiblesse de la transformation des ressources financières en investissement. En premier lieu, les déficiences de l’infrastructure réduisent le rendement de l’investissement en capital physique – autre que l’investissement immobilier – de même que le rendement de l’investissement en capital humain, les deux étant liés. À la volatilité macroéconomique s’ajoute donc la baisse du rendement du capital, liée à l’inexistence ou l’inefficience de l’investissement public que ce soit dans l’infrastructure routière, l’adduction d’eau, l’électricité, les télécoms… mais aussi dans les projets de recherche et développement. Il ne faut pas se leurrer, partout dans le monde, les activités de R&D de valeur ont toujours été soutenues par le secteur public.
La deuxième explication tient au niveau faible de concurrence dans l’économie libanaise. Il existe une multitude de positions privilégiées de jure ou de facto qui poussent les détenteurs de capitaux à rechercher ces positions dont le rendement est plus élevé que celui d’une activité innovatrice. D’autant que les innovateurs, ceux qui font l’effort d’innover et/ou d’adapter, sont désavantagés par les déficiences des services publics, l’inefficience de la dépense publique, les conditions de l’accès au financement qui sont liées à des collatéraux immobiliers… Ils ne bénéficient d’aucun soutien au niveau de la recherche et du développement (un phénomène générateur d’externalités positives) ni de soutien en termes de projets : personne ne les aide à viabiliser et étudier leurs projets.
Enfin, ils ne bénéficient d’aucune protection de leur effort intellectuel, qui devrait leur permettre de rentabiliser cet effort au moins au cours des deux ou trois premières années d’activité. À supposer cependant qu’un jeune entrepreneur ait réussi à surmonter tous ces obstacles, quels sont ses débouchés ? Il n’y a aucun demandeur stratégique au Liban. Le secteur public ne donne pas la priorité aux innovations locales et l’État n’est pas davantage actif pour la négociation de débouchés régionaux…

Quelles sont vos recommandations à l’État libanais ?
Le document contient cinq séries de recommandations, mais s’il y en a une qu’il faut retenir et mettre en place sans délais, c’est celle de relancer l’investissement public, car il a un intérêt double : il est en lui-même une accumulation de capital physique public et permet en parallèle l’amélioration du rendement du capital privé. L’investissement public permet indirectement de réduire les barrières à l’entrée pour les investisseurs privés. Y recourir c’est agir pour modifier l’utilisation finale des ressources financières du Liban et contribuer aussi à changer les motifs pour lesquels les détenteurs de capitaux les placent au Liban. L’idée est de promouvoir les investissements dans des secteurs innovants à fort rendement au détriment des simples allocations d’actifs entre dépôts et immobilier.
Il faut aussi réfléchir à des interventions structurelles : car pour gérer les flux de capitaux, on ne peut pas compter uniquement sur l’intermédiation bancaire, il faut des sociétés d’investissement, une Bourse... En Jordanie par exemple, la Caisse de sécurité sociale est le principal investisseur institutionnel en Bourse où elle soutient, entre autres, des entreprises innovantes à faible rendement immédiat mais fort rendement futur.

Les investissements publics sont-ils possibles alors que le déficit budgétaire et la dette publique sont à des niveaux très élevés ?
L’investissement public d’aujourd’hui est un investissement dans la consolidation fiscale de demain. Il faut réfléchir en termes d’efficience de la dépense publique. Le cas du secteur de l’électricité le prouve de façon très éloquente. L’État libanais s’endette pour financer le déficit courant d’EDL, mais il tergiverse lorsqu’il s’agit de s’endetter pour investir dans la nécessaire augmentation des capacités de production devant lui permettre de réaliser des économies substantielles. Car investir dans la production permet d’améliorer le service aux consommateurs qui n’auront plus besoin de recourir à des générateurs privés nettement plus coûteux, d’augmenter les tarifs pour réduire le déficit d’EDL… Ce raisonnement est applicable à chacun des secteurs stratégiques de l’économie libanaise : investir dans les transports c’est réduire les coûts pour les ménages et les entreprises, ce qui libère des ressources ; investir dans les télécoms c’est à la fois générer davantage de ressources pour l’État et réduire les coûts pour les ménages et les entreprises.

Faut-il augmenter les revenus fiscaux pour financer ces investissements ?
L’objectif de notre rapport n’est pas d’examiner cet aspect du problème, mais il est évident que pour investir dans les infrastructures, l’État libanais doit trouver des recettes et il existe sans aucun doute au Liban des gisements fiscaux inexploités. Contrairement à une idée reçue, cette contrainte est valable quel que soit le mode de financement public ou privé choisi. Le recours à des partenariats public privé (PPP) soumet en effet aussi l’État à des engagements.
Sans entrer dans des préconisations précises pour augmenter le niveau des recettes fiscales, j’estime qu’il faudrait a minima faire en sorte d’assurer la neutralité des divers secteurs d’activité face à la fiscalité. Il n’y a pas de raison que certains secteurs, à profit égal, ne soient pas taxés à l’identique. Bien sûr, il est possible d’accorder des avantages à des secteurs jugés stratégiques – par exemple les sociétés novatrices –, mais à condition d’étudier leur contribution en termes de création d’emplois et de valeur ajoutée.

Le directeur du bureau de la Banque mondiale au Liban, Hedi Larbi, a souligné lors de la présentation du rapport à la presse la nécessité d’une volonté politique pour “libérer” le potentiel de croissance du Liban. Cette volonté ne semble pas exister à ce jour : est-ce lié à l’abondance de capitaux qui entrent au Liban ?
Sur longue période, on observe la permanence de flux de capitaux entrants au Liban et la permanence des déficits – du budget, du commerce extérieur, du compte courant – il ne faut donc pas être sorcier pour y voir un lien. Ce lien n’a pas été immédiat. Au lendemain de la guerre, les déficits sont nés des impératifs de la reconstruction, mais par la suite l’argent “facile” a probablement eu pour effet de reporter les réformes difficiles. Le problème, c’est que plus le temps passe plus les réformes sont difficiles. Notre message est le suivant : le Liban bénéficie d’une manne ; il lui reste à mettre en place les mécanismes en mesure de l’intégrer à un cercle vertueux de création d’emplois et de richesses. La volonté politique est en effet la clé. De nombreux pays dotés de ressources bien moins avantageuses que le Liban ont réussi ce pari économique, en dépit de l’instabilité politique et peut-être même dans l’objectif de dépasser cette instabilité. Ce sont des choix politiques qui ont mené Chypre ou la Corée du Sud par exemple là où elles sont aujourd’hui. Prenons le cas de Chypre. Si la croissance réelle à partir de 1995 avait été à la moitié du potentiel observé sur les quinze années suivantes, le PIB par tête n’aurait connu aucune progression et aurait gardé en 2010 sa valeur de… 1995 ! Ainsi, les coûts d’opportunités économique, sociale et humaine associés à l’absence de réformes soulignent l’importance de se doter d’une vision sur 15, 20, voire 30 ans et d’imaginer un tout autre Liban, avec d’autres relations de travail, d’autres modes de consommation, d’investissements et une société complètement différente.

Le rapport de la Banque mondiale est disponible en anglais à l’adresse suivante : http://go.worldbank.org/WZJGIT0H20