Le conflit syrien est vécu de manière personnelle par beaucoup de Libanais. Les liens entre les deux pays sont nombreux, qu’ils soient familiaux ou commerciaux. La plupart des acteurs économiques sont affectés par les tensions et le secteur bancaire n’est pas épargné : sept banques libanaises opèrent actuellement en Syrie à travers des établissements affiliés. À l’instar du reste des entreprises du pays, elles souffrent du fort ralentissement de l’activité économique et des violences qui secouent le pays.

En dépit de cette mauvaise passe, aucune des banques n’a pour l’instant émis le souhait d’arrêter ses activités. « Nous ne touchons pas aux moyens déployés, explique Freddie Baz, conseiller stratégique de la Bank Audi. Le pays reste à très forte valeur ajoutée avec une importante main-d’œuvre et des ressources naturelles. Nous réduisons juste l’exposition en attendant que la situation politique se stabilise. » Même son de cloche chez les concurrents, qui s’accordent tous pour conserver leurs structures en attendant des jours meilleurs. Stratégie de survie, mise en veille, gestion de crise, gel du développement : tous, selon leur taille et leur niveau d’exposition, adaptent leurs décisions au cours des événements. La première mesure prise par les banques pour se protéger du risque a été de réduire drastiquement leur exposition aux acteurs économiques syriens, et cela dès le début des tensions.

Une contraction de l’activité

Les résultats financiers publiés fin juin 2012 illustrent ce retrait des banques et la mauvaise passe qu’elles traversent. « Nous avons divisé par deux notre bilan depuis le début du conflit », explique Riad Obegi, président du conseil de la BEMO Saudi Fransi. Et la dévaluation de la monnaie syrienne n’arrange rien. Le total des actifs des sept établissements atteint les 333,5 milliards de livres syriennes, soit 5,2 milliards de dollars. Si l’évolution n’est pas négative et représente même une croissance de 2,8 % depuis la fin 2011, elle est loin des hausses à deux chiffres qui caractérisaient l’activité avant les événements. La forte hausse des actifs de la Syria Gulf Bank à 46,5 % (soit une augmentation de 10,4 milliards de livres syriennes) explique cette performance positive du secteur. La BEMO Saudi Fransi, la Byblos Bank Syria et la Fransabank Syria ont également contribué à ce résultat avec une augmentation de leurs actifs. En revanche, la Bank Audi Syria a affiché une chute de 10,4 %, la Bank of Syria & Overseas une baisse de 9,2 % et la Bank al-Sharq un retrait de 13 %.
Les dépôts ont connu la même évolution que les actifs au cours du premier semestre. Ils ont atteint 249,4 milliards de livres syriennes, soit 3,9 milliards de dollars. « En 2011, nous avions constaté une forte fuite de capitaux. Cette année, ce mouvement s’est stabilisé, car les gens voient que leur argent est peut être finalement plus en sécurité à la banque que chez eux », remarque Riad Obegi. La BEMO Saudi Fransi est une des principales contributrices à la croissance des dépôts avec une hausse de 14,1 %, soit 8,7 milliards de livres syriennes. La Byblos Bank Syria (+15,1 %) mais surtout la Fransabank Syria (+24,6 %) sont également les moteurs de cette hausse. « Nous n’acceptons plus les dépôts qu’en livres syriennes », précise François Bassil, de la Byblos Bank. La Bank Audi Syria et la Bank of Syria & Overseas (BSO) affichent, elles, une contraction.
Mais c’est le portefeuille de crédit qui reflète le mieux la baisse d’activité. Entre janvier et juin 2012, les crédits octroyés par les banques ont totalisé 1,9 milliard de dollars (119,1 milliards de livres syriennes), marquant une chute de 13,4 %. La grande majorité des établissements ont réduit leur portefeuille de 12,5 à 19,5 %. « Nous avons fortement baissé notre exposition sur les crédits pour éviter les risques de défaut, bien que les Syriens, même au cœur d’un conflit, respectent leurs engagements », explique Freddie Baz. Seules la Syria Gulf Bank (+5,2 %) et la Fransabank Syria (+2,7 %) sont restées dans le vert. « Des efforts importants ont été faits pour améliorer les garanties détenues sur les portefeuilles », précise Adnane Kassar, président de la Fransabank. La plupart des professionnels craignent surtout le défaut dans la banque de détail. « Notre activité tourne principalement autour d’une clientèle d’hommes d’affaires, ce qui représente un risque de défaut moindre que dans la banque de détail. Nous enregistrons quelques retards de paiement de nos clients, grands commerçants, mais pas de défauts », note Walid Raphaël, de la Banque libano-française (BLF). Cette dernière n’accorde plus de crédit d’investissement et a arrêté le financement de travaux publics. La BSO a également presque arrêté son activité de détail et ne finance plus que les investissements dans les produits essentiels.
Autre volet de cette stratégie de crise : conserver un fort niveau de liquidités. Le ratio des liquidités sur dépôts a constamment augmenté ces derniers mois pour atteindre 64 % en mars.
La forte augmentation des bénéfices nets cumulés des sept banques reflète aussi l’inquiétude des banquiers. Ils ont atteint 29,7 millions de dollars (1,9 milliard de livres syriennes), un chiffre qui constitue une augmentation de 55,1 % par rapport à la même période de l’année dernière. Cette forte hausse est principalement due à l’augmentation des gains nets de change non réalisés sur les positions structurées, qui sont passés de 120,4 millions au premier semestre 2011 à 3,7 milliards de livres syriennes au premier semestre 2012. La Bank Audi Syria affiche le plus fort essor, en hausse de 99,3 % en glissement annuel. À l’inverse les bénéfices de la Bank of Syria & Overseas ont chuté de 67,7 %, ceux de la Byblos Bank Syria de 58,8 % et ceux de la BEMO Saudi Fransi de 42,7 %. Toutefois, si l’on exclut ces gains sur les positions structurées, les bénéfices nets agrégés des sept banques chutent alors immédiatement et affichent une perte générale de 28,2 millions de dollars (1,8 milliard de livres syriennes).

L’obstacle des sanctions

Les sanctions économiques et financières imposées à l’État syrien par les États-Unis et l’Europe sont une autre source de complications pour les filiales des groupes libanais. Aucune n’est à l’heure actuelle menacée de sanctions – la seule banque commerciale sanctionnée est la Syria International Islamic Bank (SIIB) pour ses liens avec la banque publique Commercial Bank of Syria. Mais elles doivent appliquer les restrictions émises contre l’administration, certaines entreprises et certains particuliers. Les États-Unis ont même envoyé le secrétaire d’État adjoint au Trésor Neil Wolin en personne pour le leur rappeler. Si toutes les banques affirment respecter à la lettre les sanctions, elles admettent néanmoins devoir respecter les réglementations de la Banque centrale syrienne avant tout. « Cette dernière comprend nos obligations, nous essayons de gérer la situation au mieux », note François Bassil. Contrairement à l’Europe par exemple, une banque ne peut pas geler les avoirs d’un de ses clients. « Nous interdisons les dépôts, seuls les retraits sont possibles », explique Riad Obegi. Certains clients préfèrent alors partir, d’autres laissent leur compte dormant. Mais pour quelques établissements, l’impact de ces sanctions est plus important hors de la Syrie. Au Liban, certains ont perdu des clients jugés indésirables, qui pour la plupart possédaient de gros avoirs. Pour la Banque libano-française par exemple, l’impact a été ressenti à Paris. « Notre agence accueille historiquement un grand nombre de clients syriens, explique Walid Raphaël. Les sanctions nous imposent donc un lourd travail de contrôle. Certains comptes sont gelés, et pour les comptes débiteurs nous acceptons encore des versements pour réduire l’encours. » La Fransabank connaît le même problème. « Nous avons bloqué des comptes en Europe, et nous avons dû arrêter nos services de lettres de crédit triangulaires ou de crédits adossés », note Adnane Kassar.

Le poids de l’insécurité

Les problèmes sécuritaires liés aux violences dans le pays affectent par ailleurs lourdement la bonne marche de l’activité bancaire. Les banques possédant des agences dans les villes les plus touchées ont dû soit les fermer définitivement comme c’est le cas à Homs, soit au coup par coup comme à Alep. Sur ses 26 agences, la BSO en a actuellement fermé neuf au public. « Nous avons retiré les caisses dans les agences des quartiers les plus touchés », note Riad Obegi. Des convois de transfert de fonds ont d’ores et déjà été l’objet de braquages sur les routes et des cas isolés de vols dans les agences ont été rapportés. La fuite et l’émigration du personnel sont une autre conséquence de l’insécurité dans certaines régions. « Les employés, pour la plupart diplômés et donc de classe moyenne ou supérieure, appartiennent à la tranche de la population qui peut émigrer », précise Riad Obegi. Ainsi certains titulaires de postes à responsabilité de la BEMO Saudi Fransi ont quitté le pays et près de deux tiers de la société financière est désormais désertée. « L’impact est faible sur nos activités qui, de toute façon, sont simplifiées et réduites au minimum,», dit-il. À la Byblos Bank, la réduction du personnel passe surtout par le départ des contrats à durée déterminée. Saad Azhari, directeur général de la BLOM Bank, voit le bon côté de cet exode. « Ce sont les salariés avec les plus grosses rémunérations, surtout des Libanais, qui partent. Nous faisons des économies », explique-t-il.

Un effet boule de neige

La détérioration de l’activité en Syrie affecte de même directement les maisons mères au Liban. En premier lieu, les “stress tests” mensuels demandés par la commission de contrôle de la Banque centrale ont nécessité la constitution d’une forte provision collective pour les banques libanaises en Syrie.
Cette somme doit parer à l’éventualité de défaut des clients. « Cela permet l’absorption de tout incident indésirable au niveau du portefeuille de crédits », explique Adnane Kassar. Le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé évaluait en août à 3 % l’impact négatif de ce provisionnement sur les bénéfices cette année. Mais certaines banques trouvent le moyen d’atténuer les effets négatifs. « Nous utilisons nos profits comme provisions. Bien que la baisse d’activité soit forte, nous avons peu de pertes réelles », explique Saad Azhari.
Le second effet indésirable concerne le financement des échanges commerciaux, couramment proposé par les banques libanaises. « Notre activité a été divisée par dix », note Riad Obegi. Même son de cloche à la Banque libano-française et à la Byblos Bank.
Le troisième impact, le plus évident, est la réduction du nombre de clients syriens dans les banques libanaises. Ils ont été nombreux à avoir placé leur argent dans le pays à l’époque où le secteur bancaire syrien n’était pas ouvert à la concurrence. Aujourd’hui beaucoup ont retiré leurs liquidités et leurs actifs.


Actionnariat des banques libanaises en Syrie

Banque libano-française (BLF) : 49 % de la Bank al-Sharq
Bank BEMO : 22 % de la BEMO Saudi Fransi
BLOM Bank : 49 % de la Bank of Syria & Overseas
Bank Audi : 47 % de Bank Audi Syria
Byblos Bank : 52,37 % de la Byblos Bank Syria
First National Bank (FNB) : 7 % de Syria Gulf Bank
Fransabank : 55,67 % de Fransabank Syria