Au Liban, les paiements s’effectuent encore majoritairement en liquide, que ce soit en livre ou en dollar. Confrontées à la gestion du coût du cash, les banques multiplient les efforts pour encourager les transactions électroniques.

Un peu plus de deux milliards de dollars : c’est la valeur des billets et des pièces en livres libanaises qui circulent dans le pays à fin novembre 2012. Si on y ajoute les dépôts à vue, disponibles immédiatement, ce chiffre double à 4,5 milliards de dollars. Ce qui signifie que la masse monétaire M1 représente un peu plus de 10 % du PIB (41,5 milliards de dollars). Ce pourcentage est faible comparé à celui de l’Union européenne, où il oscille autour de 25 %. Mais il n’est pas représentatif, selon les experts du FMI, notamment en raison de la forte dollarisation de l’économie libanaise. Or le montant des dollars en circulation n’est pas connu, puisque, contrairement aux livres libanaises, ils ne sont pas émis par la Banque centrale (BDL).
Quelques jours passés au Liban suffisent cependant aux étrangers pour s’interroger sur la prédominance des paiements en liquide au pays du Cèdre.  « Le Liban est un pays où la culture du cash reste très forte », explique Karim Habib, chargé du contrôle de gestion à la IBL Bank, notamment en raison de facteurs culturels. « Les gens sont rassurés par les liquidités, sont méfiants envers les banques, et perçoivent le coût de leurs services comme opaques et trop chers », explique Karim el-Khoury, fondateur de la société de paiement mobile Viamobile.
Pourtant, avoir du liquide sur soi a un coût, souvent mésestimé : outre le risque de se faire voler, sans quelconque recours possible, tout argent non placé perd les intérêts qu’il aurait pu percevoir : c’est ce qu’on appelle le coût d’opportunité. Mais c’est surtout pour les banques que la gestion du liquide revient très cher. « En plus de la main-d’œuvre nécessaire au guichet pour manipuler l’argent, il y a le coût du transport de ces liquidités vers des endroits sécurisés, les coûts de change lorsque c’est le cas, etc. », explique Myrna Wehbé, directrice de la monétique à la Banque libano-française.
« Une étude a montré que le coût de toute opération physique est 2,25 fois plus élevé que celui d’une opération électronique », confirme Philippe el-Hajj, directeur de la banque de détail à la Fransabank. Georges Fares, directeur des cartes à  la Byblos Bank, avance lui le chiffre de trois fois plus.

Les chèques, un coût additionnel

Beaucoup d’opérations importantes au Liban se font en chèque : paiement de certains salaires, paiement de loyers, etc. Le montant total des opérations en chèques en novembre 2012 était de 1,3 milliard de dollars en livres et de 4,5 milliards de dollars en dollars. Or, la gestion des chèques au Liban se fait encore de façon manuelle. « Les chèques doivent physiquement être présentés à la Banque centrale lors des opérations de compensation et la vérification des montants dus se fait encore à la main », explique Georges Fares. Un premier pas vers un système de compensation centralisé a été réalisé en mai 2012 : la Banque centrale a regroupé à Beyrouth toute son activité de compensation de chèques, là où par le passé il existait six branches régionales de compensation. « La Banque centrale travaille à l’élaboration d’un système de compensation électronique », explique Georges Fares.  Cette gestion manuelle a un coût élevé, que les banques répercutent sur leurs clients en prélevant une commission de dépôt et en jouant sur les jours de valeur des chèques déposés.

Les banques encouragent les transferts électroniques…

Afin de réduire leurs coûts de gestion des liquidités, les banques tentent de pousser les consommateurs vers les transactions électroniques, même si celles-ci ne sont pas encore complètement couvertes par la loi. « La Fransabank a lancé sa première initiative de paiement électronique en 1999, commente Philippe el-Hajj, avec un call center qui permettait au client d’effectuer des transferts de compte à compte. » Et depuis le lancement des cartes de paiement (débit et crédit) au Liban dans les années 1990, les banques multiplient les initiatives pour encourager leurs clients à les utiliser. « Ce sont les banques qui ont encouragé les entreprises et le service public à payer les salaires de leurs employés à travers des transferts sur des comptes domiciliés dans la même banque, explique Karim el-Khoury, et elles ont mis des cartes de débit à disposition des clients, souvent gratuitement. ».
Résultat : le taux de bancarisation de la population libanaise, que la Banque centrale ne divulgue pas, est estimé à 50 % par le secteur. Et quelque 1,8 million de cartes de paiement était en circulation en mai 2012, dont plus de 65 % de cartes de débit. Mais le montant des transactions par cartes est encore inférieur à celui de la masse monétaire : il était de 685,7 millions de dollars en mai 2012.
Et encore, l’écrasante majorité (plus de 75 %) des transactions par cartes de paiement consiste en des retraits dans les 1 359 distributeurs automatiques (DAB). « Beaucoup d’employés, notamment ceux de la fonction publique, retirent tout leur salaire dès qu’ils le touchent », explique Philippe el-Hajj. « C’est du cash déguisé », commente Karim el-Khoury. Cette bancarisation a néanmoins permis de transférer une grosse partie des opérations des guichets de banques vers les machines, moins coûteuses, et « de libérer les guichets pour de réels services à valeur ajoutée », selon Georges Fares. « Le client est plus à l’aise pour réaliser des transanctions complexes lorsqu’il est reçu à un guichet où il n’y a pas trop de monde », confirme Myrna Wehbé. Certaines banques commencent aussi à accepter les dépôts de chèque dans les DAB, toujours dans une volonté de réduire les opérations au guichet. C’est le cas de la Byblos par exemple, qui a inauguré ce service en 2011 dans l’agence de son siège social, et le déploie actuellement dans une dizaine d’agences.

…et promeuvent le paiement par cartes

Les banques poussent aussi leurs clients à utiliser leurs cartes dans les quelque 43 000 terminaux de paiement qui équipent les points de vente du marché local. Cette opération est en effet plus rentable pour elles que les retraits aux distributeurs. « Le marchand paie une commission de 1,75 % en moyenne sur chaque transaction par carte », explique Karim el-Khoury. Cette commission est ensuite répartie entre les divers acteurs du système : la banque qui a émis la carte, la banque qui a fourni le terminal de paiement, Visa ou MasterCard si c’est une opération en dehors du Liban...
Les banques se livrent à une compétition féroce pour recruter les marchands dans leurs réseaux de paiement. « Il n’est pas rare que le même marchand ait plusieurs terminaux de paiement, et qu’il utilise celui appartenant au même réseau que la carte de l’acheteur afin de bénéficier de commissions réduites », explique Myrna Wehbé. Pourtant, le nombre de terminaux de paiement n’augmente que très lentement ces dernières années. En mai 2010, la Banque centrale recensait quelque 42 665 machines de paiement sur les points de vente libanais, dont la moitié encore manuelles ; en mai 2010, elle en comptait 43 071, soit une augmentation limitée à 1 % en deux ans. Deux explications possibles à cela : soit le marché arrive à saturation, soit la valeur de la commission est jugée trop élevée par les marchands. Il est vrai qu’en Europe, cette commission est plus faible, à moins de 1 % en moyenne.
En parallèle, les banques « éduquent le public à utiliser leurs cartes en points de vente, au lieu de retirer du cash, explique Philippe el-Hajj. Nous faisons des campagnes de communication en ce sens, notamment pour les détenteurs de cartes de débit, qui les utilisent rarement pour payer leurs achats dans les points de vente ». Myrna Wehbé affirme : « On commence à sentir un basculement vers le paiement en points de vente. » Il y a cinq ans, le paiement par carte en points de vente représentait moins de 20 % du total des transactions par carte, aujourd’hui, il s’approche des 25 %.

Les cartes de crédit se développent

Ces dernières années, les banques ont mis l’accent sur le développement des cartes de crédit, plus rentables pour elles. Lancées également dans les années 1990, en même temps que les cartes de débit, elles n’ont pris leur essor que récemment. « Nous devions d’abord éduquer le public à l’utilisation de cartes », commente Georges Fares. Leur nombre s’élève à 585 436 en mai 2012, soit quasiment le double par rapport à 2003. Elles représentent toutefois un peu moins de 35 % du total des cartes de paiement au Liban et sont majoritairement libellées en dollars. Le principe d’une carte crédit ? Le client dispose chaque mois d’une ligne de crédit (un montant que la banque lui prête) et en rembourse une partie ou la totalité à la fin du mois. S’il rembourse la totalité du montant dû, il n’encourt pas de charges. S’il rembourse le minimum dû, le montant restant sera taxé d’un intérêt de 1,5 % par mois en moyenne, que ce soit en dollars ou en livres libanaises, ce qui équivaut à un intérêt annuel de 18 %. Les banques libanaises ont donc tout intérêt à développer leur usage, ce qu’elles tentent de faire à travers des programmes de fidélisation, destinés aussi bien à un public aisé qu’à un public moins aisé. « Nous avons segmenté le marché pour proposer à notre clientèle une panoplie variée de cartes et d’offres ciblées », affirme par exemple Georges Aouad, directeur du réseau et de la banque de détail à la Bank of Beirut. La BLOM a lancé une carte de crédit qui permet aux détenteurs d’une ligne de téléphone Alfa prépayée de bénéficier de minutes gratuites pour chaque 100 dollars dépensés. La carte d’IBL permet au client de demander, sur le modèle des cartes américaines, un cash back de 1 %. Et « nous nous sommes associés avec Nakhal et le Club Med pour que le client puisse payer une partie de son séjour au Liban ou à l’étranger avec ses points », commente Karim Habib. La Near East Commercial Bank va bientôt lancer des cartes de crédit corporate à destination des PME, selon Nicole Saadé, directrice marketing, qui affirme qu’« elles offrent des avantages aussi bien à l’utilisateur de la carte qu’à l’entreprise ». Bank Audi a lancé une carte commune (« cobrandée ») avec le centre commercial ABC en octobre dernier, qui permet au client de « profiter d’un taux d’intérêt de 0 % sur une période de trois mois sur les nouvelles collections de l’ABC, de coupons d’achats à l’ABC pour chaque 2 000 points accumulés, de promotions et ventes privées, d’un accès au parking gratuit, 10 % de remise aux Galeries Lafayette en France, etc. », commente Myreine Abdel Massih, directrice du programme de fidélité (CRM et Market Research Manager) de l’ABC . Cette carte est également dotée de la technologie sans contact PayPass de MasterCard, « qui permet au client de payer en faisant passer sa carte devant le terminal de paiement (“tap to pay”), explique Randa Bdeir, directrice du “Electronic Banking” et des services de cartes à la Bank Audi. Nous avons instauré une limite de 1 000 dollars par transaction. En dessous de 50 dollars, le client n’a même pas besoin de signer de reçu ». Selon Myreine Abdel Massih, la carte a été très bien accueillie avec les objectifs à un an atteints en trois mois. Certaines banques complètent leurs programmes de fidélisation par des engagements en faveur d’une cause. C’est le cas de la Bank of Beirut, qui propose une carte, Lebnan al-Bel dont une partie des revenus sont alloués à des projets de développement touristiques au Liban, en collaboration avec le ministère du Tourisme. Ou encore de la BLOM, dont la carte “Giving” contribue chaque année à hauteur de 200 000 dollars environ à financer le déminage du territoire libanais. « Ce programme nous a permis de retirer l’an dernier 26 000 mines », se félicite Élias Aractingi, vice-directeur général de la banque.

Note :
Les données de la Banque centrale (BDL) sur les cartes de paiement remontent à mai 2012, car elle est en train d’implanter un nouvel outil de suivi, plus détaillé, selon Myrna Wehbé, de la Banque libano-française : « À l’avenir, on pourra par exemple connaître le détail des retraits aux distributeurs par type de carte, connaître le montant des fraudes, etc. »

Une transparence bientôt renforcée

« La Banque centrale a émis une circulaire imposant aux banques libanaises davantage de transparence vis-à-vis de leurs clients », annonce Karim Habib, chargé du contrôle de gestion à la IBL Bank. Outre le fait que les banques devront mieux indiquer les frais encourus par les consommateurs lors des diverses transactions (y compris s’ils retirent du cash dans un distributeur automatique n’appartenant pas au réseau de la banque), la nouvelle directive leur impose de mentionner dorénavant le taux effectif global (TEG) de ses instruments de crédit.
Ce taux, en vigueur depuis longtemps dans le monde occidental, permet de calculer le coût réel d’un crédit pour le consommateur, en incluant aux intérêts nominaux tous les frais de dossiers et autres. Aujourd’hui, les banques libanaises se contentent de donner le taux d’intérêt du crédit, et le consommateur oublie souvent de prendre en compte les frais de dossier, d’assurance et autres faux frais dans le calcul du coût de son prêt. « L’introduction du TEG aura un effet positif sur la concurrence, en renforçant la transparence », se réjouit Karim Habib. Georges Fares, de la Byblos Bank, est plus nuancé : « Les banques libanaises sont encore en train de négocier pour voir ce qui sera pris en compte dans le calcul du TEG. »