Un article du Dossier

Les privilèges des députés

Début septembre, la députée du courant du Futur Bahia Hariri a rendu “au peuple libanais” le montant intégral de ses salaires de député depuis 2009, pour n’avoir « pas fait son devoir » au Parlement. Un geste qui pose indirectement la question de la rétribution de la classe politique libanaise dont la productivité est particulièrement faible. Ce n’est pas tant le niveau de leurs revenus qui pose problème que la nature de leurs avantages particuliers.

Un peu plus de 350 000 dollars. C’est la somme que Bahia Hariri a décidé de reverser au profit d’une caisse supervisée par le président de la République, baptisée “Je t’aime Liban 2020”, qui servira à financer « des études, des stratégies et des législations nécessaires » pour le Liban de 2020. Un montant qui correspond à l’intégralité des salaires perçus par la députée lors de sa mandature 2009-2013. Même si le geste reste éminemment symbolique pour une fortune estimée à 2,5 milliards de dollars (classement Forbes en 2012), il n’en reste pas moins qu’il pose indirectement la problématique de la rémunération de la classe politique libanaise dans son ensemble. Car les responsables politiques bénéficient, d’une part, de rétributions démesurées par rapport au travail législatif qu’ils effectuent et, de l’autre, ils bénéficient d’avantages en termes de retraite ou d’assurance santé par exemple, qu’ils ne prennent pas la peine d’étendre à l’ensemble de la population, alors que le souci de l’intérêt général est justement au cœur de leur fonction.

Une faible activité législative

Le bilan de la productivité des députés lors de la législature 2009-2013 est effarant : les députés ne se sont réunis que 21 fois en séances plénières en quatre ans, dont 13 seulement ont été consacrées au vote de lois, selon les chiffres publiés par la revue parlementaire al-Hayat al-Niyabiya. Au cours de ces séances, 183 lois ont été votées et publiées au Journal officiel (contre par exemple 238 en France pour la même période). Mais ce chiffre, qui peut paraître important, est un leurre : très peu de lois structurelles ont été adoptées : la plupart des textes soumis au vote sont de petits amendements de lois anciennes, concernent la ratification d’accords de prêts avec différents organismes internationaux (comme la Banque mondiale) ou touchent des sujets mineurs. Autre baromètre de l’activité des parlementaires : le nombre de propositions de lois effectuées. En quatre ans, les 128 députés n’ont émis que 303 propositions de lois, soit moins d’une proposition par député chaque année. Une cinquantaine de propositions de lois ont été inscrites à l’ordre du jour de la séance plénière depuis des mois, mais n’ont toujours pas été votées. Selon une source au Parlement, plus de 150 propositions de lois sont toujours en suspens dans les tiroirs des commissions et des sous-commissions.
Les parlementaires se distinguent par leur absentéisme, notamment en commissions, où s’effectue la majeure partie du travail législatif. « Au sein des commissions, le taux d’absentéisme varie souvent entre 60 et 80 %, et il est de 10 % environ lors des séances plénières », explique Lara Saadé, conseillère juridique pour les affaires parlementaires auprès du député Samy Gemayel. Les différents députés rencontrés lors de l’enquête du Commerce du Levant évaluent tous le taux d’absentéisme aux commissions au-dessus de 50 % (il n’existe cependant pas de chiffres précis, le vote n’étant pas électronique). À défaut du quorum nécessaire, les réunions en commissions sont parfois annulées à la dernière minute. Certaines commissions ne se réunissent même presque jamais, en particulier la commission de l’Agriculture et du Tourisme, la commission de la Jeunesse et des Sports ou la commission de la Femme et de l’Enfant (voir encadré).
Dans certains pays de la région comme le Maroc, l’abstentionnisme des députés est déjà sanctionné financièrement. Au Liban, le député Samy Gemayel a présenté en octobre 2012 une proposition d’amendement du règlement intérieur du Parlement dans ce sens. Elle stipule que chaque député n’assistant pas aux séances des commissions ou de l’Assemblée plénière serait sanctionné à hauteur de 200 dollars par séance, soustraits de ses indemnités, l’ensemble des sommes récoltées étant ensuite reversées à la Défense civile. Le projet attend toujours d’être voté au Parlement.
Les députés ne se déplacent pas au Parlement, parfois pour des raisons de sécurité ou de boycott politique, mais pas seulement. Entre 40 et 60 députés sont régulièrement présents dans leurs bureaux place de l’Étoile, tandis qu’une trentaine n’y met jamais les pieds. « La plupart des députés continuent d’exercer d’autres activités professionnelles en dehors du Parlement, principalement les médecins, les avocats et les ingénieurs », explique le député du courant du Futur Atef Majdalani. Les professions libérales ne sont en effet pas interdites pour les parlementaires ; et les conflits d’intérêt ne sont jamais contrôlés (en l’absence d’une loi qui réglemente cette question), contrairement à ce qui se fait dans la majorité des États étrangers. Seuls les métiers de juge et de fonctionnaire sont interdits pendant l’exercice du mandat parlementaire libanais.
Les députés consacrent aussi davantage de temps à leurs relations publiques ou à offrir divers services à des électeurs. Dans la perception traditionnelle libanaise, la relation avec les électeurs compte tout autant, voire davantage que le travail législatif. « On nous demande en permanence d’intervenir auprès des services de l’État afin de faciliter l’accomplissement de procédures administratives », explique ainsi le député Fouad el-Saad, député et ancien ministre d’État pour la Réforme administrative. « Je me consacre beaucoup à tous les électeurs de ma région qui me font confiance et qui ont besoin d’être aidés. Ce n’est pas principalement le rôle du député, mais que peut-on y faire ? » estime Gilberte Zouein, députée du Courant patriotique libre (CPL). Ainsi, les parlementaires, au lieu de mettre en place un arsenal législatif susceptible d’améliorer l’organisation des services publics pour tous les Libanais, préfèrent se substituer à l’État en offrant différents services par des canaux parallèles aux membres des communautés dont ils sont issus. Un paradoxe qui ne fait que creuser davantage les inégalités sur le plan national au lieu de les combler.

Des salaires plus que confortables

Malgré une faible productivité législative, les députés continuent d’empocher chaque mois des salaires plus que confortables. Des salaires qui comprennent en fait plusieurs composantes : des “allocations” correspondant à leur fonction de députés, d’un montant de 2 000 dollars par mois. Elles sont augmentées de différentes indemnités, pour l’équivalent de 3 660 dollars par mois (frais de représentation, indemnités de téléphone, de transport, indemnités de protocole, voir encadré). Enfin, une indemnité “cachée” de 1 800 dollars par mois, versée au titre d’“allocation sociale” depuis 1995 et issue d’un “fonds de solidarité du Parlement”. Les députés contribuent eux-mêmes à ce fonds, mais à hauteur de 67 dollars par mois, tandis que la quasi-totalité est financée par le budget de l’État. Au total, les députés gagnent donc chaque mois environ 7 400 dollars. Ils reçoivent la somme globalement et peuvent la dépenser comme ils le souhaitent (et non selon les différents postes d’indemnités définis dans la grille de salaire symboliquement).
C’est davantage que ce que perçoit un ministre, rétribué mensuellement à hauteur de 5 750 dollars ; mais un peu moins que la rémunération du président de la République (8 300 dollars), que celle du Premier ministre et du président de la Chambre qui reçoivent 7 880 dollars par mois. Le ministre, qui est déjà député, ne cumule pas ses deux indemnités ; il en est de même pour le Premier ministre. Au total, les salaires des députés et des ministres coûtent environ 16,5 millions de dollars au Trésor public chaque année (ce qui correspond à moins de 1 % de la masse salariale de l’État).
Le niveau des salaires des députés et des ministres est resté inchangé depuis 1998, et n’a pas suivi les différentes augmentations de salaires dans la fonction publique (en 2008, puis en 2012). S’il a été question d’augmenter les salaires des hommes politiques de 50 % en septembre 2012 dans le cadre d’un projet de loi prévoyant l’augmentation des grilles de salaires des fonctionnaires et des enseignants, le gouvernement a finalement fait machine arrière face au tollé suscité par la proposition. Il faut dire que le ratio des salaires des députés libanais par rapport au salaire minimum (450 dollars par mois) reste le plus fort (16,4 fois) du Maghreb et du Moyen-Orient, devant l’Égypte (16 fois), selon les statistiques publiées en avril par Information International (voir encadré). Et il faut souligner que les salaires des députés ne constituent que la partie immergée de l’iceberg. Car ceux-ci bénéficient également d’une série d’avantages indirects liés à leur fonction parlementaire ; des privilèges parfois aberrants qui n’ont jamais été remis en cause.

De nombreux privilèges annexes…

Les députés ont droit à certains privilèges pendant l’exercice de leur mandat. En vertu d’un accord signé entre le Parlement et une compagnie d’assurances privée (al-Mashreq), les élus peuvent ainsi profiter d’une très large couverture santé : les frais d’hospitalisation en première classe sont pris en charge à 100 %, ainsi qu’une majorité de soins externes. Les membres de la famille du député bénéficient également de la même couverture santé : l’épouse, le garçon en dessous de 25 ans et la fille célibataire, veuve ou divorcée. Si le député décède, l’épouse peut continuer à être couverte par l’assurance médicale à vie. Le contrat signé par le Parlement, d’une valeur de 1,9 million de dollars pour l’année 2012 couvre au total 1 346 personnes. Une somme déboursée par la “caisse de solidarité du Parlement”, financée en quasi-totalité par l’État.
Autre privilège non négligeable : les exemptions douanières pour l’importation de véhicules. Chaque député dispose une fois dans son mandat du droit d’importer un véhicule en étant exempté des droits de douane. Il doit juste s’acquitter de la TVA, à hauteur de 10 %. Les frais de douane étant élevés pour les voitures (45 % pour les véhicules de plus de 20 millions de LL), ces exemptions douanières représentent un manque à gagner important pour le Trésor public. Sur la mandature 2009-2013, 87 des 128 députés ont importé des voitures. La philosophie de départ était d’accorder des facilités aux députés, amenés à se déplacer fréquemment dans les différentes régions du Liban. Mais l’usage a été souvent détourné, un certain nombre de députés achetant des véhicules de luxe pour leur usage personnel. Il y a trois ans, un député a par exemple importé au Liban une voiture dont le prix était de 800 000 dollars, un record ! L’exemption de taxe est valable jusqu’au moment où la voiture est revendue.
En outre, les députés ont à leur disposition deux gardes du corps par jour et peuvent profiter chaque année de quatre billets d’avion en classe “affaires” à moitié prix, en vertu d’une convention signée entre le Parlement et la Middle East Airlines. La convention ne s’applique cependant que sur les pleins tarifs et n’est pas forcément avantageuse. « Même avec les 50 % de réduction, le prix reste souvent plus élevé que les tarifs promotionnels proposés par les compagnies aériennes et ne permet pas de cumuler des miles. On y a recours surtout en cas d’urgence », note le député Nabil de Freige.
Enfin, l’élu peut en principe bénéficier d’une autre largesse : il dispose d’une somme au ministère des Travaux publics (généralement autour de 66 000 dollars pour le mandat), afin de faire réaliser des travaux d’entretien dans sa circonscription par des compagnies de travaux publics répertoriées au ministère. Cette somme, intégrée au budget de l’État, n’a pas pu être mise à disposition des députés depuis 2005, puisque aucun budget n’a été voté depuis cette date. « Par le passé, certains députés ont utilisé cette facilité honnêtement, mais la majorité d’entre eux a eu recours à des pratiques de corruption, se mettant dans la poche une partie des sommes générées par les contrats de travaux publics », explique Mohammad Chamseddine, chercheur à Information International.

…qui continuent après la fin du mandat

Ce qui choque le plus, peut-être, ce sont les avantages dont continuent de bénéficier les députés et leurs familles, une fois qu’ils n’exercent plus leur mandat législatif. Pas tant parce qu’ils n’y ont pas droit, mais parce qu’ils se réservent ces privilèges sans se soucier de faire bénéficier l’ensemble de la population de prestations de base comme la couverture santé ou la retraite.
À la fin de leur mandat, ils perçoivent en effet une “assurance vieillesse” jusqu’à leur mort, ce dont sont privés la plupart des Libanais. En vertu d’une loi datant de 1974, ils recouvrent 55 % de leur ancien salaire s’ils ont effectué un seul mandat, 65 % s’ils en ont réalisé deux et 75 % s’ils ont cumulé trois mandats ou plus, le dernier cas étant fréquent étant donné le faible renouvellement de la classe politique libanaise. Les députés peuvent aussi cumuler leur retraite de parlementaire avec celle de fonctionnaire, s’ils ont travaillé pour la fonction publique. Cerise sur le gâteau, à la mort du député, sa famille continue de toucher 75 % des indemnités de retraite du défunt ! L’on entend par famille la veuve du député, les garçons de moins de 25 ans et les filles célibataires, veuves ou divorcées. Si le député est décédé au cours de son premier mandat, la loi considère que la famille doit recevoir des indemnités correspondant à trois mandats. Le président de la République continue pour sa part de recevoir 75 % de son salaire après la fin de son mandat, et à son décès, sa famille continue de percevoir 75 % de son ancien salaire de “retraité”… Les ministres, eux, ne perçoivent en revanche pas de rémunération à la fin de leur activité ministérielle ni même d’assurance santé. « Les députés encore en vie et les familles des élus décédés ne dépassent pas les 200, ce qui constitue chaque année environ 20 millions de dollars de dépenses pour l’État », assure Mohammad Chamseddine, auteur d’une étude sur les salaires des hauts responsables politiques pour l’organisme de sondages et d’études Information International.

Des cas de figure différents selon les députés

Malgré ces rémunérations et avantages, la plupart des députés rencontrés estiment que leurs rémunérations sont trop peu élevées et qu’elles n’ont pas suivi l’inflation. « Nous sommes sollicités en permanence par des électeurs qui viennent réclamer différentes aides, médicales ou scolaires avant la rentrée. Plus de 90 % du salaire d’élu est utilisé pour remplir la mission électorale », explique par exemple le député Nabil de Freige. « Les coûts de transport sont très élevés, les députés organisent de nombreuses réceptions, assistent à plusieurs funérailles chaque semaine, ce qui engage des sommes importantes », estime le député Ghassan Moukhaiber. Certains députés ont ouvert à leurs frais des “bureaux de services” au Parlement avec plusieurs employés pour répondre aux requêtes des électeurs. « Il n’existe pas de budget prévu pour les attachés parlementaires au Liban, contrairement à de nombreux autres pays. Le député doit aussi faire appel ponctuellement à des consultants pour l’aider à préparer ces dossiers, ce qui représente des coûts importants  », note pour sa part Lara Saadé. Il faut dire que la situation financière des députés diverge entre ceux qui sont les grands héritiers de familles politiques, grands propriétaires terriens, ou richissimes hommes d’affaires, pour qui le salaire de parlementaire représente une goutte d’eau, et ceux pour qui le salaire peut être difficilement réduit, car il constitue pratiquement la seule source de revenu. « Il existe un seul salaire commun pour tous les députés, alors qu’il y a presque autant de modèles financiers que d’élus », affirme Ghassan Moukhaiber. Le député du bloc du Changement et de la Réforme, qui a quasiment stoppé ses activités d’avocat une fois élu député, affirme que son salaire de parlementaire est tout juste suffisant. « Je viens seulement de finir de rembourser les dettes contractées pendant ma campagne électorale de 2009. De mon salaire de député, il ne me reste que 1 500 dollars pour mes dépenses personnelles chaque mois », conclut-il.



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