Les hommes d’affaires syriens ne sont pas parvenus à s’organiser en groupe de pression collectif. Après plus de deux ans de guerre, ils sont de plus en plus marginalisés alors que de nouveaux acteurs apparaissent.
Deux ans et demi après le déclenchement du soulèvement populaire syrien, la question du rôle et du poids de la communauté des affaires reste entière.
Alors que beaucoup d’analystes avaient suivi le positionnement de ces hommes d’affaires pour tenter d’y déceler des conséquences éventuelles sur la politique du régime syrien, il est clair désormais que leur poids est relativement négligeable dans le déroulement des événements.
Un positionnement contrasté
Contrairement à une idée largement répandue, les investisseurs syriens sont loin d’avoir apporté un soutien unanime au régime de Bachar el-Assad. Alors que les hommes d’affaires sont parmi les rares acteurs de la société civile à pouvoir s’organiser collectivement – les partis politiques, les syndicats et les ONG indépendantes étant tous interdits – à travers les Chambres de commerce et d’industrie et autres conseils d’affaires, et qu’ils sont donc plus facilement contrôlables et sensibles aux pressions des autorités, il est notable que les expressions de soutien public au président syrien de la part de cette communauté aient été remarquablement limitées.
Par ailleurs, à plusieurs reprises, certains de ces hommes d’affaires ont eu l’occasion d’exprimer leur soutien à l’opposition.
Durant l’été 2011, soit quelques mois seulement après le début du soulèvement, la grève générale décrétée par l’opposition était ainsi largement suivie dans les villes de Homs et de Hama au centre du pays.
Toujours durant l’été 2011, dans la ville de Deir ez-Zor, à l’extrémité est de la Syrie, une grève des commerçants en soutien au soulèvement a entraîné une répression violente de la part des services de sécurité qui n’ont pas hésité à user de la force, en particulier en brisant les cadenas des boutiques, pour obliger les commerçants à ouvrir. Cette répression a entraîné des protestations de la Chambre de commerce et d’industrie de la ville, qui a publié un communiqué dénonçant les agissements de ces services et concluant par la phrase suivante : « Vive la Syrie libre ! Gloire aux martyrs ! »
Que ces prises de position en pointe aient été prises dans des villes secondaires du pays n’est pas une surprise étant donné le relatif déclin de ces centres urbains, ainsi que l’éloignement physique et politique de leurs élites, par rapport aux métropoles damascène et alépine qui ont largement bénéficié, elles, de la libéralisation économique de la décennie précédente. Bien qu’elle soit au centre de la région pétrolière du pays, la ville de Deir ez-Zor reste par exemple au bas de l’échelle des indicateurs de développement humain de la Syrie.
En fait, le positionnement des hommes d’affaires syriens dépend d’un grand nombre de facteurs. Leur proximité, voire leur dépendance pour la bonne conduite de leurs affaires, par rapport au pouvoir et des personnalités du régime, influence forcément leur attitude. De même que le degré d’importance de leur activité en dehors de Syrie et donc l’autonomie qu’ils ont acquise par rapport aux autorités en place. Le secteur d’activité dans lequel ils opèrent ou encore l’impact des mesures économiques de la décennie précédente sur la santé de leurs affaires varie de l’un à l’autre. Leur position est de même influencée par leurs appartenances communautaire, géographique ou ethniques et le niveau de répression auquel leur environnement proche est soumis.
Cette variété de situations fait que les hommes d’affaires syriens n’ont, en aucune occasion, donné l’impression de pouvoir agir collectivement et il est donc difficile de dresser un portrait type de l’homme d’affaires syrien et de son positionnement vis-à-vis du régime.
Des profils divers
Quelques exemples témoignent de cette diversité. Nizar Assaad, un homme d’affaires alaouite, a bâti sa fortune dans les années 1980 et 90 en tant qu’intermédiaire dans l’exportation du pétrole syrien. Sa fortune s’est presque entièrement construite grâce à son réseau et ses relations personnelles avec les hommes puissants du régime. Cependant, dans la dernière décennie ses opérations se sont diversifiées et son entreprise d’ingénierie, Lead Contracting & Trading, s’est développée en Algérie alors que la taille de ses opérations en Syrie s’est réduite. Bien qu’il n’ait pas pris de position publique par rapport au conflit, Nizar Assaad est aujourd’hui perçu comme opposé à la politique répressive du régime. Ses activités à l’étranger et son autonomie ne sont probablement pas étrangères à ce positionnement.
D’autres richissimes hommes d’affaires syriens, tels Wafic Rida Saïd ou Ayman Asfari, qui, grâce à ses actions dans Petrofac, une compagnie d’ingénierie pétrolière basée au Royaume-Uni, est aujourd’hui considéré comme l’homme d’affaires syrien le plus riche au monde avec une fortune de près de 2 milliards de dollars, se positionnent de la même manière. À Dubaï, l’homme d’affaires Ghassan Abboud, qui a fait fortune aux Émirats, possède une chaîne de télévision, Orient News, qui agit comme l’un des principaux vecteurs de soutien au soulèvement.
De nombreux autres hommes d’affaires, basés en Syrie et agissant de manière plus ou moins discrète, ont apporté à l’opposition du financement mais aussi de l’aide alimentaire, des médicaments ou des habits. La plus grande usine d’emballage du pays appartenant à la famille Tarabichi a été incendiée dans la banlieue de Damas. Un acte que beaucoup ont interprété comme des représailles de la part des autorités pour le soutien présumé des Tarabichi à l’opposition.
Farès Chéhabi a un profil diamétralement opposé. Cet homme d’affaires alépin a en quelques années réussi à faire de son entreprise pharmaceutique, Aleppo Pharmaceuticals, ou Alpha, l’une des premières du pays dans son secteur. Relativement jeune, sunnite, industriel et basé dans la deuxième ville du pays, Farès Chéhabi est l’un des plus fervents défenseurs du régime syrien. Il a ainsi menacé de poursuivre en justice Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, pour son soutien à l’opposition ainsi que pour le vol de centaines d’usines alépines dont les équipements se retrouvent en vente sur le territoire turc. Au-delà du retour en grâce de la grande ville du nord syrien après l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, Farès Chéhabi est aussi le symbole de cette classe d’affaires urbaine qui s’est enrichie durant la dernière décennie de libéralisation économique.
Quant aux plus puissants des hommes d’affaires, tels Rami Makhlouf, le cousin maternel du président syrien, leurs intérêts dépendent tellement du pouvoir qu’ils sont considérés comme faisant partie intégrale du système en place. Bien que peu nombreux, ces hommes d’affaires disposent d’une large assise financière. On retrouve dans ce groupe Majd Suleiman, à la tête du plus grand groupe média du pays, Samir Hassan, l’ancien agent de Nestlé, ou Mohammad Hamsho.
Beaucoup d’autres hommes d’affaires ont fourni au régime une aide financière ou des moyens de transport – sous forme, par exemple, de bus pour transporter les miliciens.
Il reste que la grande majorité des hommes d’affaires syriens s’est mise en retrait à la fois de l’opposition et du régime, s’attelant à préserver ce qu’elle peut de ses intérêts et de ses actifs, en attendant de meilleures heures.
L’économie de guerre s’est installée
L’été 2012, quand le conflit s’est étendu aux villes d’Alep et de Damas, a été un tournant important pour les investisseurs syriens. La destruction massive des actifs de beaucoup d’entre eux et la fin des espoirs d’une résolution rapide du conflit ont mené au départ de nombre d’entre eux et à leur réinstallation dans d’autres pays du Moyen-Orient, en Europe ou aux Amériques. Beaucoup se sont retrouvés à Beyrouth en attendant des jours meilleurs.
Cette migration s’est faite parallèlement à la transformation de l’économie syrienne. Une économie de guerre est maintenant installée avec tout ce que cela comporte en besoins nouveaux. De nouveaux hommes d’affaires, profitant du chaos ambiant, sont apparus. Ceux-ci profitent des vols, rançonnages, enlèvements et trafics en tout genre.
Ils jouent également un rôle d’intermédiaire pour le régime dans ses relations internationales, de nombreuses entreprises publiques étant sous sanctions occidentales et ne pouvant donc pas commercer directement avec leurs partenaires internationaux.
D’autres hommes d’affaires bénéficient de l’explosion de la demande pour de nouveaux services et produits. On peut y citer, par exemple, la fourniture de générateurs électriques, la pose de verre ou les services privés de sécurité.
Ces nouveaux hommes d’affaires restent encore difficiles à définir, car ils ne se sont pas encore clairement affirmés mais il fait peu de doutes que la guerre a créé ses nouveaux chefs qui accumulent pouvoir et richesse, et qui auront un poids de premier plan quand la guerre se terminera. Les chefs de la guerre civile syrienne seront probablement aussi les futurs hommes d’affaires du pays.