La nouvelle ingénierie financière de la Banque du Liban fait couler beaucoup d’encre et alimente les conversations. Il s’agit officiellement de renforcer la “résilience” du secteur financier libanais. Mais la complexité de l’opération est telle que ses conséquences véritables sont plus nuancées. En témoigne la réticence des autorités et des milieux financiers à évoquer ouvertement le sujet. Décryptage.
Le terme “ingénierie financière” est entré dans le langage courant tant la Banque du Liban (BDL) y a eu recours ces vingt dernières années. La dernière “innovation” en date, pour reprendre les termes du gouverneur, a débuté fin mai, mais sa durée et son ampleur n’ont pas été divulguées. Dans un communiqué publié le 1er septembre, Riad Salamé s’est contenté d’en évoquer les objectifs et les conséquences. « Dans un contexte marqué par un ralentissement économique et une baisse des liquidités en devises dans la région, et par une situation politique difficile sur le plan local », l’opération visait à « augmenter les avoirs en devises au Liban et assurer les liquidités nécessaires pour renforcer les bilans des banques et financer l’économie libanaise, dans sa composante publique et privée », a-t-il déclaré. Elle s’est traduite, selon lui, par une hausse des réserves de la BDL, des bilans des banques et des dépôts. Ces mesures permettront au Liban de résister à une éventuelle baisse des entrées de capitaux, en provenance notamment d’Arabie saoudite qui prévoit d’annuler plus de 20 milliards de dollars de projets, a-t-il précisé une semaine plus tard dans un entretien avec l’agence Bloomberg.
En quoi a consisté l’opération ?
Tout a commencé fin mai par l’échange d’une dette en livres libanaises par une dette en dollars entre la BDL et le ministère des Finances. La Banque centrale a remplacé des bons du Trésor auxquels elle avait précédemment souscrit par deux milliards de dollars d’eurobonds nouvellement émis. Le Trésor avait expliqué à l’époque que ce “swap” lui a permis de réduire les intérêts moyens versés sur cette dette de 7,5 % à 6,5 % et d’en allonger la maturité de deux ans. La Banque centrale, en revanche, ne s’est pas exprimée sur les pertes ou les gains occasionnés par l’opération d’échange.
Jusque-là rien d’original, ce type d’opération étant relativement fréquent, selon une source bancaire qui a requis l’anonymat. L’ingénierie proprement dite a porté sur la suite. L’objectif de la Banque centrale est, rappelons-le, d’augmenter ses réserves en billets verts. Pour cela, elle doit vendre les eurobonds qu’elle détient en portefeuille et/ou émettre des certificats de dépôts en dollars. Et c’est là que les banques libanaises entrent en jeu. Pour les convaincre de mobiliser leurs avoirs en devises placés à l’étranger, alors qu’elles sont déjà très exposées à la dette publique libanaise, la BDL leur a fait une offre alléchante. Elle leur a proposé, en échange, d’escompter des bons du Trésor à un taux de 0 %, c’est-à-dire de leur racheter des titres en livres à un prix supérieur à leur valeur actualisée, avec un partage de la plus-value réalisée. Séduites, les banques ont largement participé à l’opération : en achetant des eurobonds et des certificats de dépôts à la BDL ; en lui vendant des bons du Trésor pour un montant équivalent ; et en encaissant au passage une prime intéressante. Selon différentes sources, ces “swap” auraient porté sur quelque neuf milliards de dollars au total (apportés à la BDL par les banques), créant un excès de liquidités d’environ 13 000 milliards de livres (dans les bilans des banques).
Quel a été l’impact sur les réserves de la BDL ?
Les avoirs bruts en devises de la Banque du Liban ont augmenté de près de 4,4 milliards de dollars entre juin et août, à un niveau record de 40,7 milliards de dollars, qui couvre 76 % de la masse monétaire et 26 mois d’importations. Ces avoirs permettent de financer les dépenses en dollars de l’État – pour l’achat d’hydrocarbures par exemple et le paiement de la dette en devises – et d’intervenir sur les marchés des changes pour préserver la parité entre le dollar et la livre libanaise. La stabilisation de ce cours à un niveau inchangé depuis 1993 impose à la Banque centrale de conserver des avoirs en devises importants. Or ces derniers ont fondu de 2,4 milliards de dollars entre juin 2015 et juin 2016, selon l’agence de notation S&P. L’un des principaux objectifs de l’ingénierie mise en œuvre par le gouverneur Riad Salamé est donc de renforcer la livre libanaise. « La BDL n’a pas seulement augmenté ses réserves, elle a amélioré leur qualité, puisqu’elle a vendu la plupart de son portefeuille d’eurobonds aux banques, ajoute le directeur du département de recherche de la Bank Audi, Marwan Barakat. Elle ne détient plus que 400 millions de dollars de dettes souveraines en devises, soit 1 % de ses réserves totales contre 20 % il y a quelques années. Cela signifie que presque toutes ses réserves sont désormais placées dans des banques occidentales ou des instruments internationaux à faible risque. »
Plusieurs économistes soulignent toutefois, sous couvert d’anonymat, que les avoirs en devises bruts ne reflètent pas réellement la capacité de la BDL à défendre la livre, car il faut en déduire les engagements de la BDL en devises, pour obtenir les avoirs extérieurs nets. Or ce chiffre est impossible à obtenir.
Quels bénéfices en a tiré le secteur bancaire ?
L’ingénierie a permis aux banques participantes de réaliser des gains estimés, selon les sources, entre un et deux milliards de dollars, ce qui aura un « impact positif sur leur profitabilité, après des baisses consécutives des ratios de rendement ces dernières années », souligne Marwan Barakat.
La Banque centrale leur a toutefois imposé de provisionner une partie de ces revenus pour répondre à la nouvelle norme comptable IFRS9, une règle internationale qui doit être appliquée dans tous les établissements bancaires à partir de janvier 2018. « Cela permet de consolider le bilan des banques et de renforcer leur capacité à absorber d’éventuels chocs en cas de dégradation de la situation régionale ou locale », commente une autre source bancaire. Les montants restants pourront ensuite être distribués aux actionnaires sous forme de dividendes, à condition que la banque octroie des prêts en livres d’un montant équivalent.
Quel rapport entre l’ingénierie de la BDL et les dépôts bancaires ?
La hausse des dépôts est l’un des effets collatéraux de l’ingénierie. Les gains réalisés et le besoin d’augmenter les liquidités en devises post-swap ont poussé certaines banques à offrir des conditions très attractives pour les nouveaux dépôts en dollars, notamment ceux qui proviennent de l’étranger. Certaines d’entre elles proposent de rémunérer les dépôts en dollars à 6 %, dit-on de source bancaire, alors que sur les marchés internationaux, le taux de référence est presque nul. « Cela se reflète positivement sur la croissance des dépôts, qui s’était tassée durant les premiers mois de l’année dans un contexte de ralentissement des entrées de capitaux », affirme le directeur du département de recherche de la Bank Audi.
Dans sa dernière note sur le Liban, l’agence S&P souligne que le rythme de croissance des dépôts a ralenti de 11,5 % fin 2010 à 5,2 % l’année dernière en raison de la guerre en Syrie, et dans une moindre mesure du ralentissement économique dans les pays du Golfe. Ce dernier facteur pourrait toutefois peser davantage dans les mois à venir.
La croissance des dépôts est un indicateur crucial au Liban, puisqu’il détermine la capacité du pays à couvrir le déficit de l’État et les besoins de financements extérieurs du pays, les importations de biens et services étant largement supérieures aux exportations. « La capacité de l’État libanais à rembourser ses dettes dépend de la volonté et de la capacité du secteur financier à augmenter ses créances sur l’État, qui dépend à son tour des entrées de dépôts », résume S&P. Les banques achètent des titres directement auprès du Trésor ou souscrivent à des certificats de dépôts de la BDL, qui prête ensuite à l’État. « Même si nous considérons que la concentration du financement de l’État dans ces deux sources est une faiblesse structurelle, aux niveaux actuels de la notation souveraine, ces flux sont un soutien essentiel », ajoute l’agence, en soulignant en parallèle la sensibilité des entrées de capitaux « aux revers de confiance ». D’où l’importance de la fameuse résilience du secteur financier qui a été, selon Marwan Barakat, « renforcée » par l’ingénierie de la Banque centrale. « S&P a d’ailleurs récemment révisé sa perspective sur la dette souveraine de négative à stable », ajoute-t-il.
L’ingénierie améliorera-t-elle la notation souveraine ?
Dans une même logique d’attraction de dollars vers le Liban, l’ingénierie a encouragé les banques à vendre des eurobonds à des prix attractifs aux investisseurs étrangers. Les ventes auraient dépassé un milliard de dollars. L’appétit des fonds internationaux a été présenté par le gouverneur Riad Salamé comme l’un des effets positifs de l’ingénierie. Pour Alia Moubayed, directrice du département de recherche pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de Barclays, « les investisseurs ont été attirés par la baisse des prix, d’autant que les obligations libanaises sont en général sous-représentées dans leurs portefeuilles. Mais ces investisseurs, ainsi que Barclays, sont concernés par la détérioration rapide des déséquilibres structurels de l’économie libanaise, caractérisés notamment par des déficits jumeaux (au niveau des finances publiques et de la balance courante), et l’affaiblissement des institutions de l’État. L’absence de réflexion sérieuse au sein du gouvernement autour des politiques et des mesures nécessaires pour faire face à ces dangers croissants entraînera sûrement une réévaluation à la hausse du risque libanais ».
Quels sont les risques liés à l’opération ?
L’un des principaux inconvénients de cette nouvelle ingénierie est le rapatriement par les banques d’une partie de leurs liquidités en devises placées dans les banques étrangères pour les placer auprès de la BDL, ce qui représente une augmentation du risque, même si la Banque centrale replace elle-même tout ou partie de ces avoirs à l’étranger. Les liquidités placées par les banques à l’étranger sont passées de 11,8 % du total des dépôts en devises fin 2015 à 9,6 % en juillet. Néanmoins, « la liquidité primaire en devises (qui regroupe les placements dans les banques étrangères et à la Banque du Liban) continue de représenter 48 % du total des dépôts en dollars fin juillet, ce qui représente l’un des niveaux les plus élevés des marchés émergents », tempère Marwan Barakat.
L’économiste Toufic Gaspard, lui, est plus alarmiste. Dans une tribune publiée le 20 septembre dans le quotidien an-Nahar, il met en garde contre une éventuelle dévaluation de la livre en l’absence de réformes économiques et politiques, et son impact sur le secteur bancaire. « L’effondrement de la livre en 1987 n’a pas secoué le secteur bancaire, car à l’époque les avoirs en devises des banques étaient placés dans des banques étrangères, à l’extérieur du Liban, et les créances sur l’État étaient limitées, et toutes libellées en livres », écrit-il. « La situation est aujourd’hui radicalement différente (…). Les créances de l’État représentent désormais plus de moitié des actifs bancaires (59 % mi-2016), et plus des trois quarts de leurs avoirs en devises sont déposés à la Banque du Liban, ces dépôts étant une dette pour la BDL. Cela signifie qu’une détérioration de la situation financière de l’État, ou de celle de la BDL, entraînera nécessairement une détérioration du secteur bancaire (…). Cette situation, inédite, comporte des risques sans précédents dans l’histoire récente du Liban » ajoute-t-il.
Quel est le coût de l’ingénierie ?
Riad Salamé affirme que son ingénierie n’a entraîné “aucun coût” pour “aucune des parties”, la BDL n’ayant pas augmenté les taux d’intérêt. La Banque centrale ayant arrêté de publier son compte de résultats à partir de 2002, il est difficile de savoir si cette entité publique a enregistré des gains ou des pertes à partir de cette opération.
Il est toutefois admis que la création monétaire, c’est-à-dire l’injection de liquidités dans le circuit financier, entraîne une hausse des prix, qui correspond au prix payé par le citoyen. « Le Liban a connu une déflation en 2015, avec des prix qui peinent à redémarrer depuis le début de l’année, donc le risque est très limité », souligne toutefois une source bancaire.
Comment seront employées les liquidités créées ?
Riad Salamé assure que ces liquidités visent en premier lieu à augmenter les crédits au secteur privé pour dynamiser une croissance qui oscille entre 1 % et 2 %. Étant donné le contexte politique et économique, il est toutefois difficile d’imaginer que les entreprises privées puissent absorber 13 000 milliards de livres. « La BDL encourage le ministère des Finances à profiter de la baisse des taux d’intérêt en livres, provoquée par l’excès de liquidités, pour émettre des bons du Trésor à long terme, affirme-t-on de source informée. Mais si le Trésor ne le fait pas, la Banque centrale prendra le relais. » Une partie de ces liquidités devraient donc se traduire par une hausse de l’endettement public, et donc des profits bancaires. Cette nouvelle ingénierie s’inscrit dans la lignée des politiques menées depuis plusieurs années, qui repose sur la nécessité d’attirer les capitaux pour les allouer au financement de la dette, estime l’économiste Charbel Nahas. « En subventionnant les banques, on crée une sorte de redistribution des revenus à l’envers qui bénéficie in fine aux détenteurs de capitaux », ajoute-t-il. D’où le faible intérêt des principaux groupes de pression politique à demander une modification de la politique monétaire menée depuis 1993, même si de nombreux banquiers et économistes sont conscients de ses limites et de son coût pour le pays. En l’absence de pouvoirs exécutif et législatif en mesure de s’attaquer aux problèmes d’une économie improductive et des déficits publics, la question qui revient sur toutes les lèvres est de savoir « quelle est l’alternative ? ».