Sous la pression des autorités financières mondiales, le Liban a été contraint en 2001, puis en 2015, d’assouplir son secret bancaire. Il a dû faire des concessions encore plus importantes en octobre dernier. Mais de là à enterrer la loi de 1956, il y a un pas qu’il n’a pas l’intention de franchir.
Depuis son entrée en vigueur en 1956, la loi libanaise sur le secret bancaire, l’une des plus strictes au monde, n’a jamais été amendée. Des dérogations ont toutefois été introduites à travers des législations parallèles, justifiées par la nécessité de mettre le Liban en conformité avec les normes internationales. C’est d’ailleurs cet argument qui a poussé les députés à se réunir le 19 octobre pour voter une série de lois visant à accroître la transparence. Car la communauté internationale devient de plus en plus exigeante à ce niveau. Lors de la dernière réunion du G20, qui s’est tenue début septembre en Chine, les dirigeants des 20 pays les plus riches du monde ont clairement appelé les États à se plier aux nouveaux standards internationaux de transparence financière et fiscale, pour lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme d’une part, et l’évasion fiscale de l’autre. L’élaboration et la mise en œuvre de ces normes relèvent de deux organismes : le GAFI (groupe d’action financière) pour le blanchiment, et le Forum mondial (hébergé par l’OCDE, Organisation de coopération et de développement économiques) pour le volet fiscal. Ce dernier a même été chargé, pour la première fois, de remettre au G20 une liste des pays les moins coopératifs d’ici à juillet 2017, avec des menaces de sanctions à la clé. Or le Forum mondial, tout comme le GAFI, ont le Liban à l’œil. Non sans raison.
Le pays du Cèdre a été désigné en 2015, par l’association britannique Tax Justice Network, comme le 7e pays le plus opaque du monde, derrière le Luxembourg, les îles Caïmans, Singapour, les États-Unis, Hong Kong et la Suisse, championne mondiale dans le domaine. L’indice de l’opacité financière (Financial Secrecy Index), publié tous les deux ans, combine des données qualitatives sur les lois, les règlements et l’échange international d’informations – qui déterminent le degré d’opacité – et des données quantitatives, qui pondèrent ces évaluations en fonction de la taille des services financiers offerts aux non-résidents. Avec un degré d’opacité de 79 sur une échelle de 100, l’un des pires au monde, le Liban devancerait la Suisse (dont le score est de 73), si son poids sur la scène financière internationale n’était pas pris en compte. Ainsi, avec des services offshore qui pèsent seulement 0,4 % du marché mondial, contre 5,6 % pour la Suisse, le Liban n’arrive “que” 7e parmi 102 paradis fiscaux. Si des pays tels que les États-Unis sont pointés du doigt à cause de structures opaques comme les trusts, le Liban, lui, figure dans le palmarès en grande partie à cause de son secret bancaire. Ou plutôt de la rigidité de ce secret bancaire.
Un secret “absolu”
Le pays du Cèdre fait partie « des rares pays qui ont instauré un régime juridique spécial établissant un secret renforcé, distinct du secret professionnel », souligne l’avocat Paul Morcos dans son ouvrage intitulé “Le secret bancaire face à ses défis”.
La loi promulguée le 3 septembre 1956 impose un secret “absolu” aux banquiers. Ces derniers ne « peuvent divulguer ce qu’ils savent des noms de leur clientèle, ses avoirs et/ou toutes autres questions qui la concernent à qui que ce soit : particuliers, pouvoirs publics, autorités administrative, militaire ou judiciaire, sauf autorisation écrite de l’intéressé ». Le texte ne prévoit que deux exceptions : les cas de faillite et les actions intentées dans le cadre de la loi sur l’enrichissement illicite. Tenu au secret, le banquier libanais peut donc s’opposer à toute demande de renseignements, quelle qu’en soit la source.
Pour Paul Morcos, « l’opposabilité constitue un trait essentiel du particularisme du secret bancaire libanais » et le rend même « plus rigoureux que le système suisse ».
Le secret est opposable par exemple aux créanciers du client, dont les avoirs en banque ne peuvent en aucun cas être saisis. Il l’est aussi à tous les membres de sa famille, y compris le conjoint et les enfants, contrairement au Luxembourg notamment où l’on peut obtenir des informations sur le compte de son conjoint en cas de divorce. Les héritiers peuvent aussi être écartés grâce au secret bancaire du compte joint. Institué par la loi de 1961, ce type de compte peut être actionné par deux personnes. Au décès de l’un d’entre eux, le solde revient au cotitulaire sans que les héritiers du défunt n’en soient même informés, puisque le compte est protégé par le secret bancaire. Ce n’est pas le cas en Suisse, où le compte joint est divisible au moment du décès. Selon Paul Morcos, le législateur libanais a voulu à travers cette loi résoudre le problème de la succession dans le cadre des mariages mixtes, entre chrétiens et musulmans, en créant « un nouveau mode de transmission des biens ». Mais ce mode de transmission, à l’abri du secret bancaire, permet surtout d’échapper aux impôts sur la succession.
Dans la loi de 1956, le secret bancaire est de toutes façons totalement opposable au fisc. Ce dernier ne peut obtenir aucune information bancaire, que ce soit pour évaluer les droits de succession ou simplement les revenus imposables. Le secret bancaire libanais est devenu avec le temps plus extensif que son précédent helvétique, la Suisse ayant introduit, dès 2009, des dispositions limitant l’opposabilité au fisc dans les cas de fraude fiscale.
Autre caractéristique du régime libanais : l’opposabilité aux pouvoirs judiciaires. Elle était absolue jusqu’en 2001, date à laquelle le pays a été placé sur la liste noire du Gafi en raison de son manque de coopération en matière de lutte contre le blanchiment.
Première brèche
Soumis à une forte pression, de la part des États-Unis notamment, les députés ont alors accepté, pour la première fois, d’introduire une dérogation au sacro-saint secret bancaire en votant la loi sur la lutte contre le blanchiment, portant le numéro 318. Ce texte a créé une entité à caractère judiciaire au sein de la Banque du Liban, la Commission d’enquête spéciale (CES), et obligé les banques à lui signaler les opérations suspectes. Cette commission, qui peut également être saisie par les autorités judiciaires libanaises ou étrangères, peut décider, après enquête, de lever ou non le secret bancaire sur les comptes suspectés d’être utilisés à des fins de blanchiment, considéré dans la loi comme tout acte destiné à acquérir, détenir, investir ou dissimuler des capitaux illicites. Restait à définir les capitaux illicites.
L’objectif du législateur libanais, rappelons-le, n’était pas de lutter contre les activités illégales, mais de satisfaire la communauté internationale, qui à l’époque était focalisée sur le financement du terrorisme. Le Liban s’est donc contenté d’identifier les capitaux illicites comme ceux provenant du terrorisme et de son financement, ainsi que du trafic de drogue, du crime organisé, du commerce illicite des armes, des délits de vols ou de détournement de fonds dans le secteur financier, et de la contrefaçon de moyen de paiement. Les autres types de criminels pouvaient continuer à blanchir tranquillement leur argent au Liban.
À partir de 2001, le secret bancaire n’était plus “absolu”, mais restait “quasi absolu”, puisqu’il ne pouvait être levé « qu’au terme d’une procédure bien déterminée et dans des cas limités », souligne Paul Morcos. En effet, sur les 277 cas de blanchiment potentiel qui lui ont été signalés en 2014 par exemple, la CES n’a transmis des informations au procureur général libanais ou aux autorités étrangères que sur 26 % des cas, soit sur 72 affaires. Cette commission devrait toutefois avoir plus de pain sur la planche dans les années à venir.
La pression s’accentue
Car en 2015, le Liban reçoit un nouveau coup de semonce de la part du Gafi et du Forum mondial. Pour échapper aux listes noires, le Parlement, paralysé depuis des mois et censé être en collège électoral, se réunit en urgence en novembre pour remplacer la loi 318 par la loi n° 44 qui étend la définition du blanchiment à une vingtaine de crimes (contre sept dans l’ancienne loi), comme le délit d’initiés, l’escroquerie, la corruption ou l’abus de pouvoir. Avec cette loi, « le secret bancaire n’est plus une entrave aux enquêtes judiciaires et ne permet plus de protéger les criminels », se félicite le secrétaire général de la CES, Abdul Hafiz Mansour. Le temps dira si les autorités judiciaires libanaises vont s’engouffrer dans cette brèche.
Fait notable : la fraude et l’évasion fiscale apparaissent dans la liste des délits assimilés à du blanchiment. Lors de l’élaboration de la première loi en 2001, des députés de la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice avaient insisté pour que l’évasion fiscale n’y figure pas, de crainte « que les émigrés libanais, qui déposent leur argent au Liban afin d’éviter de payer des taxes dans les pays d’accueil, ne soient à l’avenir passibles de poursuites judiciaires pour fraude fiscale », avait rapporté à l’époque le quotidien L’Orient-Le Jour.
Cette résistance a fini par céder en 2015, car la lutte contre l’évasion et la fraude fiscale était devenue entre-temps le nouveau cheval de bataille des pays développés, qui y voient un moyen de renflouer leurs caisses en période de crise.
Dans ce contexte, le Liban a dû aller encore plus loin : il a voté une autre loi, la loi n° 43, qui permet au ministère des Finances de fournir à des pays tiers des informations sur leurs résidents fiscaux et sur leurs comptes bancaires au Liban. Or le fisc libanais n’y a pas accès en raison du secret bancaire. La loi l’a donc obligé à passer par la CES. Lorsque le ministère libanais des Finances reçoit une demande de la part de ses homologues étrangers, il juge sa recevabilité et la renvoie vers la commission. Cette dernière collecte les informations demandées auprès des banques, puis les transmet directement aux fiscs étrangers, sans repasser par le ministère des Finances, pour éviter que ce dernier n’y jette un coup d’œil. « Dans cette configuration, le ministère était une sorte de boîte aux lettres », ironise l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas. Pour limiter davantage encore la portée de la loi, le législateur a ajouté une condition presque rédhibitoire : les demandes des autorités étrangères devaient être basées sur une inculpation ou sur des preuves tangibles d’évasion ou fraude fiscale.
Carte blanche aux fiscs étrangers
Pas étonnant donc que la communauté internationale ne s’en satisfasse pas. D’autant que l’OCDE a réussi en 2014 à imposer l’automaticité de l’échange d’informations comme la nouvelle norme internationale, au lieu de l’échange à la demande. Cette nouvelle norme, appelée “Common Reporting Standard” (CRS), impose aux États de se communiquer chaque année, de manière automatique, des détails sur les résidents étrangers logés dans leur système financier. Cela permet aux administrations fiscales de traquer les contribuables qui tentent d’échapper aux impôts dans leur pays de résidence fiscale en ouvrant des comptes à l’étranger, à l’abri du secret bancaire. Ce mécanisme, qui sera adopté par quasiment tous les pays développés et émergents, et certains pays en voie de développement d’ici à 2018, est inspiré du système américain Fatca dont la mise en œuvre au Liban a été directement négociée avec les banques dès 2014 (voir page 86).
En avril 2016, le scandale des Panama Papers fait monter la pression mondiale sur les paradis fiscaux. Le Liban s’empresse alors de déclarer son adhésion au Forum mondial. Cette adhésion implique des réformes législatives que le Liban n’a mené qu’à la dernière minute, deux semaines avant qu’il ne soit officiellement désigné par l’organisme comme « non coopératif ». Dans l’urgence, encore une fois, le président de la Chambre convoque une séance législative dite de « nécessité » le 19 octobre. Le député Yassine Jaber reprend à son compte des projets de loi élaborés par le ministère des Finances et les soumet en tant que propositions de loi ayant un caractère de double urgence. Contrairement à certains amendements du code de procédures fiscales ou le texte qui interdit les actions au porteur (voir encadré), qui avaient été examinés précédemment en commissions parlementaires, le texte sur l’échange d’informations fiscales devant remplacer la loi n° 43 n’a fait l’objet d’aucune discussion préliminaire. La plupart des députés n’en ont découvert le contenu que la veille de la séance. Ce texte vise, selon l’article premier, à « mettre en œuvre tous les accords relatifs à l’échange d’informations à portée fiscale, et obliger toutes les personnes à fournir les informations demandées dans le cadre de ces accords ». Il autorise le ministre des Finances à signer la convention-cadre sur l’échange d’informations fiscales et l’accord multilatéral sur l’échange automatique. Cette seule signature permettait, dans la version initiale du texte, de leur donner force de loi au Liban. D’habitude, les conventions internationales sont signées puis soumises au Parlement pour ratification. Le chemin inverse a été adopté dans ce cas, pour prévenir sans doute les paralysies parlementaires devenues fréquentes dans le pays. Refusant de donner un chèque en blanc au ministre, les députés ont toutefois réclamé des amendements. Ils ont obtenu que les accords mentionnés soient approuvés en Conseil des ministres après signature, et que ce processus ne devienne pas une règle pour de futures conventions fiscales, qui devront être dûment ratifiées.
Sur le mécanisme de mise en œuvre des échanges d’informations, en revanche, les parlementaires n’ont pas bronché, malgré les différences fondamentales par rapport à la loi précédente. D’abord, les demandes des autorités étrangères ne sont plus conditionnées, puisque l’échange peut être automatique et non seulement sur demande. Ensuite, lorsque les informations requises sont sous le sceau du secret bancaire, la CES est obligée de les collecter et de les transmettre au ministère des Finances, et non pas directement aux autorités étrangères comme c’était le cas auparavant. Pour ne pas se retrouver au ban de la communauté internationale, le Liban a donc accepté de lever le secret bancaire sur les comptes des résidents fiscaux des pays signataires des conventions internationales (une centaine environ), y compris ceux des expatriés libanais, et de centraliser les données au ministère des Finances.
Un coup de grâce pour le secret bancaire ?
C’est le coup le plus violent jamais porté au régime du secret bancaire libanais, mais il n’est pas fatal. « L’adhésion du Liban à la norme CRS ne signifie pas la fin du secret bancaire », soulignait le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, dans un entretien paru en mai dans L’Orient-Le Jour. « L’OCDE veut seulement que les administrations fiscales de ses membres puissent s’assurer du civisme de leurs contribuables. Par conséquent, les comptes bancaires d’un résident libanais qui n’a aucune relation avec l’étranger restent couverts par le secret et personne ne demandera jamais des informations le concernant », précisait Alain Bifani, en soulignant que l’abrogation de la loi sur le secret bancaire n’est « pas à l’ordre du jour ».
Le président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic), Karim Daher, estime pourtant que la loi votée en octobre n’est pas assez claire à ce niveau. « Le texte comprend des ambiguïtés qui pourraient à l’avenir être problématiques pour les binationaux, puisque les informations bancaires demandées par les autorités étrangères seront transmises aussi au fisc libanais », affirme-t-il.
Vu les conditions dans lesquelles ils ont été appelés à légiférer, les députés ne se sont pas attardés sur les implications du texte. Seuls les représentants du Hezbollah se sont abstenus de le voter, en contestant le principe de légiférer sous une pression étrangère. Le député Ali Fayad en a profité pour demander à ses collègues s’ils avaient lu les conventions internationales distribuées en annexe de la loi : seulement trois d’entre eux ont répondu par l’affirmative.
Interrogée par Le Commerce du Levant, une source officielle a assuré que le fisc libanais n’a aucune intention d’utiliser cette nouvelle législation pour contourner le secret bancaire, tout comme il n’a pas l’intention d’utiliser la loi sur le blanchiment pour traquer les fraudeurs. Il invoquera la réciprocité des accords d’échanges d’informations pour se renseigner sur les avoirs des résidents libanais à l’étranger (voir page 82), mais il n’utilisera jamais les informations obtenues sur les comptes bancaires au Liban tant que la loi de 1956 reste en vigueur, a-t-elle affirmé.
Le pays du Cèdre a été désigné en 2015, par l’association britannique Tax Justice Network, comme le 7e pays le plus opaque du monde, derrière le Luxembourg, les îles Caïmans, Singapour, les États-Unis, Hong Kong et la Suisse, championne mondiale dans le domaine. L’indice de l’opacité financière (Financial Secrecy Index), publié tous les deux ans, combine des données qualitatives sur les lois, les règlements et l’échange international d’informations – qui déterminent le degré d’opacité – et des données quantitatives, qui pondèrent ces évaluations en fonction de la taille des services financiers offerts aux non-résidents. Avec un degré d’opacité de 79 sur une échelle de 100, l’un des pires au monde, le Liban devancerait la Suisse (dont le score est de 73), si son poids sur la scène financière internationale n’était pas pris en compte. Ainsi, avec des services offshore qui pèsent seulement 0,4 % du marché mondial, contre 5,6 % pour la Suisse, le Liban n’arrive “que” 7e parmi 102 paradis fiscaux. Si des pays tels que les États-Unis sont pointés du doigt à cause de structures opaques comme les trusts, le Liban, lui, figure dans le palmarès en grande partie à cause de son secret bancaire. Ou plutôt de la rigidité de ce secret bancaire.
Un secret “absolu”
Le pays du Cèdre fait partie « des rares pays qui ont instauré un régime juridique spécial établissant un secret renforcé, distinct du secret professionnel », souligne l’avocat Paul Morcos dans son ouvrage intitulé “Le secret bancaire face à ses défis”.
La loi promulguée le 3 septembre 1956 impose un secret “absolu” aux banquiers. Ces derniers ne « peuvent divulguer ce qu’ils savent des noms de leur clientèle, ses avoirs et/ou toutes autres questions qui la concernent à qui que ce soit : particuliers, pouvoirs publics, autorités administrative, militaire ou judiciaire, sauf autorisation écrite de l’intéressé ». Le texte ne prévoit que deux exceptions : les cas de faillite et les actions intentées dans le cadre de la loi sur l’enrichissement illicite. Tenu au secret, le banquier libanais peut donc s’opposer à toute demande de renseignements, quelle qu’en soit la source.
Pour Paul Morcos, « l’opposabilité constitue un trait essentiel du particularisme du secret bancaire libanais » et le rend même « plus rigoureux que le système suisse ».
Le secret est opposable par exemple aux créanciers du client, dont les avoirs en banque ne peuvent en aucun cas être saisis. Il l’est aussi à tous les membres de sa famille, y compris le conjoint et les enfants, contrairement au Luxembourg notamment où l’on peut obtenir des informations sur le compte de son conjoint en cas de divorce. Les héritiers peuvent aussi être écartés grâce au secret bancaire du compte joint. Institué par la loi de 1961, ce type de compte peut être actionné par deux personnes. Au décès de l’un d’entre eux, le solde revient au cotitulaire sans que les héritiers du défunt n’en soient même informés, puisque le compte est protégé par le secret bancaire. Ce n’est pas le cas en Suisse, où le compte joint est divisible au moment du décès. Selon Paul Morcos, le législateur libanais a voulu à travers cette loi résoudre le problème de la succession dans le cadre des mariages mixtes, entre chrétiens et musulmans, en créant « un nouveau mode de transmission des biens ». Mais ce mode de transmission, à l’abri du secret bancaire, permet surtout d’échapper aux impôts sur la succession.
Dans la loi de 1956, le secret bancaire est de toutes façons totalement opposable au fisc. Ce dernier ne peut obtenir aucune information bancaire, que ce soit pour évaluer les droits de succession ou simplement les revenus imposables. Le secret bancaire libanais est devenu avec le temps plus extensif que son précédent helvétique, la Suisse ayant introduit, dès 2009, des dispositions limitant l’opposabilité au fisc dans les cas de fraude fiscale.
Autre caractéristique du régime libanais : l’opposabilité aux pouvoirs judiciaires. Elle était absolue jusqu’en 2001, date à laquelle le pays a été placé sur la liste noire du Gafi en raison de son manque de coopération en matière de lutte contre le blanchiment.
Première brèche
Soumis à une forte pression, de la part des États-Unis notamment, les députés ont alors accepté, pour la première fois, d’introduire une dérogation au sacro-saint secret bancaire en votant la loi sur la lutte contre le blanchiment, portant le numéro 318. Ce texte a créé une entité à caractère judiciaire au sein de la Banque du Liban, la Commission d’enquête spéciale (CES), et obligé les banques à lui signaler les opérations suspectes. Cette commission, qui peut également être saisie par les autorités judiciaires libanaises ou étrangères, peut décider, après enquête, de lever ou non le secret bancaire sur les comptes suspectés d’être utilisés à des fins de blanchiment, considéré dans la loi comme tout acte destiné à acquérir, détenir, investir ou dissimuler des capitaux illicites. Restait à définir les capitaux illicites.
L’objectif du législateur libanais, rappelons-le, n’était pas de lutter contre les activités illégales, mais de satisfaire la communauté internationale, qui à l’époque était focalisée sur le financement du terrorisme. Le Liban s’est donc contenté d’identifier les capitaux illicites comme ceux provenant du terrorisme et de son financement, ainsi que du trafic de drogue, du crime organisé, du commerce illicite des armes, des délits de vols ou de détournement de fonds dans le secteur financier, et de la contrefaçon de moyen de paiement. Les autres types de criminels pouvaient continuer à blanchir tranquillement leur argent au Liban.
À partir de 2001, le secret bancaire n’était plus “absolu”, mais restait “quasi absolu”, puisqu’il ne pouvait être levé « qu’au terme d’une procédure bien déterminée et dans des cas limités », souligne Paul Morcos. En effet, sur les 277 cas de blanchiment potentiel qui lui ont été signalés en 2014 par exemple, la CES n’a transmis des informations au procureur général libanais ou aux autorités étrangères que sur 26 % des cas, soit sur 72 affaires. Cette commission devrait toutefois avoir plus de pain sur la planche dans les années à venir.
La pression s’accentue
Car en 2015, le Liban reçoit un nouveau coup de semonce de la part du Gafi et du Forum mondial. Pour échapper aux listes noires, le Parlement, paralysé depuis des mois et censé être en collège électoral, se réunit en urgence en novembre pour remplacer la loi 318 par la loi n° 44 qui étend la définition du blanchiment à une vingtaine de crimes (contre sept dans l’ancienne loi), comme le délit d’initiés, l’escroquerie, la corruption ou l’abus de pouvoir. Avec cette loi, « le secret bancaire n’est plus une entrave aux enquêtes judiciaires et ne permet plus de protéger les criminels », se félicite le secrétaire général de la CES, Abdul Hafiz Mansour. Le temps dira si les autorités judiciaires libanaises vont s’engouffrer dans cette brèche.
Fait notable : la fraude et l’évasion fiscale apparaissent dans la liste des délits assimilés à du blanchiment. Lors de l’élaboration de la première loi en 2001, des députés de la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice avaient insisté pour que l’évasion fiscale n’y figure pas, de crainte « que les émigrés libanais, qui déposent leur argent au Liban afin d’éviter de payer des taxes dans les pays d’accueil, ne soient à l’avenir passibles de poursuites judiciaires pour fraude fiscale », avait rapporté à l’époque le quotidien L’Orient-Le Jour.
Cette résistance a fini par céder en 2015, car la lutte contre l’évasion et la fraude fiscale était devenue entre-temps le nouveau cheval de bataille des pays développés, qui y voient un moyen de renflouer leurs caisses en période de crise.
Dans ce contexte, le Liban a dû aller encore plus loin : il a voté une autre loi, la loi n° 43, qui permet au ministère des Finances de fournir à des pays tiers des informations sur leurs résidents fiscaux et sur leurs comptes bancaires au Liban. Or le fisc libanais n’y a pas accès en raison du secret bancaire. La loi l’a donc obligé à passer par la CES. Lorsque le ministère libanais des Finances reçoit une demande de la part de ses homologues étrangers, il juge sa recevabilité et la renvoie vers la commission. Cette dernière collecte les informations demandées auprès des banques, puis les transmet directement aux fiscs étrangers, sans repasser par le ministère des Finances, pour éviter que ce dernier n’y jette un coup d’œil. « Dans cette configuration, le ministère était une sorte de boîte aux lettres », ironise l’économiste et ancien ministre Charbel Nahas. Pour limiter davantage encore la portée de la loi, le législateur a ajouté une condition presque rédhibitoire : les demandes des autorités étrangères devaient être basées sur une inculpation ou sur des preuves tangibles d’évasion ou fraude fiscale.
Carte blanche aux fiscs étrangers
Pas étonnant donc que la communauté internationale ne s’en satisfasse pas. D’autant que l’OCDE a réussi en 2014 à imposer l’automaticité de l’échange d’informations comme la nouvelle norme internationale, au lieu de l’échange à la demande. Cette nouvelle norme, appelée “Common Reporting Standard” (CRS), impose aux États de se communiquer chaque année, de manière automatique, des détails sur les résidents étrangers logés dans leur système financier. Cela permet aux administrations fiscales de traquer les contribuables qui tentent d’échapper aux impôts dans leur pays de résidence fiscale en ouvrant des comptes à l’étranger, à l’abri du secret bancaire. Ce mécanisme, qui sera adopté par quasiment tous les pays développés et émergents, et certains pays en voie de développement d’ici à 2018, est inspiré du système américain Fatca dont la mise en œuvre au Liban a été directement négociée avec les banques dès 2014 (voir page 86).
En avril 2016, le scandale des Panama Papers fait monter la pression mondiale sur les paradis fiscaux. Le Liban s’empresse alors de déclarer son adhésion au Forum mondial. Cette adhésion implique des réformes législatives que le Liban n’a mené qu’à la dernière minute, deux semaines avant qu’il ne soit officiellement désigné par l’organisme comme « non coopératif ». Dans l’urgence, encore une fois, le président de la Chambre convoque une séance législative dite de « nécessité » le 19 octobre. Le député Yassine Jaber reprend à son compte des projets de loi élaborés par le ministère des Finances et les soumet en tant que propositions de loi ayant un caractère de double urgence. Contrairement à certains amendements du code de procédures fiscales ou le texte qui interdit les actions au porteur (voir encadré), qui avaient été examinés précédemment en commissions parlementaires, le texte sur l’échange d’informations fiscales devant remplacer la loi n° 43 n’a fait l’objet d’aucune discussion préliminaire. La plupart des députés n’en ont découvert le contenu que la veille de la séance. Ce texte vise, selon l’article premier, à « mettre en œuvre tous les accords relatifs à l’échange d’informations à portée fiscale, et obliger toutes les personnes à fournir les informations demandées dans le cadre de ces accords ». Il autorise le ministre des Finances à signer la convention-cadre sur l’échange d’informations fiscales et l’accord multilatéral sur l’échange automatique. Cette seule signature permettait, dans la version initiale du texte, de leur donner force de loi au Liban. D’habitude, les conventions internationales sont signées puis soumises au Parlement pour ratification. Le chemin inverse a été adopté dans ce cas, pour prévenir sans doute les paralysies parlementaires devenues fréquentes dans le pays. Refusant de donner un chèque en blanc au ministre, les députés ont toutefois réclamé des amendements. Ils ont obtenu que les accords mentionnés soient approuvés en Conseil des ministres après signature, et que ce processus ne devienne pas une règle pour de futures conventions fiscales, qui devront être dûment ratifiées.
Sur le mécanisme de mise en œuvre des échanges d’informations, en revanche, les parlementaires n’ont pas bronché, malgré les différences fondamentales par rapport à la loi précédente. D’abord, les demandes des autorités étrangères ne sont plus conditionnées, puisque l’échange peut être automatique et non seulement sur demande. Ensuite, lorsque les informations requises sont sous le sceau du secret bancaire, la CES est obligée de les collecter et de les transmettre au ministère des Finances, et non pas directement aux autorités étrangères comme c’était le cas auparavant. Pour ne pas se retrouver au ban de la communauté internationale, le Liban a donc accepté de lever le secret bancaire sur les comptes des résidents fiscaux des pays signataires des conventions internationales (une centaine environ), y compris ceux des expatriés libanais, et de centraliser les données au ministère des Finances.
Un coup de grâce pour le secret bancaire ?
C’est le coup le plus violent jamais porté au régime du secret bancaire libanais, mais il n’est pas fatal. « L’adhésion du Liban à la norme CRS ne signifie pas la fin du secret bancaire », soulignait le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, dans un entretien paru en mai dans L’Orient-Le Jour. « L’OCDE veut seulement que les administrations fiscales de ses membres puissent s’assurer du civisme de leurs contribuables. Par conséquent, les comptes bancaires d’un résident libanais qui n’a aucune relation avec l’étranger restent couverts par le secret et personne ne demandera jamais des informations le concernant », précisait Alain Bifani, en soulignant que l’abrogation de la loi sur le secret bancaire n’est « pas à l’ordre du jour ».
Le président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic), Karim Daher, estime pourtant que la loi votée en octobre n’est pas assez claire à ce niveau. « Le texte comprend des ambiguïtés qui pourraient à l’avenir être problématiques pour les binationaux, puisque les informations bancaires demandées par les autorités étrangères seront transmises aussi au fisc libanais », affirme-t-il.
Vu les conditions dans lesquelles ils ont été appelés à légiférer, les députés ne se sont pas attardés sur les implications du texte. Seuls les représentants du Hezbollah se sont abstenus de le voter, en contestant le principe de légiférer sous une pression étrangère. Le député Ali Fayad en a profité pour demander à ses collègues s’ils avaient lu les conventions internationales distribuées en annexe de la loi : seulement trois d’entre eux ont répondu par l’affirmative.
Interrogée par Le Commerce du Levant, une source officielle a assuré que le fisc libanais n’a aucune intention d’utiliser cette nouvelle législation pour contourner le secret bancaire, tout comme il n’a pas l’intention d’utiliser la loi sur le blanchiment pour traquer les fraudeurs. Il invoquera la réciprocité des accords d’échanges d’informations pour se renseigner sur les avoirs des résidents libanais à l’étranger (voir page 82), mais il n’utilisera jamais les informations obtenues sur les comptes bancaires au Liban tant que la loi de 1956 reste en vigueur, a-t-elle affirmé.
Des lois de nécessité en série Alors qu’elle est censée se consacrer à l’élection d’un président de la République, la Chambre a été convoquée le 19 octobre pour voter une série de lois, dites de “nécessité”. Le Liban s’est ainsi conformé aux exigences de transparence du Forum mondial en adoptant l’échange automatique d’informations fiscales, mais aussi en annulant les actions aux porteurs, et en amendant le code de procédure fiscale pour préciser la notion de résidence fiscale et instaurer de nouvelles règles relatives aux trustees. Le Parlement en a profité aussi pour autoriser le gouvernement à dépenser 533 milliards de livres hors budget (353,6 millions de dollars) et à procéder à une émission de trois milliards de dollars d’eurobonds en 2017. |