«Être salariée m’a beaucoup appris. À la fin toutefois, je vivais dans une sorte d’épuisement psychologique : Je m’étais investie à fond. Or, le retour en investissement était minime. Ce qui m’a poussée à remettre en cause les fondements de ma vie professionnelle.» Après onze ans passés au sein de British American Tobacco (BAT) et presque sept années à superviser le devenir de la chaîne Zaatar W Zeit, Frida Farah tourne la page : en 2016, cette financière, détentrice d’un master de l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), monte sa société de conseils, baptisée Effect Management Consulting (EMC). «La plupart apposent le nom de leurs fondateurs dans leur sigle. Moi, j’avais envie de “dire mes intentions” dans le nom de mon cabinet plutôt que de valoriser ma seule identité… Même si dans Effect – impact en français – on retrouve les deux “F” de mes initiales.»
L’anecdote est emblématique du caractère de cette femme de 42 ans dont les collègues disent l’humilité tout autant que la pugnacité. « Le secteur du Food & Beverage, dans lequel elle officiait, est dominé par une très forte culture de l’ego, liée à un machisme rampant. Le PDG d’un groupe se veut souvent un “dieu vivant” pour ses employés. Ses décisions n’ont pas à être justifiées ni explicitées. Or, Frida Farah est tout le contraire : elle croit viscéralement à l’esprit d’équipe, à la construction d’une réussite ensemble », assure l’ex-directeur des ressources humaines de Zaatar W Zeit, Khaled Tayara.
Tout en sourire, d’une politesse surannée, Frida Farah détaille son ambition : « Apporter un conseil stratégique innovant aux dirigeants afin de les aider à réformer leur société. » L’époque, il est vrai, y est propice. « Au Liban, l’entreprise est longtemps restée inamovible : le fils reprenait l’affaire du père et le business restait inchangé. Du moins jusqu’à l’émergence de réseaux sociaux. Désormais, il faut savoir s’adapter en temps réel, bouger, évoluer afin de proposer à ses consommateurs une “expérience à vivre”. ». Son intuition, Frida Farah l’appuie sur une méthodologie développée par l’université George Washington (États-Unis), dont elle est l’une des rares Libanaises à être certifiées : la méthode dite des tableaux de bord prospectifs (ou “Balanced Scorecard”). « C’est une méthode de pilotage des entreprises, pour laquelle la mesure de la performance d’une société ne se limite pas aux critères financiers. Il faut prendre en compte d’autres éléments – actifs intangibles et biens matériels, voire capital humain – qui participent tout autant à sa performance. Cette grille d’analyses intègre même la dimension sociale et environnementale. »
Dates-clés 1999 : intègre British American Tobacco (BAT) en tant qu’analyste financière. 2007 : devient directrice financière pour la région. 2010 : rejoint Zaatar W Zeit pour aider à restructurer l’entreprise. 2013 : devient directrice générale de la chaîne de restauration. 2016 : fondation d’EMC à Beyrouth. 2017 : ouverture d’une filiale au Qatar. |
Le Liban semble se laisser séduire : en un an, Frida Farah et les huit employés de sa jeune start-up ont mené une quarantaine de missions. Avec, au bout du compte, un premier exercice (sur six mois) qui cumule à environ 600 000 dollars de chiffre d’affaires. Frida Farah projette d’atteindre le million de dollars dès 2018. « Nos interventions vont d’un extrême à l’autre : il peut s’agir de simples plans commerciaux ou d’évaluations globales de la stratégie d’une entreprise. » La majorité de ses clients interviennent dans le secteur de la restauration et du tourisme : on y trouve ainsi des enseignes comme Sandwich W Noss, les restaurants La Petite Table, Sud, Eat Sunshine…
En ce moment, l’équipe planche sur la création d’une station balnéaire (50 000 m2) à Khaldé. Un projet de sept millions de dollars, porté par un homme politique local. « Dans un contexte de concurrence marquée, il faut valoriser les vecteurs de différenciation pour mieux se singulariser. Tout mon travail ici consiste à répondre à cette question : comment attirer la clientèle sur cette plage en particulier, alors que la côte déborde de stations balnéaires ? Ce ne sont pas que de “jolis mots” : si vous souhaitez obtenir un crédit, vos bailleurs de fonds exigeront un plan financier et stratégique sur dix ans au moins. C’est cette vision qui détermine l’accord des banques. »Toujours sur la brèche, Frida Farah ouvre un bureau au Qatar, où elle a décroché un premier client, et rêve déjà de futurs développements à l’étranger.
Stratégie perturbatrice
Son parcours plaide en sa faveur : après un court passage chez Taanayel Bonjus, elle débarque en 1999 au sein de l’équipe de BAT, la compagnie de tabac britannique, qui possède entre autres les marques Lucky Strike, Kent et Rothmans, et emploie une centaine de salariés à Beyrouth pour un chiffre d’affaires régional de quelque 25 millions de dollars. Elle y assume d’abord le rôle de spécialiste financier pour les six marchés régionaux couverts depuis Beyrouth. Assez vite cependant, elle en devient la directrice financière. Mais sa chance, assure-t-elle, c’est d’avoir été nommée au comité international chargé de développer le premier département conjoint de marketing et finance du groupe. « Cela nous permettait de donner du sens aux chiffres. » Surtout, la mission de ce comité consistait à réfléchir à de possibles “stratégies perturbatrices”.
En langage commun, une “stratégie perturbatrice” consiste à provoquer des ruptures dans le cours normal des choses afin de mieux relancer un marché ou l’entreprise elle-même grâce à l’introduction d’un nouveau produit. « Dans le cas de BAT, nous avons développé des outils pour rationaliser le budget et mieux allouer nos dépenses marketing. Des outils qui nous permettaient de réagir en temps réel. » Mais le groupe britannique décide de se délocaliser à Dubaï. Ce que refuse Frida Farah. Elle démissionne. « Deux mois à tourner en rond dans mon salon, quand un ami, chasseur de tête, m’invite à déjeuner pour me parler d’une offre d’emploi… Lorsqu’il me dit qu’il s’agit du groupe familial Zaatar W Zeit, je lui réponds : “Mais tu es fou, tu as vu mon profil ?”. » Un grand éclat de rire avant de continuer : « Je suis tout de même allée rencontrer Donald Daccache, le patron de la chaîne. Notre entretien a duré trois heures. Il m’a persuadée. »
Fondé en 1998, le groupe, qui compte aujourd’hui 70 restaurants au Liban et dans la région (dont vingt en propre) et presque 1 000 employés sous sa direction, vivait alors une période difficile. Son concept s’était banalisé au point d’être alors perçu comme un simple snack de quartier. « Les prix ne se justifiaient plus, la marque dégringolait », se souvient un ancien de Zaatar W Zeit. Frida Farah y entre comme directrice financière en 2010. « La société avait mandaté une agence londonienne afin de revoir son positionnement. Mais la direction ne savait pas comment insuffler ce changement à sa hiérarchie. Or, sans une implication de tous, le repositionnement était voué à l’échec. »
Elle l’avoue, la transition d’une multinationale à une entreprise locale n’a guère été aisée au niveau personnel. « J’ai subi un choc culturel. » « Dans une multinationale, la réussite n’est pas liée aux décisions d’une seule personne. Il existe un système de performances, qui transcende les individus. Dans une entreprise familiale, au contraire, les humeurs du PDG déterminent l’horizon du groupe. » Mais elle a du cran et si elle a parfois pleuré d’épuisement, elle n’a jamais cédé.
En 2013 d’ailleurs, au moment où Donald Daccache reprend l’intégralité du capital de la chaîne Roadster (dont il possédait auparavant 50 %), Frida Farah est nommée directrice générale de Zaatar W Zeit. Elle continue d’apurer les finances, change d’agence de communication, initie la politique de responsabilité sociale et économique… Surtout, elle noue un partenariat sur le long terme avec les banques, qui permettront à l’entreprise de financer son développement. Pourquoi alors s’en va-t-elle en juillet 2016 ? « Malgré tout, m’identifier à conduire des affaires que le groupe mettait en œuvre m’était de plus en plus difficile. Aujourd’hui, j’impulse à mon équipe les règles d’un “vivre ensemble” que je crois fondamental pour pérenniser notre réussite. Et j’ai davantage la liberté de choisir les entreprises avec lesquelles j’entends travailler… »
En creux, dans sa décision, se lit aussi la critique d’entreprises qui savent mal déléguer hors du clan familial. Mais cette vérité-là, Frida Farah a appris à ne pas le dire.