Le décès de Abdelrahman el-Attar symbolise la fin de l’alliance entre les hommes d’affaires damascènes et le régime.

Abdelrahman el-Attar, l'un des hommes d'affaires les plus influents de Syrie est décédé à Damas, le 15 février 2018.
Abdelrahman el-Attar, l'un des hommes d'affaires les plus influents de Syrie est décédé à Damas, le 15 février 2018. ©Creative Commons

Le 15 février est décédé à Damas, à l'âge de 80 ans, Abdelrahman el-Attar, l'un des hommes d'affaires les plus influents de Syrie durant les quatre dernières décennies.

Dans la plus pure tradition de ses pairs, M. Attar était actif dans des secteurs nombreux et divers, parmi lesquels l’industrie, le commerce, les services, les technologies de l'information et le tourisme. L’expérience douloureuse des nationalisations des années 50 et 60 et les incertitudes au niveau de l’environnement des affaires ont incité depuis longtemps les entrepreneurs à diversifier leurs risques.

Sous l'égide du groupe Attar, Abdelrahman et ses deux fils, Samer et Abdelghani, ont établi et dirigé de nombreuses entreprises, souvent en partenariat avec d’autres investisseurs, ou pris des participations minoritaires dans des banques, des compagnies d'assurances et des holdings.


Les bénéficiaires de la libéralisation


Son parcours commence au milieu des années 1980, lorsqu’une première vague de libéralisation économique touche la Syrie et crée de nouvelles opportunités d’affaires. M. Attar en profite, avec d’autres hommes d’affaires damascènes comme Osman Aidi, Badreddine al-Shallah et Saeb Nahas qui nouent des liens étroits avec le régime de Hafez el-Assad, le père de Bachar. Ce dernier voit en effet dans la bourgeoisie damascène un moyen d’affermir son contrôle sur le pays et d’élargir sa base de soutiens. Il permet à certains de ses membres de bénéficier d'une libéralisation économique relative, notamment à travers la création de sociétés conjointes avec le secteur public dans l’industrie agroalimentaire et le tourisme. L’objectif était de faire rentrer les devises et d’encourager la production locale pour réduire la dépendance vis-à-vis des importations. M. Aidi développe ainsi la chaîne Cham Hotels, qui est devenue la plus grande chaîne hôtelière haut de gamme du pays, tandis que MM. Attar et Nahas se lancent dans la production agroalimentaire et l’industrie pharmaceutique, en plus du tourisme.

M. Attar profitera ensuite de chaque étape de la libéralisation économique pour s’agrandir. Il crée de nouvelles sociétés après l'adoption de la loi n° 10 de 1991 qui accorde des facilités supplémentaires au secteur privé. Avec l’ouverture graduelle au commerce extérieur, il devient l’agent d'IBM et de Sony et le représentant en Syrie d’Alitalia.

Au début des années 2000, avec l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, la libéralisation s’accélère. M. Attar investit dans les banques et les assurances, les deux secteurs les plus emblématiques de cette période. Il prend une participation minoritaire dans la banque Bemo Saudi Fransi, la filiale syrienne de la banque Bemo ; dans la Syria Gulf Bank, codétenue par une banque bahreïnie (United Gulf Bank) et une libanaise (First National Bank). Il participe aussi à la création de United Insurance Company.


Une nouvelle génération d’hommes d’affaires


Mais si à l’époque de Hafez les militaires alaouites avaient besoin du savoir-faire, du capital et des réseaux des commerçants damascènes traditionnels, cette période marque également l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs tels que Rami Makhlouf, Mohammad Hamsho, Haitham Joud, Majd Suleiman et Samer Duba qui se sentent libérés de cette dépendance. Souvent fils d’officiers, ces jeunes hommes qui ont grandi à Damas, et non pas dans la campagne, veulent faire du business au lieu de rentrer dans l’armée. Ils s’associent à des hommes de leur âge, comme Maher el-Assad dont les intérêts sont représentés par Mohammad Hamsho. Les commerçants damascènes deviennent graduellement des concurrents et non plus des associés.

Certains comme Rateb al-Shallah (le fils de Badreddine) ou Osman Aidi gardent leur distance avec ces nouveaux venus, ou sont mis de côté. Abdelrahman el-Attar, lui, s’accroche et voit l’arrivée de cette génération comme une nouvelle opportunité de croître. Il contribue par exemple à la création de Souria Holding, l'une des deux grandes holdings lancées par des investisseurs syriens en 2006 et 2007, avec Cham Holding dont l’actionnaire majoritaire est Rami Makhlouf. Comme lui, Saeb Nahas, qui également damascène mais de confession chiite, reste dans le jeu grâce à ses relations avec l’Iran.

Évidemment en Syrie on ne développe pas ses affaires sans avoir des liens étroits avec les hommes puissants du régime et M. Attar n’échappe pas à la règle. Mais sa capacité à surfer sur les différentes vagues est la marque d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Plus que tout autre homme d’affaires damascène, M. Attar a symbolisé à la fois le succès de l'élite damascène et sa capacité à faire les compromis nécessaires pour assurer sa survie. Il semblait insubmersible.

Mais la guerre est passée par là. Face à la destruction à grande échelle du pays et à une contraction sévère de la demande, nombre de ses entreprises ont vu leur chiffre d'affaires se contracter brusquement et/ou ont complètement cessé d’exister.

Tout au long du conflit, M. Attar est resté en Syrie, mais il n'a été inscrit sur aucune liste de sanctions occidentales, que ce soit par l'Union européenne ou les États-Unis. En effet, malgré ses liens avec le régime, à l’instar de beaucoup d’autres hommes d’affaires traditionnels damascènes, il ne semble pas avoir contribué à la répression et à l'effort de guerre du régime.


Une fin amère


M. Attar présidait également le Croissant-Rouge arabe syrien (SARC selon son acronyme en anglais), poste qu’il occupait depuis le début des années 1980. À partir de 2011, étant donné la situation humanitaire du pays, il y consacrait beaucoup de temps. Certains affirment que l’organisation avait accès à des fonds très importants.

Avec la crise, le SARC, comme d'autres ONG travaillant dans le domaine humanitaire, est en effet devenu puissant, attisant les intérêts. En 2016, un scandale de corruption au sein de l'organisation éclate et force M. Attar à la démission. Personne ne se fait d’illusions. La corruption est endémique en Syrie et le fait qu’une affaire de corruption prenne une telle dimension publique ne peut s’expliquer que par la volonté du régime de se débarrasser de M. Attar.

À peine un an après la fin amère et brutale de sa relation avec la famille Assad, et son humiliation publique, il décède.

Il aura manqué à Abdelrahman el-Attar une corde à son arc : la présidence de la Chambre de commerce de Damas, dont – comme tout commerçant de Damas qui se respecte – on dit qu’il rêvait.

Après l’effacement relatif de M. Shallah, qui a quitté la présidence de la Chambre de commerce de Damas, et la disgrâce relative de M. Aidi, dont on dit qu’il n’est pas en bons termes avec Bachar, le décès de M. Attar semble marquer pour de bon la fin du poids de la communauté d’affaires damascène dans l’équation politique syrienne.

Y aura-t-il des conséquences politiques ? Difficile de répondre à cette question, mais il est clair que, durant ses 18 années de pouvoir, Bachar a rompu avec deux bases essentielles du régime que Hafez el-Assad avait construites : le monde rural, que la baisse des subventions et des investissements a profondément affaibli, et l’élite damascène.