Le gouvernement syrien a adopté une loi qui facilite l’expropriation de grandes parties du territoire, notamment dans des zones autrefois contrôlées par l’opposition... Et récompense les fidèles du régime.
Le président syrien Bachar el-Assad a signé le 2 avril une loi qui autorise les autorités locales syriennes, gouvernorats et villes à créer de nouvelles zones de développement immobilier dans les limites de leurs frontières administratives.
Cette loi amende le très controversé décret 66 de l’année 2012 qui avait autorisé le gouvernorat de Damas à exproprier deux grands quartiers informels de la ville, à en expulser les habitants et à construire à la place des projets immobiliers destinés aux classes supérieures.
La loi 10 étend le décret 66 à l’ensemble de la Syrie : au lieu de désigner deux quartiers en particulier, elle autorise les autorités locales à travers tout le pays à définir les zones à exproprier de leur choix. Bien que la loi 10 ne mentionne pas de manière explicite les quartiers informels, le décret 66 le fait et des responsables syriens cités après la publication de la loi ont confirmé que c’était ces quartiers en particulier qui étaient visés.
L’apparence d’une justice
En théorie, la loi apporte de nombreuses garanties de défense de l’intérêt public et de celui des propriétaires, y compris des indemnisations qui se veulent équitables.
Le texte impose ainsi aux autorités locales l’élaboration préalable d’une étude de faisabilité économique qui justifierait la création d’une nouvelle zone de développement immobilier. La création de cette zone ne peut ensuite être établie que par décret.
Dès que le décret est publié, les habitants ont jusqu’à 30 jours pour faire valoir leurs droits. S’ils ne sont pas en Syrie, un proche peut le faire par procuration. L’indemnisation est prévue sur la base de la valeur de marché des biens, avec la garantie pour les anciens propriétaires de l’obtention, quatre ans après l’établissement de nouvelles zones, d’un habitat alternatif dont ils ne seront cependant pas propriétaires. Quant aux ayants droit qui n’étaient pas propriétaires, ils reçoivent des indemnités équivalentes à deux années de loyer.
Le gouvernement a justifié l’adoption de cette loi par la nécessité de résoudre le problème posé par les zones d’habitat informel, y compris leur insalubrité et l’absence d’infrastructures et de services de qualité : avant 2011, environ 40 % des Syriens vivaient dans ces zones. La loi doit aussi permettre la reconstruction des zones détruites du pays – dont une grande partie est composée de quartiers informels.
Nulle part où rentrer
En théorie donc, la loi semble respecter les droits de la population, répondre à des considérations sociales et environnementales, et offrir une solution pour faciliter la reconstruction. Le problème réside dans les détails du texte, dans ce que la loi ne dit pas et dans ses plus larges conséquences économiques et politiques. En voici quelques exemples :
- La loi prétend offrir une solution aux problèmes posés par les quartiers informels, mais elle ne fait que résoudre leurs symptômes, en les détruisant entièrement, sans traiter les causes. Rien dans la loi n’essaye de résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques qui ont poussé tant de Syriens à y habiter et qui se sont nettement accentués durant le conflit. Aucune solution, par exemple, en termes d’emploi, n’est offerte à ces catégories de la population.
- L’adoption de la loi devrait ouvrir la voie à l’expropriation de grandes parties des zones urbaines du pays et très probablement à des indemnisations très en deçà de la valeur réelle des actifs. Les nombreux cas d’expropriation de foncier et d’immobilier depuis l’arrivée du Baas au pouvoir témoignent de cet état de fait.
- L’indemnisation sera basée sur les prix des biens en vigueur avant la publication du décret d’établissement d’une nouvelle zone. En d’autres termes, la valeur utilisée sera celle de biens situés dans des zones informelles en partie ou entièrement détruites, c’est-à-dire à prix très réduit – dans son texte, la loi admet d’ailleurs que la valeur des propriétés sera plus élevée après l'émission du décret.
- De nombreux anciens habitants de ces quartiers, qu’ils aient été propriétaires ou locataires, sont poursuivis par le régime, tout habitant d’une zone contrôlée à un moment ou à un autre par l’opposition étant, de facto, considéré comme suspect. Ils ne pourront donc pas rentrer pour faire prévaloir leurs droits. Leurs proches peuvent théoriquement le faire à leur place, mais dans la pratique un proche d’une personne recherchée par les services de sécurité qui viendrait réclamer des droits à sa place courrait lui aussi le risque de se faire arrêter.
- De nombreux habitants de ces quartiers étaient soit des locataires avec des baux à long terme, soit des propriétaires dont les titres de propriété sont juridiquement faibles, à cause du manque de zonage et du système foncier syrien qui contient un large éventail de catégories de droits (statutaires, coutumiers, etc.). Par conséquent, beaucoup ne recevront aucune compensation à l’exception de l’équivalent de deux ans de loyer.
- L’indemnisation des propriétaires peut prendre trois formes optionnelles : la détention de parts indivisibles dans des parcelles des nouvelles zones ; des parts dans des sociétés à action qui seraient créées par les autorités locales pour gérer la construction de ces nouvelles zones immobilières – comme cela a été le cas dans les quartiers de Damas définis par le décret 66 ; ou la vente de ces parts dans des enchères publiques. Avant le début du soulèvement syrien, la gestion de parts indivisibles entraînait déjà d'innombrables et longs conflits juridiques. Beaucoup de propriétaires devront donc choisir entre obtenir des parts dans des sociétés à action dans lesquelles ils auront très peu leur mot à dire, ou leur vente aux enchères.
Quoi qu’il en soit, il y a peu de doutes sur les objectifs économiques et politiques des autorités syriennes. Hussein Makhlouf, le ministre de l’Administration locale et par ailleurs parent de Bachar el-Assad, a affirmé dans un entretien au quotidien el-Watan que parmi les premiers quartiers informels qui devraient être définis comme zones immobilières sur la base de cette loi figurent Baba Amro à Homs et des zones informelles à Alep.
Certes, Baba Amro et une grande partie d’Alep ont été largement détruits durant la guerre – par les forces du régime –, mais ils ont aussi été des bastions particulièrement symboliques de l’opposition syrienne, Baba Amro jusqu’à début 2012 et Alep jusqu’à fin 2016. Dans ces deux quartiers, très peu de propriétaires ou d’anciens résidents oseront venir réclamer de quelconques compensations, et ils n’auront nulle part où rentrer.
Prédation économique
Quant aux bénéfices économiques à tirer de cette loi, le décret 66 constitue un précédent très révélateur (voir Le Commerce du Levant de septembre 2014). L’une des deux zones identifiées à l’époque par le décret est en voie de construction – elle représente actuellement le seul projet d’investissement d’envergure en Syrie. Or sur ce site, le gouvernorat de Damas a transféré les droits de développement à des entreprises du secteur privé toutes liées au régime syrien. Rami Makhlouf, le puissant cousin maternel de Bachar el-Assad, et Samer Foz, le nouvel homme fort de la communauté des affaires syrienne font partie des privilégiés qui y ont acquis des droits. Il n’y a pas de raison que cela se passe autrement dans d’autres parties du pays. Les quartiers informels proches des centres-villes, et donc où la valeur du foncier est particulièrement élevée, représentent des cibles évidentes : c’est le cas à Homs et à Alep.