A entendre les responsables politiques, la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE), qui s’est tenue en avril en France, va sauver le Liban. Mais l'expérience des conférences précédentes et l'ampleur des défis imposent un minimum de scepticisme. Décryptage des cinq idées les plus répandues.
1 – « CEDRE est un succès »
Dans le cadre d’un vaste programme d’investissements (Capital Investment Program – CIP), le gouvernement a estimé ses besoins de financement pour la période allant de 2019 à 2024 à environ 10 milliards de dollars, avec l’espoir d’en lever au moins 6,5 milliards à la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE), organisée par la France. Ses attentes ont été largement satisfaites. Avec environ 11,2 milliards de dollars promis, dont 9,9 milliards de prêts à des taux inférieurs à 1,5 % sur au moins 25 ans, les bailleurs de fonds ont dépassé le record de la dernière conférence d’aide au Liban, Paris III, et ses 7,6 milliards de dollars d’engagements.
Certaines annonces doivent toutefois être mises en perspective. Le plus contributeur est le groupe Banque mondiale, mais avec 4 milliards de dollars promis sur cinq ans, l’effort est légèrement supérieur à celui qui a été fourni jusque-là. L’institution a en effet consacré au Liban 3,7 milliards durant les cinq dernières années (trois milliards de la Banque mondiale et 700 millions à travers son bras privé, la Société financière internationale). Quant à l’Arabie saoudite, qui a annoncé un milliard de dollars, elle n’a fait que réactiver une ancienne ligne de crédit non utilisée jusque-là. À souligner aussi qu’il ne s’agit pour le moment que de promesses de prêts, devant encore être alloués aux différents projets, puis effectivement déboursés. La totalité des aides portent cette fois sur des financements de projets, avec des dons deux fois moins importants qu’à Paris III (860 millions de dollars de dons destinés à bonifier les prêts octroyés, contre 1,5 milliard en 2007), et aucune aide budgétaire (contre 1,7 milliard de dollars en 2007). Or, ce sont ces deux composantes qui avaient été le plus rapidement déboursées la dernière fois.
À l’époque, la communauté internationale s’était engagée à financer des projets à hauteur de 3,5 milliards de dollars, dont 1,3 milliard a été signé et seuls 265 millions ont été effectivement déboursés, selon le dernier rapport de suivi de la conférence de Paris III, publié fin 2009. Il est donc bien trop tôt pour parler de succès, d’autant que la communauté internationale a clairement prévenu que le déblocage des fonds est tributaire de la mise en œuvre d’une longue série de réformes et que le mécanisme de suivi sera plus strict qu’auparavant. S’il y a une chose pour laquelle le gouvernement peut toutefois se féliciter est d’avoir capitalisé sur le sentiment d’inquiétude de la communauté internationale suscitée par la crise des réfugiés et l’embrasement de la région, et d’être sortie d’une logique d’assistanat pour canaliser les aides vers des projets d’investissements qui profiteraient à la fois aux Libanais et aux réfugiés.
2 – « CEDRE va permettre au Liban de développer ses infrastructures »
En l’absence de politique économique et de budget, les dépenses d’investissements annuelles de l’État libanais entre 2005 et 2016 n’ont pas dépassé 750 millions de dollars en moyenne, soit 1,5 % du PIB contre environ 4 % du PIB en Jordanie. Cette somme, dont la plupart couvrent en réalité des dépenses d’entretien et de maintenance, a été insuffisante pour développer des infrastructures et des services publics défaillants au départ, puis mis à rude épreuve par l’afflux massif de réfugiés syriens. Pas étonnant donc que les 280 projets inclus dans le programme d’investissements du gouvernement libanais – avec un coût global de 22,8 milliards de dollars sur douze ans – aient presque tous été jugés stratégiques par la Banque mondiale et prioritaires dans leurs secteurs respectifs, à savoir l’électricité, l’eau, les eaux usées, le transport, les télécommunications, les déchets ménagers, la culture et l’industrie. Toujours selon la Banque mondiale, près de la moitié des projets dans les secteurs de l’électricité, des déchets, de l’industrie et des télécommunications répondent aux critères de faisabilité et pourraient être mis en œuvre dans un délai de 18 mois. La proportion est de 25 % dans le secteur des transports, tandis que l’évaluation des projets de l’eau n’était pas concluante. Réaliste, le gouvernement mise toutefois sur des investissements annuels de l’ordre de 1,6 milliard au cours des six prochaines années, à partir de 2019, soit un peu plus du double du niveau actuel. Mais encore faut-il qu’il ait les moyens de les réaliser, pas au niveau financier, mais institutionnel.
La plupart des investissements se concentrent dans trois secteurs : le transport, l’eau et l’énergie. Or, selon la Banque mondiale, la capacité du ministère des Travaux publics et des Transports à mettre en œuvre des projets est “faible”, et celles du ministère de l’Énergie et de l’Eau et des Offices des eaux sont “faibles à modérées”. Seule celle du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) est considérée “modérée à forte”, mais l’organisme est déjà en surcapacité. Pour la Banque mondiale, c’est toute la capacité de gestion des investissements publics qui doit être revue, avec un développement des compétences humaines, une révision des processus de décision et de suivi, et une définition claire des rôles des différents organismes. Autre obstacle majeur : les expropriations. « Étant donné les difficultés du gouvernement à financer de plus petites expropriations au cours de la dernière décennie, il n’est pas certain qu’il sera capable d’acquérir les terrains nécessaires pour lancer la construction à court terme », lit-on dans le rapport de la Banque mondiale. Pour accélérer la mise en œuvre, le gouvernement doit mettre en place un plan stratégique, qui intègre et priorise les projets, ajoute le texte.
À ce stade, le gouvernement n’a pas encore présenté de calendrier de mise en œuvre, ni évoqué les critères selon lesquels les projets seront sélectionnés. Dans un système politique basé sur le confessionnalisme et le clientélisme, le processus pourrait facilement s’enliser avec les luttes intestines fréquentes entre les ministères, d’autant qu’il faudra aussi composer avec les priorités des bailleurs de fonds. L’expérience montre qu’au Liban il ne suffit pas d’avoir l’argent pour réaliser un projet. C‘est le cas dans le secteur de l’électricité, où la construction d’une nouvelle centrale électrique bute depuis des années sur des considérations politiques et sectaires. Fondamentalement, comme le rappelle la Banque mondiale, « la fourniture de services publics de base est un pilier central du contrat social entre l’État et le citoyen ». Or depuis la fin de la guerre civile, la classe politique profite de l’absence de ce contrat social pour asseoir son emprise.
3 – « CEDRE va créer de la croissance et des emplois »
Certains investissements-clés, s’ils sont réalisés, auront un impact sur la compétitivité globale de l’économie, et donc son potentiel de croissance. Il suffit de rappeler à cet égard que dans l’indice de compétitivité du forum économique mondial 2017-2018, le Liban a été classé 130e sur 137 pays en termes de qualité de ses infrastructures : 134e au niveau de l’électricité et 120e pour la qualité de ses routes. La Banque mondiale estime ainsi que 78 % des projets prévus dans le secteur électrique auront un impact sur la croissance. De même, dans les transports, 58 % des projets sont porteurs de croissance, car ils permettraient de doper le commerce et la compétitivité des entreprises, sachant que le coût économique des embouteillages est estimé entre 5 et 10 % du PIB. D’autres projets, notamment pour le développement du patrimoine culturel et touristique, ou la création de zones industrielles sont aussi prometteurs.
Mais à eux seuls, les investissements publics ne régleront pas tous les problèmes structurels de l’économie libanaise, et après l’euphorie des débuts, la croissance risque rapidement de s’essouffler. « Le CIP, s’il est mis en œuvre dans un cadre de politiques inchangées, ne fournira qu’un boost de croissance limité, tout en aggravant la trajectoire de la dette publique », a prévenu le Fonds monétaire international dans sa déclaration à CEDRE. Dans cette configuration, comme cela s’est déjà passé dans le passé, la conférence « aura un impact limité au-delà d’une hausse temporaire de la production due aux dépenses publiques additionnelles. Cela serait dû à la fois aux inefficiences des dépenses d’investissements en elles-mêmes et à la capacité limitée de l’économie à traduire la dotation en capital supplémentaire en production additionnelle ». L’institution s’est penchée sur différents scénarios et les projections sont assez parlantes. Si les investissements sont mis en œuvre, sans réformes majeures et dans un contexte régional inchangé, le taux de croissance culminerait à 3,2 % en 2023, contre 2,9 % si rien n’était fait. Le déficit des comptes courants, en revanche, après une amélioration initiale due aux entrées de capitaux les premières années, atteindrait 24,5 % du PIB en 2023 contre 23,3 % du PIB dans le scénario de base, et les réserves en devises du pays fondraient inexorablement. Pour le FMI, le salut pour l’économie libanaise n’est pas les investissements publics, mais dans les réformes, à la fois budgétaires et structurelles.
Un plan d’ajustement serait douloureux les premières années avec un ralentissement de la croissance à 0,7 % en 2019, mais améliorerait les perspectives à moyen terme, avec un taux de 3,4 % en 2023, estime l’institution. Le scénario idéal serait celui qui combinerait des réformes avec des investissements publics pour contrebalancer les effets des coupes budgétaires sur la demande. Dans cette configuration, toujours un contexte régional inchangé, la croissance resterait au-dessus de la barre des 2 % et culminerait à 4 % en 2023. Le déficit des comptes courant se réduirait à 20,7 % du PIB et les réserves en devises grimperaient à 53 milliards de dollars d’ici à cinq ans. Pour ce qui est de l’emploi, le Premier ministre Saad Hariri a évoqué un chiffre de 900 000 emplois créés, un chiffre que la Banque mondiale n’a pas endossé. L’institution s’est contentée de souligner dans son rapport que l’un des secteurs les plus porteurs en termes de main-d’œuvre est celui des transports. Mais la plupart des emplois seront liés à l’exécution des chantiers et seront donc temporaires et faiblement qualifiés, sans doute remplis par les réfugiés syriens. La capacité du programme à générer des emplois indirects et qualifiés est, encore une fois, liée à des réformes structurelles. D’ailleurs, entre la guerre de juillet et la guerre en Syrie, le Liban a bénéficié de taux de croissance supérieurs à 7 % sans qu’il ne soit en mesure de créer suffisamment d’emplois qualifiés pour stopper l’émigration de jeunes talents.
C’est un changement fondamental dont aurait besoin le pays, pour passer d’un modèle de rente à une économie productive. À cet égard le gouvernement a mandaté le cabinet de conseil américain, McKinsey d’élaborer une vision économique qui identifierait les secteurs susceptibles de porter la croissance et devenir les futurs moteurs de l’économie. Pour sa part, l’équipe du Premier ministre a élaboré une « vision pour la stabilisation, la croissance et l’emploi » dont le troisième pilier sont « les réformes structurelles et sectorielles ». Ce document, qui n’a pas été approuvé en Conseil des ministres, énumère une série de réformes comme la lutte contre la corruption, le e-gouvernement, la réforme de la justice, l’amélioration de l’environnement des affaires, la réforme des marchés des capitaux ainsi que les réformes sectorielles dont la plupart ont été approuvées en Conseil des ministres, voire même été inscrites dans des lois qui n’ont jamais été appliquées jusque-là. L’enjeu est désormais de passer des slogans à l’application, ce qui n’a pas été le cas au cours des 20 dernières années.
4 – « CEDRE va aider le Liban à assainir ses finances publiques »
Avec une dette prévue à 157,8 % du PIB et un déficit public à 10,6 % en 2018, la dette du Liban est insoutenable et un « ajustement budgétaire significatif est inévitable », a prévenu le FMI à CEDRE. Si rien n’est fait pour réduire le déficit, celui-ci va grimper à 13 % du PIB d’ici à cinq ans et la dette atteindra près de 177,8 % du PIB en 2023. Si les prêts contractés à CEDRE se matérialisent, même s’ils sont bonifiés, la situation serait encore pire, avec un déficit et une dette respectivement à 14,2 % et 181,4 %. Pour investir dans les infrastructures tout en stabilisant le ratio de la dette, le Liban doit dégager un excédent primaire (le solde budgétaire excluant le service de la dette) équivalent à 5 % du PIB à moyen et long terme, estime le Fonds. Sachant que l’excédent primaire est prévu à 0,2 % en 2018, l’institution souligne que le Liban devra notamment augmenter la TVA et éliminer les exemptions, réinstaurer des droits d’accises importants sur l’essence et réduire progressivement les subventions à l’électricité, mais elle prévient qu’« un ajustement de cette ampleur n’a été réalisé que dans très peu de pays ». Le Liban en fera-t-il partie ? Rien n’est moins sûr.
Face aux bailleurs de fonds à Paris, le gouvernement s’est engagé à réduire son déficit de 1 % du PIB chaque année, pendant cinq ans, mais il est resté vague, élections obligent, sur les mesures qui lui permettront d’y parvenir. Côté dépenses, il a évoqué la baisse progressive des transferts à l’EDL, qui représentent 4 % du PIB chaque année. Côté recettes, il s’est contenté d’évoquer une amélioration de la collecte et l’élimination de niches fiscales. Au-delà des effets d’annonce, la classe politique pourra-t-elle renoncer à l’utilisation des fonds publics à des fins sectaire et clientéliste, rééquilibrer une politique fiscale favorisant la rente et améliorer la redistribution des revenus ? Le défi est de taille.
5 – « CEDRE va développer le rôle du secteur privé »
L’intitulé de la conférence est assez explicite : le développement est censé se faire « avec les entreprises ». Le gouvernement prévoit en effet de libéraliser certains secteurs et table sur des partenariats public-privé pour plusieurs projets, notamment pour les centrales électriques et l’aéroport de Beyrouth (voir Le Commerce du Levant d’avril n° 5699). Le FMI appelle toutefois à la vigilance quant à l’utilisation de cet instrument qui peut se révéler très coûteux pour le Trésor. Globalement, au-delà des débats idéologiques sur le rôle de l’État, l’implication du secteur privé dans le contexte libanais en particulier soulève un certain nombre de questions, relayées par la seule ONG libanaise invitée à CEDRE, Kulluna Irada.
Pour cette organisation, représentée par Alia Moubayed, « présenter (la privatisation de tous les services publiques) comme la solution ou un substitut à un état défaillant est au mieux une illusion ». « L’expérience du Liban en matière d’implication du secteur privé dans les projets d’infrastructure est peu reluisante, étant donné le niveau d’imbrication d’intérêts public et privé, favorisé par un cadre réglementaire privilégiant l’opacité à la saine concurrence, marquée par les conflits d’intérêt et l’absence de contrôles », a-t-elle rappelé. Sur ce volet, comme sur les autres, il y a donc une certitude : sans un changement drastique au niveau de la gouvernance, le miracle n’aura pas lieu.
Certaines observations sont basées sur des discussions qui ont lieu entre des représentants du gouvernement, du CDR, de la Banque du Liban, des organisations internationales et de la société civile lors d’un événement organisé le 20 avril par le mouvement du Renouveau démocratique, selon la règle de Chatham House.