Tout juste nommée directrice générale de Sanofi Levant et PDG de Sanofi Liban, Karine Labaky veut faire de Beyrouth un centre de production pharmaceutique régionale.
Si Karine Labaky était une sportive, le commentateur louerait à coup sûr «son extrême organisation» en même temps que «l’agilité» de ses passes ou « la souplesse » de ses mouvements «au service d’une équipe».
Mais la nouvelle directrice générale de Sanofi Levant (Liban, Palestine, Irak, Jordanie) et PDG de Sanofi Liban n’a rien d’une basketteuse. C’est une corporate pur jus : elle a passé près de 15 ans au sein de différentes multinationales pharmaceutiques dans les pays du Golfe. D’abord, au sein du groupe français Servier comme directrice générale des marchés du Golfe ; ensuite à Sanofi où elle est entrée comme simple directrice des opérations pour la région avant de gravir les échelons.
Pour elle, point de régression dans cette transition : même ultra-organisée, sa vie de mère exigeait – elle a aujourd’hui trois enfants dont deux jumeaux – qu’elle se calme un tantinet sur les voyages professionnels. De cette obligation familiale, Karine Labaky a su faire une chance. « Cela a d’abord été une leçon de vie : le titre importe moins que la mission qu’on nous attribue. Ce qui compte, ce sont les “papillons dans le ventre” quand vous vous réveillez. » Cette excitation, on la sent toujours chez elle alors qu’elle a pris ses nouvelles fonctions à Beyrouth, il y a un peu plus de six mois. Avec une ambition affichée : ne pas vivre sur ses acquis. Pourtant, la suprématie de Sanofi est ici sans conteste : troisième mondial, le groupe qui affiche 100 000 salariés dans le monde, 40 usines et 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires est n° 1 sur le marché libanais et régional. « À mon retour à Beyrouth, c’est la difficulté à “rêver grand” qui m’a choquée. » Le constat n’est pas propre à Sanofi. Il est général : « Le défaitisme paralyse le pays. On n’entend constamment : « C’est comme cela » comme si tout était intangible, comme si le passé dictait notre rapport au présent et bien sûr au futur. Mais lorsqu’on se résigne, on perd sa capacité à se battre. » C’est cette combativité qu’elle entend insuffler aux 200 salariés de Sanofi Levant : la nouvelle PDG et DG s’est d’ailleurs fixée pour objectif une croissance de 12 % des ventes régionales en 2018, un chiffre ambitieux quand on sait que le groupe a clôturé 2017 avec 3,6 % de croissance globale.
Faire de la diversité une force
Pur produit de la diaspora, Karine Labaky entend faire de l’ouverture l’un des pivots de sa politique de ressources humaines. «Ici, les entreprises sont restées très libanaises dans leur fonctionnement. Les équipes n’ont pas assez bougé, ne se sont pas confrontées à d’autres cultures. Résultat ? Une forme de mariage consanguin, qu’il faut casser.» Avant de prendre en main les destinées des filières Liban et Levant, elle dirigeait Globalpharma, une joint-venture entre l’entreprise française et des investisseurs émiriens. échaDans mon équipe, on comptait 17 nationalités différentes !» On ne s’étonnera pas qu’elle fasse de la diversité une politique managériale pour la filiale Levant : parmi ses premières décisions, celle de nommer un directeur financier turc et un directeur commercial kazakh. «L’une des principales compétences que nous devons cultiver en tant qu’être humain, c’est notre agilité d’apprentissage – en anglais, learning agility. La diversité nous y aide. Dans un environnement en perpétuelle évolution, alors que se profile la révolution de l’intelligence artificielle, cette “agilité intellectuelle” permet de développer de nouvelles activités, de changer de mode de travail.» Elle-même s’y adonne : diplômée de l’Université Saint-Joseph et de HEC, elle s’accorde régulièrement des “pauses” formations comme d’autres se programment une thalassothérapie : ses nombreux séjours à la London Business School, où elle peaufine ses compétences en finance ou en marketing, en attestent. «Parfois, il s’agit simplement d’ouvrir un ouvrage. Nous ne lisons juste pas assez!»
Pour le Liban, où le groupe est implanté depuis une cinquantaine d’années, Karine Labaky a déjà lancé des pistes de développement. Elle a notamment entamé une série de rencontres avec les autorités afin de favoriser un principe de “codéveloppement”. «Le premier danger que je vois pour le Liban ? L’étroitesse de son marché, marqué par l’hégémonie des distributeurs locaux. Le fait que les multinationales n’aient pas été associées aux décisions jusqu’à présent est une erreur : nous représentons les principales innovations du secteur.» D’ores et déjà, assure-t-elle, les traitements de pointe parviennent à Beyrouth avec deux ans de retard en moyenne par rapport aux pays avoisinants. Motif ? Une administration erratique, qui ralentit les autorisations de mise sur le marché. «Les autorités libanaises doivent faciliter l’enregistrement des produits innovants. Autrement, nos patients risquent de ne plus pouvoir être soignés équitablement.»
La production locale
Des décisions, la nouvelle patronne Liban et Levant n’a pas tardé à en prendre. Acte premier : étoffer la production locale. Depuis 2016, le groupe Sanofi fabrique certains produits avec des partenaires locaux, les sociétés Algorithm et BPI. «Cela nous tient à cœur de créer des emplois localement.» En tout, ce sont 19 “formes médicamenteuses” (ou six produits distincts à différents dosages) qui sont désormais estampillées “Made in Lebanon”. Ces médicaments représentent déjà 30 % des ventes locales de la filiale de la multinationale. «Quel que soit le lieu d’implantation de nos usines, ce sont les “ingrédients” et les standards qualité de Sanofi qui s’appliquent. » Acte deux : faire de Beyrouth un hub régional. «Aujourd’hui, nous ne vendons ces produits qu’au Liban, mais le but est de servir les pays avoisinants. Mon rêve serait d’innover dans la formulation des produits et de faire du Liban le pays d’origine des formes avancées de certains médicaments afin d’améliorer l’expérience des patients.» Si madame rêve, elle a aussi les pieds sur terre. Pragmatique et déterminée, elle sait ses ambitions tributaires de ses éventuels partenaires. «Aux Émirats, nous sommes parvenus à un même résultat grâce à une véritable collaboration avec les autorités locales.» Manière de dire que l’évolution du marché pharmaceutique dépendra en partie de la bonne volonté du gouvernement libanais. «Autrement, le Liban risque de perdre son rang de pôle d’excellence en matière médicale», prévient-elle.
Bio express Mariée, 3 enfants. Doctorat d’exercice de l’Université Saint-Joseph (Pharma) – HEC-Paris – London Business School. 2008-2013 : directrice générale pour les pays du Golfe, Laboratoire Servier, Dubaï. Depuis 2013 : chez Sanofi, responsable branche générique Moyen-Orient et Yémen, directrice générale Globalpharma Moyen-Orient et Yémen. Depuis novembre 2017 : directrice générale Sanofi Levant & PDG Sanofi Liban. |
Pour survivre, il faut savoir évoluer. Cette leçon de vie qu’elle répète, la manager globe-trotteuse d’une quarantaine d’années l’a sans doute apprise en assistant aux mutations de l’industrie pharmaceutique, chahutée par la mondialisation : révolution scientifique, polémique sur le prix des médicaments, scandale à répétition, perte de blockbusters… Sanofi n’y a guère échappé : «Le groupe est en effet passé par un “patent cliff” : beaucoup de brevets sont tombés dans le domaine public entre 2008-2011», entraînant un manque à gagner colossal. Sa réponse ? Se désengager des génériques et investir dans la “pharmacie de pointe”, celle qui fait appel à la biotechnologie, qui cible les 7000 maladies rares répertoriées à ce jour et les quelque 350 millions de personnes atteintes. L’engouement est à l’aune de la courbe de croissance de ce segment : plus de 11 % annuels quand le médicament, de manière générale, tourne autour de 5 %. «Je ne peux pas accepter qu’aujourd’hui un enfant puisse mourir d’une maladie rare traitable. Nous devons tous nous mobiliser pour assurer tests et traitements. Nos succès commerciaux sont aussi là pour permettre à nos compagnies d’innover et de trouver des solutions pour les maladies rares à ce jour sans traitements.» À l’heure actuelle, on estime que 5 % seulement des maladies rares ont un médicament.
Pour le Liban, ce positionnement stratégique signifie une attention soutenue à des maladies jusque-là délaissées. «Savez-vous qu’une famille libanaise voit en moyenne huit médecins distincts avant de recevoir un diagnostic précis dans le cas d’une maladie rare ? Imaginez ensuite l’accès de ces familles aux traitements ou à un accompagnement… Nous recevons énormément de e-mails de patients ou de leurs familles, désemparés.» Du coup, Sanofi développe des centres d’expertises afin de faciliter un diagnostic rapide et limiter “le shopping médical”. Le premier vient tout juste d’être inauguré dans l’enceinte de l’hôpital du Mont-Liban. «D’autres initiatives sont en cours en dehors de Beyrouth.»
Parmi ces initiatives, Karine Labaky table sur le “digital health” et la création d’applications, qui aideront patients et médecins à établir un diagnostic précis et améliorer sa prise en charge. Dans les prochains mois, trois applications devraient ainsi être lancées.