Ringard il y a quelques années, le gin fait un retour remarqué sur les comptoirs des bars. Une aubaine pour les producteurs locaux, dont trois se lancent simultanément sur le marché cet été.
Il y a encore quelques années, le gin était relégué au rang d’alcools poussiéreux. Après tout, n’était-il pas la boisson préférée de la reine d’Angleterre ? Dans le genre ringard, difficile de faire mieux. Mais aujourd’hui, cet alcool de genièvre a le vent en poupe. Dans le monde, on en dénombre quelque 6.000 marques, dont 500 rien qu’en Grande-Bretagne, sa mère patrie, si on en croit un article de la revue The Drinks Business.
Cette renaissance, le gin le doit à son abondante utilisation dans les cocktails et au récent essor de la mixologie. La nouvelle vague est d’abord venue d’Espagne, où le gourou culinaire Ferran Adria, du restaurant El Bulli (Catalogne), l’aurait sorti de sa naphtaline pour promouvoir le “Gin to’” comme un “acte gastronomique” d’une toute nouvelle envergure.
«Le gin s’accommode avec tout. On peut l’utiliser comme acide, amer, le mélanger avec du whisky, de la tequila… On innove tout le temps avec le gin», confirme Ayman Zayour, barman du Cyrano, à Gemmayzé. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’étude annuelle de l’International Wines and Spirits Record (IWSR), qui fait référence dans le secteur de la distribution d’alcools et de spiritueux, prévoit ainsi une croissance de 37,2% d’ici à 2021 des ventes de gin dans le monde pour un chiffre d’affaires global de quelque deux milliards de dollars.
Le succès du gin basil
Le Liban a bien sûr cédé au phénomène. «Les libanais ont le sens de la mode, ils sont connus pour ça, et par ailleurs ils ont le goût du voyage. Ils se sont inspirés du phénomène» , explique Olson Pereira, chef barman de l’hôtel Phoenicia. Pionnier du mouvement ? Propaganda Gin Room, un bar entièrement dédié à ce spiritueux, qui a ouvert à Hamra en 2015. Mais la véritable consécration n’est venue que cette année : impossible ou presque d’échapper à la fièvre du “gin basil”, ce cocktail aux touches de basilic et de citron désormais “marque de fabrique” de la mixologie libanaise. «Quand j’ai débuté dans le milieu, il y a cinq ans, on m’a introduit à quatre ou cinq marques de gin. Aujourd’hui on propose 22 sortes de gin dans notre établissement», précise encore Ayman Zayour.
Certes, avec seulement 20.000 caisses de 9 litres vendues au Liban en 2017 et à peine 2,75% de parts de marché, le gin ne concurrence guère le whisky qui continue de représenter 51% du total des ventes de spiritueux et reste l’alcool de prédilection des Libanais. Mais c’est le gin qui connaît la croissance la plus dynamique avec une hausse de 29 % en 2017 contre 10 % pour le whisky ! Sans surprise, ce sont les marques d’entrée de gamme qui raflent la mise : Gordon (Diageo) est numéro un avec 4,25 caisses (9 litres) en 2017.
Malgré tout, les plus fortes progressions viennent du segment premium avec des marques comme Tanqueray Ten (Diageo), qui se prévaut de 40% de croissance en 2017, ou de Hendrick’s (Bocti), qui connaît une hausse de 60% de ses ventes cette même année. «En l’espace de cinq ans, nous avons quadruplé nos ventes de gin», se félicite Salim Haleiwa, patron de The Malt Gallery, qui propose aujourd’hui 130 marques de gin dans la boutique d’Achrafié.
Made in Lebanon
« Le gin, c’est la grosse tendance », confirme mi-amusé, mi-amer Jamil Haddad, propriétaire et maître distilleur de la brasserie artisanale Colonel, fondée en 2014 à Batroun. Depuis l’ouverture de Colonel, l’idée de lancer un gin (et d’autres alcools distillés) trottait dans la tête de cet ancien surfeur. Grâce à un apport financier de 200.000 dollars, il concrétise enfin : sa marque Gata Gin est disponible depuis août à Batroun et déjà sur les étagères des commerçants. Aux indispensables baies de genévrier locales, Jamil Haddad joint d’autres aromates, en particulier de la menthe et du citron, qu’il fait macérer dans un alcool neutre de grain avant de redistiller et d’infuser.
Gata Gin n’est cependant plus la seule distillerie artisanale au Liban. Deux autres sont entrées en production avant l’été : Jun et The Three Brothers.
Pur London style, Jun est l’œuvre de Maya et Chadi Khattar. Tous deux expatriés à Dubaï, ils rêvaient d’un retour au pays. «Je souhaitais faire quelque chose de notre propriété familiale à Rechmaya», explique Maya Khattar. Féru de gastronomie, son mari Chadi a suivi des cours de distillation en Afrique du Sud. Avec moins de 100.000 dollars – leurs propres économies –, le couple s’est lancé juste avant l’été avec l’idée de se distinguer en fonction du terroir. «Nous produisons le gin avec les plantes que nous cultivons à Rechmaya, et notre production est contrôlée par les laboratoires du ministère de l’Agriculture», se félicite-t-elle. Distillé en colonne, Jun se veut plus aromatique et plus frais que le style Old Tom qui a inspiré The Three Brothers des frères Ralph et André Malak. Bien connus des noctambules (ils sont derrière les concepts de bars comme Li Beirut, Ales & Tales, Charlie Chaplin Bar), les deux frères ont fondé cette toute nouvelle distillerie à Geita en mai dernier. «On s’est inspirés de l’ère de la prohibition qui a frappé les États-Unis», raconte Ralph Malak. Les deux frangins ont ainsi opté pour la vieille méthode de fabrication (dite Old Tom), qui donne à leur gin des saveurs plus sucrées. Il est macéré puis aromatisé par adjonction de caroube, jujube, feuilles d’olivier, coriandre, pétales de rose… En tout, vingt-deux ingrédients en provenance du Liban «exception faite des pistaches», précise-t-il.
S’ils n’ont pas les mêmes principes de distillation ou les mêmes styles, les gins libanais misent tous sur l’idée de terroir et donnent la préférence à des arômes locaux – genévriers, citron, orange, mastic… – pour se distinguer de la concurrence internationale. «On trouve des gins japonais comme le Ki No Bi ou Nikka Coffey Gin, qui mettent en avant le yuzu… L’italien Del Professore qui joue sur les parfums de plantes alpines… L’écossais The Botanist qui respire les embruns de l’île d’Islay… Pourquoi ne pas parier aussi sur des arômes typiquement libanais ?» s’interroge le patron de The Malt Gallery, Salim Haleiwa.
Cette soudaine profusion de marques locales est portée par une tendance globale au terroir, mais elle a aussi une raison pratique : il est plus aisé de distiller un alcool blanc, qui n’a pas besoin de vieillir en cave, et rapporte de facto plus rapidement qu’un vin ou un whisky dont le vieillissement est un long procédé. « Le gin est un spiritueux parmi les plus faciles à distiller… Au moins de prime abord. Après, faire un “grand” gin reste très difficile », avertit toutefois Salim Haleiwa.