La Russie capitalise sur son soutien militaire et politique au régime syrien pour accélérer et renforcer sa présence économique dans le pays. Elle contrôle maintenant plusieurs filières-clés et cherche à bénéficier de contrats publics. Mais l’état des finances syriennes est déplorable.
Depuis le début de l’année 2018 les entreprises russes jouent un rôle croissant dans différents secteurs de l’économie syrienne. Le plus important ? Le secteur énergétique et minier, qui offre de loin les meilleures opportunités aux entreprises russes. Les autorités de Moscou ne font d’ailleurs pas secret de leurs intérêts pour les ressources pétrolières et gazières du pays, même si c’est dans le phosphate, dont la Syrie détient des réserves parmi les plus importantes au monde, que le pays a enregistré ses premiers succès commerciaux.
La perte de contrôle d’une filière stratégique
C’est ainsi que, l’année dernière, un accord a été signé entre le ministère des Ressources pétrolières et minières et l’entreprise russe Stroytransgaz, dont l’actionnaire principal est un proche de Vladimir Poutine. L’accord a été confirmé au début de cette année par l’entremise d’une loi – tout accord commercial portant sur les ressources du sous-sol syrien et impliquant une entreprise étrangère devant en effet être ratifié par le Parlement.
Selon cette loi, Stroytransgaz a obtenu le droit d’extraire et d’exporter 2,2 millions de tonnes de phosphate syrien par an pendant 49 ans. En échange, elle perçoit 70 % des revenus, les 30 % restants allant au gouvernement syrien.
Le partage des revenus a particulièrement choqué à Damas. Les investissements, requis pour l’extraction, sont en effet relativement modestes. La part revenant aux Russes est ainsi jugée beaucoup trop élevée, d’autant que le deal hypothèque pour longtemps une source potentiellement importante de revenus et de devises pour le gouvernement syrien. Sans doute faut-il y voir le reflet du nouveau rapport de force entre les deux pays. Un déséquilibre qu’on retrouve d’ailleurs dans l’accord signé avec les Iraniens peu de temps après.
Stroytransgaz ne s’est pas arrêtée en si bon chemin : l’entreprise russe est également en première ligne pour prendre le contrôle de la seule usine de production d’engrais du pays. La General Fertilizers Company, une entreprise publique basée à Homs, fabrique des produits phytosanitaires qu’elle revend en majorité aux agriculteurs locaux.
Or, la production d’engrais requiert du phosphate, ce qui permettrait à Stroytransgaz d’apporter une valeur ajoutée au phosphate qu’elle extrait. Les engrais étaient traditionnellement vendus à des tarifs subventionnés, mais cet usage, qui tendait déjà avant la guerre à péricliter, a complètement disparu avec la guerre.
L’information n’est en rien anodine : le gouvernement perd ainsi le contrôle de toute une filière stratégique au profit de Moscou.
Une diversification des projets
Mais la présence économique russe ne s’arrête cependant pas là. Leurs entreprises sont clairement dans les starting-blocks pour se positionner sur d’autres secteurs d’activités.
L’ambassadeur russe à Damas a en effet déclaré, en juillet dernier, au média officiel russe RT, que Damas envisageait d’acheter plusieurs avions MS-21, un biréacteur monocouloir d'une capacité de 132 à 163 passagers. L’appareil, qui doit commencer à voler en 2020, peut, en théorie, au moins concurrencer l'Airbus A320 et le Boeing 737. Il est produit par Irkut, une entreprise détenue à 10 % par Airbus.
Ce n’est pas la première fois que les Russes cherchent à vendre aux Syriens des avions commerciaux. Avant le début du soulèvement, alors que déjà des sanctions américaines empêchaient l’achat par Syrianair de Boeing et d’Airbus, les Russes avaient cherché à vendre leur appareil Tupolev. Mais les Syriens, peu impressionnés par les performances de l’avionneur russe, avaient alors décliné l’offre. Aujourd’hui, Damas détient moins d’options qu’il y a quelques années : la flotte de Syrianair est réduite à trois avions vieillissants, en partie loués. S’ils veulent renouveler leur appareil, il est fort à parier qu’ils se tourneront vers les Russes. Le gouvernement syrien ayant d’évident problème de cash, il est cependant peu probable qu’un accord soit conclu dans un proche avenir.
Les Russes continuent aussi à jouer un rôle-clé dans l’approvisionnement en blé de la Syrie (voir Le Commerce du Levant de janvier 2017). Depuis le début de l’année, Hoboob, l’office public d’achat de céréales, a publié trois appels d’offres pour l’importation de 700 000 tonnes de blé en provenance des pays de la mer Noire (Russie, Bulgarie et Roumanie). En réalité, la grande majorité provient de Russie, y compris de Crimée, une région annexée à la Russie en 2014.
Le blé a une dimension stratégique très importante et le fait que les Syriens soient maintenant dépendants des importations (Hoboob n’a pu acheter que 300 000 tonnes de la récolte locale sur une demande estimée à près de deux millions) et qu’ils n’ont que très peu de devises les rend particulièrement dépendants de leur allié.
Parmi les autres secteurs, qui ont reçu l’intérêt des Russes, on peut ajouter celui du tourisme, en particulier sur la côte syrienne où les principales bases militaires russes sont implantées. STG Logistic, une filiale de Stroytransgaz encore une fois, a signé en mai un accord pour la construction d’une station balnéaire près de Tartous.
La Foire commerciale de Damas comme couronnement
Début septembre, la Foire commerciale internationale de Damas, qui se tenait pour la seconde année de suite après une interruption de cinq ans, a vu une présence particulièrement importante d’entreprises russes.
La foire a été l’occasion d’organiser la seconde édition en moins d’un an du forum d’affaires bilatéral syro-russe. Près de 70 entreprises russes y étaient présentes selon Samir Hassan, le président du Conseil d’affaires syro-russe et l’un des hommes d’affaires les plus influents du pays.
Le forum devait ainsi inclure une session plénière intitulée “Dialogue commercial et industriel : Russie-Syrie” ainsi que des tables rondes sectorielles sur l'agriculture ou le commerce alimentaire, l'industrie, l'énergie, les produits pharmaceutiques, la construction, la réhabilitation des infrastructures, les transports et les télécommunications.
Selon le journal russe Izvestia, la liste d’entreprises russes incluait la société Almaz-Antey Concern, qui produit des équipements militaires, notamment des systèmes de missiles antiaériens, des radars et des systèmes de contrôle automatisés ; Biocad, une entreprise pharmaceutique ; Zarubezhgeologia, une société de prospection géologique ; Rotselmash, un conglomérat de treize entreprises produisant machines agricoles ; et Uralvagonzavod Corporation (UVZ), un grand complexe militaro-industriel, également impliqué dans la production de machines à des fins civiles telles que le matériel roulant ferroviaire, la construction de routes, les équipements de production agricole et énergétique. UVZ devait ainsi présenter durant la foire une large gamme d’équipements de construction, des versions blindées de ses bulldozers, ainsi que des systèmes d’économie d’énergie tels que des panneaux solaires.
La diversité des secteurs couverts, le nombre d’entreprises présentes – le stand russe était l’un des plus grands de la foire avec une superficie de 500 m2 – ainsi que le fait que le forum d’affaires était organisé pour la seconde fois en un an – après une première édition en février – confirme la volonté russe de développer son implication économique en Syrie au-delà du simple secteur de l’énergie et des mines.
La dimension politique n’est cependant jamais loin dans ces relations. Ainsi, une délégation de Crimée et une autre d’Abkhazie ont visité la foire. Georgy Muradov, le vice-Premier ministre du gouvernement de Crimée, a déclaré que le gouvernement syrien avait proposé la mise en place de bureaux commerciaux en Syrie et en Crimée, qu'un comité de travail bilatéral serait établi et qu'un accord pour créer une compagnie de navigation commune serait signé pendant la foire.
L’écart reste grand entre les projets et leur réalisation
Malgré tout, cette liste d’entreprises et de projets ne doit pas occulter certaines difficultés persistantes dans les relations bilatérales.
Les transactions bancaires et financières continuent par exemple de représenter un sérieux obstacle à cause des sanctions occidentales pesant sur les deux pays. Ce qui n’empêche pas Samir Hassan d’y croire : il a récemment annoncé que les deux pays envisageaient de créer une coentreprise afin de financer les transactions commerciales. À ce jour, difficile cependant de comprendre comment cette future joint-venture entend résoudre des problèmes liés à l’émission de lettres de crédit ou aux virements bancaires par exemple.
Surtout, un obstacle important paralyse encore les investissements russes dans d’autres secteurs d’activités : les entreprises russes rechignent à investir en Syrie et cherchent à plutôt bénéficier de contrats publics. Or l’état des finances syriennes est déplorable.
Reste qu’ainsi les Russes assoient leur contrôle sur le pays et renforcent leur main dans la perspective d’une solution politique au conflit.