Inconnus du grand public, les cépages locaux montent en puissance dans le monde des connaisseurs, poussant les vignerons à signer des vins plus identitaires.
Certains matins, lorsque le soleil pointe à l’horizon, Fabrice Guiberteau, l’œnologue de Château Kefraya, arpente une petite parcelle du vignoble de 300 hectares qui entoure la propriété. L’homme n’a rien d’un sportif. Ce qui le pousse à sortir sous l’accablante chaleur : le vieux cep, la feuille incongrue ou la grappe bizarroïde.
Car Château Kefraya a démarré en 2014 une pépinière des cépages libanais oubliés. En termes savants, on les nomme des “cépages endémiques” ou “indigènes”, des variétés de raisins qu’on ne retrouve que dans la région entre le Liban, la Syrie et la Palestine. « On ne sait rien ou presque sur ces cépages… Combien ils sont… Quelles sont leurs origines… Leurs qualités… Dans un premier temps, on a récupéré huit cépages “libanais” parmi les treize référencés au Domaine de Vassal, le centre de recherches sur la vigne de l’INRA en France. Nos équipes ont ensuite fait le tour du Liban pour obtenir d’autres échantillons », explique Fabrice Guiberteau, l’œnologue du château.
Kefraya a ainsi identifié une quarantaine de cépages libanais potentiels quand on pensait n’en connaître que trois, tous blancs : le dattier de Beyrouth, un “pur” raisin de table, et deux raisins de cuves (ceux utilisés pour la fabrication du vin), le merwah et l’obeidi. « Les nouveaux cépages identifiés ne pourront pas tous servir à l’élaboration de vin. Mais ils ont été regreffés pour être expérimentés et éventuellement vinifiés. Nous devons protéger la diversité de notre patrimoine », ajoute l’œnologue.
Kefraya a d’ailleurs sorti 300 bouteilles d’un 100 % merwah en 2016 dans sa collection de bouteilles rares, “Les exceptions”, vendues uniquement au domaine. En 2019, la propriété devrait mettre sur le marché un 100 % meksessé, autre cépage blanc oublié, retrouvé dans les collections du Domaine de Vassal. Difficile de ne pas être sensible à la logique d’expérimentation de Kefraya tant l’homogénéisation a marqué le monde du vin : on recense 1 368 variétés de raisins sur la planète, mais 80 % des vins consommés sont assemblés à partir de 20 cépages seulement.
Dans sa redécouverte du terroir local, Kefraya n’est pas seul. Beaucoup de caves ont compris la montée en puissance de la tendance “cépage local” : depuis 2013-2014, Domaine Wardy et Château Saint-Thomas commercialisent un 100 % obeidi. Cet été, Château Ksara a lancé 20 000 bouteilles d’un merwah (voir ci-dessous), destiné en priorité à l’exportation. « La recherche de cépages autochtones est une vraie tendance sur le marché international », justifie James Palgé, l’œnologue de Château Ksara. Pas question de ne pas y répondre : l’export représente environ 40 % du chiffre d’affaires de la filière vinicole libanaise. « Les cépages indigènes sont un moyen de singulariser la production libanaise », explique encore Édouard Kosremelli, directeur général de Château Kefraya.
Une redécouverte récente
Il s’en est fallu pourtant d’un cheveu pour que ces cépages ne disparaissent. Au début du XXe siècle, la crise du phylloxera – un puceron qui a ravagé les vignobles du monde entier – a détruit « 80 % du vignoble libanais », selon Tarek Sakr, œnologue de Château Musar, première cave à avoir assemblé obeidi et merwah dans son château dans les années 1950. Quand ils ont replanté, les producteurs ont opté pour des cépages “internationaux” comme l’ugni blanc ou le cinsault rouge, le second cépage le plus planté au Liban après l’obeidi (environ 450 hectares en 2003, dernier chiffre connu). Quand l’industrie a commencé à reprendre des couleurs après la guerre de 1975, c’est encore les cépages “nobles” – autre petit nom de ces cépages extrêmement plantés – qu’on a privilégiés. Cette fois, les producteurs ont fait appel aux cabernets-sauvignons ou aux syrahs pour les rouges ; aux chardonnays et aux sauvignons pour les blancs. « C’était plus facile. Ces variétés possédaient un historique : on connaissait le mode de culture, la façon de les tailler, les rendements à rechercher… », explique Diana Salamé, œnologue et chroniqueuse au Commerce du Levant.
Mais l’on répondait aussi à la demande des consommateurs, locaux ou étrangers, qui faisaient montre d’une forme de “défiance” vis-à-vis des vieux cépages. « Les cépages anciens ont longtemps été connotés de manière négative », dit Tarek Sakr. Conséquence : la plupart ont disparu. Le merwah ne se trouve plus qu’en petite quantité dans la région de Douma, dans le Nord. Son alter ego, l’obeidi, est lui moins menacé (800 hectares plantés), mais c’est la qualité des raisins, prioritairement destinés à la production d’arak, qui est en cause. « Les rendements sont énormes. À raison de 50 ou 60 hectolitres par hectare, comment voulez-vous faire du bon vin ? » s’interroge Azar Aïd de Vertical 33, un jeune vignoble de Chtaura, qui produit un 100 % obeidi.
L’histoire n’a rien d'exceptionnel. La dépréciation du “local” a tours été un outil de domination financière et politique. Au Moyen Âge, par exemple, le gouais blanc fut interdit par décret royal dans toute l’Europe, le pouvoir le considérant comme un “raisin paysan” qui faisait du “mauvais vin” – le terme “gouaus” désignant même à l’époque un cépage de qualité inférieure. Pourtant, des tests d’ADN menés sur ce cépage désormais rarissime ont révélé qu’il était le “père” (ou la “mère”) d’environ 80 variétés modernes, dont le très prisé chardonnay. De même, en 1395, le duc de Bourgogne interdit le gamay – « une variété très mauvaise et déloyale », selon ses dires. Philippe le Hardi insistant pour que seul le pinot noir soit planté… Ses goûts s’imposant à une large partie de la Bourgogne pour plusieurs siècles.
Intention louable
Mais le retour aux cépages ancestraux ne fait pas l’unanimité. Pour Tarek Sakr, « la profession a mis la charrue avant les bœufs : les domaines ont compris l’intérêt marketing à promouvoir ces cépages », mais sans, hélas, adosser leur démarche à une analyse scientifique sérieuse. « On dit le merwah propre au Liban, mais on n’en a en fait aucune certitude. On le dit proche du sémillon, mais c’est totalement empirique. » L’œnologue de Château Musar ne porte pas l’estocade aux seuls domaines vinicoles ; il reproche aussi au gouvernement, en premier lieu au ministère de l’Agriculture, de ne pas assumer ses responsabilités. « On ne peut pas vouloir utiliser le patrimoine sans réellement s’y intéresser. »
Le Liban possède en théorie un organisme chargé d’assurer ce rôle de préservation et de recherche : l’Institut de la vigne et du vin officiellement lancé en 2013. Mais il reste à ce jour une coquille vide. « S’il fonctionnait, cet institut deviendrait le référent de toute la profession. Or, certains craignent d’y perdre du pouvoir et préfèrent saborder la démarche », ajoute un vigneron, qui préfère rester anonyme.
Ksara a lancé un 100 % merwah
Château Ksara lance sur le marché un merwah en monocépage. Produit à 20 000 bouteilles, il entend faire découvrir un cépage oublié dont on sait très peu de choses. « Les vignes sont plantées dans une région où l’altitude oscille entre 1 150 et 1 300 mètres. Elles se situent sur des sols argilo-sableux, riches en fer, qui donnent au vin beaucoup de minéralité et de fruité », explique James Palgé, de Château Ksara. Vin blanc sec fruité, à la robe plutôt pâle, ses arômes sont minéraux, avec en bouche des saveurs exotiques qui évoquent le melon, assure James Palgé. Proche d’un muscadet, l’œnologue conseille de le déguster avec des fruits de mer. |